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Date : 20031119

Dossier : IMM-2958-02

Référence : 2003 CF 1362

Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                       HIKMET MYUMYUN HALIM

                                                                                                                                                     demandeur

- et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 82.1(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 et de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, modifiée, visant la décision, en date du 16 mai 2002, par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]                 Le demandeur demande à la Cour d'accueillir la demande de contrôle judiciaire, d'annuler la décision de la Commission et de renvoyer sa demande du statut de réfugié à la Commission pour que le même tribunal statue à nouveau sur l'affaire conformément aux directives que la Cour estimera approprié de lui donner.

Contexte

[3]                 Le demandeur est un Bulgare d'origine turque. Il est né en 1969 et a vécu au village de Dolna Koula, dans le Krumovgrad, où la majorité des habitants sont des musulmans d'origine turque. Il y a aussi quelques Roms et quelques Turcs musulmans. Krumovgrad est une région de la Bulgarie où est cultivé le tabac. Le seul débouché au village du demandeur est la culture du tabac. Ce travail, qui rapporte des profits importants à l'État, constitue un esclavage pour les Turcs de souche et les Roms.

[4]                 Le demandeur compte onze années de scolarité, au cours desquelles il a subi la discrimination et le harcèlement des professeurs et des élèves bulgares. En 1984-1985, le gouvernement bulgare a forcé tous les citoyens bulgares à porter un nom bulgare. Le demandeur a donc dû changer son nom turc pour un nom bulgare.

[5]                 Comme les Turcs de souche sont orientés vers les écoles de formation professionnelle, le demandeur a été envoyé dans une école à Kirdjali où il a reçu une formation en construction. En 1988-1989, il a fait son service militaire obligatoire à Sofia dans l'unité de construction.

[6]                 Quelques manifestations pour les droits des Turcs de souche ont eu lieu en Bulgarie, pendant que le demandeur faisait son service militaire. La Turquie a fermé sa frontière en août 1989.

[7]                 À la fin de son service militaire, en décembre 1989, le demandeur est retourné dans son village et a travaillé dans la culture du tabac. Il a travaillé comme aide-ouvrier dans une plantation de tabac de l'État de 1975 à 1988, et, de 1990 à 1997, comme planteur de tabac au village.

[8]                 En 1992, le demandeur a réussi a reprendre son nom de famille turc pour lui-même et sa famille.

[9]                 En 1994, le demandeur s'est rendu à Krumovgrad et il a trouvé du travail dans le domaine de la construction. Il n'a cependant pas été rémunéré parce qu'il était d'origine turque. Il a donc démissionné après quelques mois et est retourné dans son village cultiver le tabac.

[10]            En 1996, les planteurs de tabac ont été payés extrêmement tard et l'argent qu'on leur a versé pour l'année n'équivalait qu'à un seul mois de salaire. C'était tellement peu que le demandeur est allé à Sofia en juin 1997 pour travailler dans le domaine de la construction. Là, on payait les Turcs de souche deux mois, mais on ne leur versait rien le troisième mois. On les congédiait s'ils réclamaient leur paie. Avec d'autres travailleurs, le demandeur est allé au poste de police pour obtenir de l'aide, mais on leur a dit qu'on ne pouvait rien faire.

[11]            Le demandeur est retourné une fois de plus à son village pour cultiver le tabac.

[12]            Avant les élections locales de 1999, le demandeur a manifesté avec d'autres personnes contre une nouvelle politique qui supprimait des bulletins de vote les couleurs auparavant utilisées pour aider les personnes âgées et les électeurs analphabètes. Le jour de l'élection, il a aidé des personnes âgées à lire les bulletins de vote. Cette initiative lui a valu d'être détenu pendant une semaine et d'être accusé d' « influencer le libre vote » . On l'a aussi battu et on a menacé de l'emprisonner.

[13]            Les planteurs de tabac d'origine turque ont organisé de nombreuses manifestations pour dénoncer le fait qu'ils n'étaient pas payés ou l'étaient en retard. Le demandeur et sa famille ont beaucoup souffert de la faim. Il a participé à la manifestation de Krumovgrad en février 2000, mais elle n'a pas donné de résultat puisque l'État a gardé le tabac et n'a pas payé les producteurs.

[14]            En mars 2000, le demandeur a demandé et obtenu un passeport.

[15]            En octobre-novembre 2000, le demandeur a livré à Bulgartabac, la plus importante entreprise de tabac en Bulgarie, une récolte de tabac de grande qualité pour laquelle il n'a jamais reçu de paiement.

[16]            Le 5 décembre 2000, le demandeur ainsi que 50 autres personnes ont manifesté et exigé pacifiquement d'être payés pour leurs récoltes parce qu'ils avaient faim. La police a fait une descente et a arrêté entre 30 et 40 personnes, dont le demandeur. Il a été interrogé sur l'organisation et le but de la manifestation et a été battu avant d'être libéré, le 15 décembre 2000.

[17]            Le demandeur a quitté la Bulgarie le 23 janvier 2001. Après être passé par le Mexique et les États-Unis, il est entré au Canada le 14 février 2001 et a immédiatement revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention.

Motifs de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié)


[18]            Le 22 février 2002, une audience a eu lieu devant un seul membre du Tribunal. Dans ses motifs datés du 16 mai 2002, la Commission a statué que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu'elle a estimé que les expériences de celui-ci ne démontraient pas l'existence de discrimination équivalant à de la persécution et qu'il existait moins qu'une simple possibilité qu'il soit persécuté s'il devait retourner en Bulgarie.

[19]            La Commission a conclu que le demandeur était un témoin crédible et a cru les allégations à l'appui de sa revendication.

[20]            La Commission a reconnu qu'il existe une différenciation économique entre les citoyens bulgares et les Turcs de souche. Elle a examiné le témoignage et la preuve du demandeur ainsi que la preuve documentaire.

[21]            En ce qui concerne la culture du tabac, la Commission s'est grandement reportée au témoignage du demandeur où il explique la situation difficile des cultivateurs de tabac d'origine turque. Se fondant sur la preuve documentaire, la Commission a conclu que, jusqu'à la chute du régime communiste, les Turcs de souche vivaient bien dans la région. À partir de ce moment-là, leur qualité de vie s'est détériorée et le chômage et l'émigration de la région de Kirdjali vers la Turquie ont énormément augmenté.

[22]            La Commission a cru que les manifestations décrites par le demandeur ont eu lieu, que les producteurs n'ont pas été payés et que le demandeur a été arrêté et détenu en décembre 2000.

[23]            La Commission a ensuite statué sur la question de savoir si le demandeur était victime de discrimination ou de persécution. Pour ce faire, elle a examiné les paragraphes 51 à 55 et a cité les paragraphes 54 et 55 du Handbook on Procedures and Criteria for Determining Refugee Status du Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies, qui traitent de la distinction entre discrimination et persécution.

[24]            Citant la décision Radulescu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 589 (1re inst.), la Commission a conclu que « même si les mesures que le gouvernement bulgare a prises à l'égard des Turcs de souche et des planteurs de tabac (lesquels ne sont pas tous des Turcs de souche) peuvent être discriminatoires, elles n'ont pas empêché les Turcs de souche et les planteurs de tabac turcs de souche de gagner leur vie à un degré extrême ou systématique » .

[25]            Enfin, la commission a adopté les motifs de la décision dans le dossier CRDD TA0-01421 et al., maintenant publiée sous F.O.S. (Re), [2001] C.R.D.D. no 262 (QL), aux paragraphes 15, 23 et 24 :

Ils ont été contraints de travailler dans le tabac en raison de leur manque d'instruction et du manque d'opportunités, en partie cela ne fait aucun doute parce qu'ils sont Turcs, mais également parce que l'économie est en dépression, la région est gravement déprimée et il n'y a eu pratiquement aucun investissement dans le secteur pour toutes sortes de raisons.

[. . .]

Le tribunal ne conteste pas les problèmes très réels que vivent les Turcs de souche dans la nouvelle Bulgarie. Toutefois, il n'estime pas que ces problèmes dans le secteur du tabac signifient une persécution des Turcs de souche, mais plutôt la faillite d'une industrie que le gouvernement ne fera rien pour sauver, et encore faudrait-il qu'il en ait les moyens.


Le tribunal conteste l'argument du conseil voulant qu'il s'agisse d'un complot dirigé contre la population turque de souche en raison de son origine ethnique. Il estime plutôt que l'État bulgare n'offre aucune aide à ce secteur de l'économie, qu'il laisse peut-être se détériorer, ou, comme nous l'avons mentionné précédemment, laisse faire la privatisation. Rien n'indique toutefois au tribunal qu'il y ait persécution pour un des motifs visés par la Convention. Comme nous l'avons aussi souligné précédemment, les Turcs quittent pour des raisons économiques. Le tribunal souligne également la vision qu'a Hathaway du problème; il estime que les droits économiques occupent le troisième niveau des droits et ne constitue un motif de persécution que dans des circonstances bien particulières.

[26]            Vu les faits de l'espèce, la Commission n'a pas estimé que le demandeur avait été victime d'actes discriminatoires cumulatifs équivalant à de la persécution.

[27]            Questions

Le demandeur propose les questions suivantes :

1.          La Commission a-t-elle commis une erreur en n'examinant pas la totalité de la preuve qui lui avait été dûment présentée?

2.          La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur n'avait pas été victime de persécution?

3.          La Commission a-t-elle commis une erreur en ne reconnaissant pas qu'un des fondements de la revendication était les opinions politiques?

4.          La Commission a-t-elle commis une erreur en ne fournissant pas des motifs appropriés, adéquats et intelligibles?


Analyse et décision

[28]            Question 1

La Commission a-t-elle commis une erreur en n'examinant pas la totalité de la preuve qui lui avait été dûment présentée?

Selon son témoignage irréfuté dans la présente affaire, le demandeur a été détenu à deux reprises :

1.          Au cours des élections locales tenues en octobre 1999, le demandeur a essayé d'aider des électeurs âgés à lire les bulletins de vote. Il déclare que son initiative lui a valu d'être accusé à tort d' « influencer le vote libre » . Il a été détenu, battu et menacé d'être emprisonné. Il a été libéré une semaine plus tard.

2.          Le 5 décembre 2000, le demandeur et d'autres personnes ont pacifiquement manifesté pour obtenir le paiement de leurs récoltes de tabac. Le demandeur a été arrêté, puis libéré, le 15 décembre 2000. Il déclare avoir été battu pendant sa détention.

[29]            La Commission a demandé au demandeur, à l'audience, de fournir un récit plus détaillé de l'incident survenu le 5 décembre 2000. Il a expliqué au membre que, pendant son interrogatoire, on l'a frappé à l'estomac, au dos et qu'on lui a donné des coups de poing à la tête. Il n'a jamais été accusé d'une infraction.

[30]            Dans la partie de la décision appelée « Allégations » , la Commission mentionne l'incident du 5 décembre 2000, mais pas celui d'octobre 1999. Elle ne s'est pas penchée sur ces incidents dans la partie « Analyse » et ne les a pas non plus mentionnés.

[31]            S'il est vrai qu'elle n'avait pas besoin de mentionner tous les éléments de preuve dans sa décision, la Commission devait néanmoins examiner ceux qui étaient susceptibles d'avoir une incidence sur l'issue de l'affaire. Un tribunal « est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu'à preuve du contraire » (Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.)), mais j'estime qu'il y a, en l'espèce, preuve du « contraire » . La Commission n'a nulle part mentionné l'incident d'octobre 1999 et n'a mentionné l'incident de décembre 2000 que dans la partie « Allégations » de la décision. La Commission devait se pencher d'une façon ou d'une autre sur ces éléments de preuve. Je suis d'avis qu'elle a commis une erreur susceptible de contrôle en n'examinant pas ces deux incidents.

[32]            En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée pour que la Commission rende une nouvelle décision.

[33]            Vu ma conclusion sur la question 1, je n'ai pas besoin d'examiner les autres questions.

[34]            Aucune partie n'a désiré soulever une question grave de portée générale aux fins de la certification.

ORDONNANCE

[35]            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée pour que la Commission rende une nouvelle décision.

« John A. O'Keefe »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 19 novembre 2003

Traduction certifiée conforme

Sandra D. de Azevedo, LL.B.


                              COUR FÉDÉRALE DU CANADA

           AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                              IMM-2958-02

                                                         

INTITULÉ :                           HIKMET MYUMYUN HALIM     

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                   

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :              LE MERCREDI 28 MAI 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS ET

DE L'ORDONNANCE :                   LE MERCREDI 19 NOVEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Helen Turner

pour le demandeur

Robert Bafaro

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :     

Helen Turner

Avocate

80, rue Richmond, bureau 1505

Toronto (Ontario)

M5H 2A4        

pour le demandeur

Morris Rosenberg

                                                  Sous-procureur général du Canada

pour le défendeur


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