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                                                                                                                                 Date : 20060214

 

                                                                                                                             Dossier : T‑524‑05

 

                                                                                                                  Référence : 2006 CF 179

 

 

ENTRE :

 

                                                                    JON LOWE

 

                                                                                                                                          demandeur

 

                                                                             et

 

 

                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

 

                                                                                                                                      défenderesse

 

 

 

                                                  MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

 

LE JUGE PINARD

 

 

[1]        Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision du 16 février 2005 par laquelle le Comité de discipline a reconnu le demandeur coupable d’avoir endommagé de manière délibérée les biens d’une prison, une infraction visée à l’alinéa 40c) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la LSCMLC).

 

[2]        Jon Lowe (le demandeur) est actuellement incarcéré à l’Établissement de Kent, un pénitencier fédéral à sécurité maximale.

 

[3]        Le 20 décembre 2004, un incendie a pris naissance dans une cellule de l’unité d’isolement de l’Établissement de Mission et l’extincteur automatique dans cette cellule s’est déclenché.


[4]        L’incendie s’est produit à 25 ou 30 pieds de la cellule 85, celle du demandeur, soit la cellule la plus proche parmi celles de sa rangée.

 

[5]        L’extincteur automatique dans la cellule du demandeur s’est déclenché.

 

[6]        On a transféré le demandeur de l’Établissement de Mission, à sécurité moyenne, à l’Établissement de Kent, à sécurité maximale, et il y a été placé en isolement pendant un mois en raison de sa présumée implication dans cette affaire.

 

[7]        Le 6 janvier 2005, on a accusé le demandeur, en application de l’alinéa 40c) de la LSCMLC, d’avoir endommagé de manière délibérée la tête d’un extincteur automatique pour provoquer son déclenchement.

 

[8]        Le 16 février 2005, on a tenu une audience disciplinaire et le demandeur a été déclaré coupable de l’infraction portée contre lui, ce qui lui a valu une réprimande. Le président de l’extérieur (le président) a conclu que l’isolement du demandeur et son transfèrement à un établissement à sécurité maximale constituaient une peine suffisante.

 

                                                                   * * * * * * * *

 

[9]        Les dispositions pertinentes de la LSCMLC prévoient :


  40. Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

[. . .]

c) détruit ou endommage de manière délibérée ou irresponsable le bien d’autrui;


  40. An inmate commits a disciplinary offence who

 

[. . .]

c) wilfully or recklessly damages or destroys property that is not the inmate’s;

 


 

                                                                   * * * * * * * *


[10]      Dans sa décision, le Comité de discipline a reconnu le demandeur coupable d’avoir endommagé de manière délibérée les biens d’une prison, infraction visée à l’alinéa 40c) de la LSCMLC, puisque la preuve révélait :

-           que le demandeur avait seul accès à la tête de l’extincteur automatique,

-           que la tête de l’extincteur automatique avait été mise en marche,

-           que, selon le témoignage du demandeur, la chaleur n’était pas excessive dans sa cellule,

-           que, selon le témoignage par courriel de M. J. Ratzlaff, chef – travaux et ingénierie à l’Établissement de Mission, l’extincteur ne peut se déclencher que si [traduction] « la température est d’un certain niveau » ou si on en fait un usage abusif, et il n’y avait jamais eu, tout au long de son mandat, mise en marche d’une tête d’extincteur automatique en raison d’une défectuosité.

 

                                                                   * * * * * * * *

 

[11]      Le demandeur a soulevé deux questions à l’audience devant moi, l’une liée au fardeau de la preuve et l’autre au droit de contre‑interroger les témoins.

 

Fardeau de la preuve

[12]      Le demandeur soutient que le président a en fait renversé le fardeau de la preuve en le lui imposant, ce qui constitue une erreur de droit. Il cite à cet égard la déclaration suivante du président :

[traduction]

[...] Simplement déclarer que vous n’avez pas fait quelque chose ne constitue pas en soi, selon moi, une explication raisonnable [...]

 

     J’estime donc que M. Lowe a bel et bien mis en marche la tête de l’extincteur automatique et causé un déversement d’eau dans sa cellule [...]

 

 

 


[13]      Le demandeur soutient en outre que le président a appliqué erronément le critère du doute raisonnable en n’examinant pas si l’établissement avait ou non établi la culpabilité du demandeur.

 

[14]      Bien que la Cour doive faire preuve d’une grande retenue face aux décisions du président quant à la crédibilité et quant aux faits, il faut néanmoins qu’il y ait une preuve suffisante démontrant hors de tout doute raisonnable la culpabilité de l’accusé, celle‑ci devant être la seule inférence qu’on puisse tirer des faits prouvés (McLarty c. Canada, [1997] A.C.F. no 808 (1re inst.) (QL), Regina c. Levy (1991), 62 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.), et R. c. Cooper, [1978] 1 R.C.S. 860).

 

[15]      La preuve soumise au président, c’était (i) que le demandeur avait seul accès à la tête de l’extincteur automatique, (ii) que la tête de l’extincteur automatique avait été mise en marche, (iii) que, selon le témoignage du demandeur, la chaleur n’était pas excessive dans sa cellule et (iv) que, selon le témoignage par courriel du chef – travaux et ingénierie à l’Établissement de Mission, l’extincteur ne peut se déclencher que si [traduction] « la température est d’un certain niveau » ou si on en fait un usage abusif, et il n’y avait jamais eu, tout au long de son mandat, mise en marche d’une tête d’extincteur automatique en raison d’une défectuosité.

 

[16]      Le président devait être convaincu du fait que la culpabilité était la seule inférence raisonnable pouvant être tirée des faits. Or, je suis d’avis que le président ne pouvait être ainsi convaincu de manière raisonnable. Pour en venir à sa conclusion, le président a dû supposer que la défaillance de l’extincteur automatique n’était pas possible, et que la température dans la cellule du demandeur n’était pas d’un [traduction] « niveau » suffisant pour que se déclenche l’extincteur automatique. Le président pouvait ne pas croire l’explication donnée par le demandeur, mais il ne pouvait inférer la culpabilité sur le fondement de simples suppositions.

 


[17]      Dans McLarty c. Canada, précitée, une affaire où on avait déclaré un détenu coupable de possession illégale d’un couteau artisanal, la juge Tremblay‑Lamer avait cité le passage suivant de R. c. To (W.H.) (1992), 16 B.C.A.C. 223 (C.A. C.‑B.) :

[traduction]

[...] Il est légitime de déduire la connaissance de la simple possession physique dans des circonstances appropriées, mais cette déduction peut être réfutée si une explication qui soulève un doute raisonnable est fournie ou si, comme dans l’arrêt Hess, d’autres déductions compatibles avec l’innocence de l’accusé peuvent être dégagées de la totalité des circonstances prouvées.

 

 

 

[18]      Cette affaire est d’intérêt puisque, à mon avis, le demandeur a bel et bien soulevé des doutes raisonnables en l’espèce, même si la question de la connaissance inférée n’est pas ici pertinente. Le demandeur a fourni en l’espèce, en effet, deux explications possibles, soit que la température était d’un niveau pouvant faire se déclencher l’extincteur automatique, ou encore que celui‑ci était défectueux. Et les deux explications soulevaient un doute raisonnable quant à savoir si les faits permettaient uniquement de conclure que le demandeur avait effectivement endommagé les biens d’une prison.

 


[19]      Même si les « personnes qui tiennent l’audience peuvent admettre tout élément de preuve qu’elles considèrent valable et digne de foi » (Barnaby c. Canada, [1995] A.C.F. no 1541 (1re inst.) (QL), au paragraphe 9; se reporter également à Forrest c. Procureur général, 2002 CFPI 539, et à la Directive 580 du 19 janvier 2004 du commissaire, Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus, à la page 12), il y avait peu d’éléments de preuve contredisant l’une ou l’autre de ces possibilités raisonnables. On a bien démontré en preuve que la fumée ne fait pas partir l’extincteur automatique, que la température [traduction] « d’un certain niveau _ le fait se déclencher et qu’il n’y a jamais eu, tout au long du mandat de M. Ratzlaff, mise en marche d’une tête d’extincteur automatique en raison d’une défectuosité. Toutefois, aucun de ces éléments de preuve venait exclure la possibilité que la température ait été [traduction] « d’un certain niveau » dans la cellule du demandeur ou que l’extincteur automatique ait été défectueux.

 

[20]      L’une des choses que M. Ratzlaff a déclarées dans son courriel, c’était [traduction] « qu’il [l’extincteur automatique] n’était pas parti accidentellement ». Le président ne disposait toutefois d’aucun renseignement sur ce qui fondait cette opinion de M. Ratzlaff.

 

[21]      M. Ratzlaff n’a pas fait état dans sa déclaration de la possibilité que la température ait été [traduction] « d’un certain niveau » dans la cellule du demandeur, cela pouvant se concilier avec la déclaration portant que l’extincteur automatique [traduction] « n’était pas parti accidentellement ». Le demandeur a bien déclaré dans son témoignage qu’il n’avait pas estimé la chaleur être excessive dans sa cellule; toutefois, aucun élément de preuve n’a été présenté quant au fait qu’une « chaleur excessive » était requise pour faire se déclencher l’extincteur automatique.

 

[22]      Le seul élément de preuve tendant à donner exclusivement ouverture à une conclusion d’altération de l’extincteur automatique est le suivant :

[traduction]

Le président Christien :          Si on revenait à votre témoignage antérieur, agent Devine. Vous avez dit que le dommage causé était manifeste. Pouvez‑vous me décrire plus clairement ce que le dommage avait de manifeste?

 

L’agent Devine :      Bien, d’après ce que le chef – je suis allé – bon, le chef des travaux est allé dans la cellule, pour y faire quelque chose. J’y suis allé, et il montrait en quelque sorte des choses comme – et oui, je ne sais pas de quoi a l’air une tête d’extincteur automatique endommagée. Je ne sais pas de quoi a l’air une véritable tête d’extincteur automatique. Il me montrait simplement ce qui ne devait pas être là, le type de chose et ce que [...]

 

Le président Christien :          Bien. Vous souvenez‑vous de quoi ça avait l’air? Y avait‑il des morceaux de métal pliés et brisés?

 

L’agent Devine :      [Réponse inaudible]

 


Le président Christien :          Donc, ça lui semblait assez évident à lui, mais pas nécessairement à vous?

 

L’agent Devine :      C’est exact.

 

 

 

[23]      Encore une fois, l’agent Devine n’a pu en dire davantage sur l’opinion de M. Ratzlaff selon laquelle il y avait eu altération de l’extincteur automatique et, par conséquent, nous ne savons pas sur quoi cette opinion pouvait bien se fonder.

 

[24]      Il est vrai que le président peut admettre tout élément de preuve qu’il considère valable et digne de foi. Il semble toutefois difficile de concevoir qu’on puisse accorder beaucoup de poids à cet élément de preuve particulier.

 

Droit de contre‑interroger les témoins

[25]      Le demandeur soutient que, lorsqu’est tenue une audience, le droit d’appeler et de contre‑interroger des témoins est bien souvent un élément de la procédure que garantit l’obligation d’agir équitablement.

 

[26]      Le demandeur soutient qu’en ne lui donnant pas la possibilité de contre‑interroger le témoin expert sur sa déposition qu’on avait admise, on l’avait empêché d’opposer une défense pleine et entière aux accusations portées contre lui, en contravention des principes de justice naturelle et de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

 


[27]      Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, toutefois, la Cour doit uniquement établir s’il y a eu ou non un manquement à l’équité procédurale de « caractère assez grave pour entraîner la perte de juridiction » (Hendrickson c. Kent Institution (1990), 32 F.T.R. 296). Il est bien établi en droit que le président n’était pas tenu de suivre quelque procédure particulière que ce soit généralement applicable aux cours de justice, aux instances quasi judiciaires ou aux procédures contradictoires (se reporter à Hendrickson et Forrest, précitées). Les audiences disciplinaires sont plutôt de nature inquisitoire.

 

[28]      Bien que la Cour suprême ait statué dans Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, que l’obligation d’équité procédurale s’applique aux procédures disciplinaires dans un pénitencier, la portée précise du concept d’« équité » doit être appréciée en fonction du contexte carcéral (Gaudet c. Laval Marchand, [1994] A.Q. no 375 (C.A.) (QL)).

 

[29]      Selon la défenderesse, les tribunaux ont statué que donner à un demandeur la possibilité de contre‑interroger des témoins, ou même l’administration pénitentiaire, [traduction] « bien au‑delà des considérations d’équité procédurale, constituerait une ingérence déraisonnable eu égard à l’administration et à la sécurité de la prison » (Gaudet, précité, paragraphe 39).

 

[30]      Toutefois, l’arrêt Gaudet concerne le droit, en matière d’équité procédurale, d’un détenu de procéder à un contre‑interrogatoire dans une affaire mettant en cause des informateurs. Cet arrêt n’est donc pertinent que pour illustrer le fait que la portée du concept d’équité procédurale varie en fonction de la question qui est en jeu.

 

[31]      Il est vrai en l’espèce que le demandeur a pu assister à une audience, qu’on lui a alors remis copie du témoignage par courriel de M. Ratzlaff et qu’il était représenté par un avocat, lequel a procédé à des interrogatoires et à des contre‑interrogatoires et a présenté des observations pour le compte de son client.

 


[32]      Toutefois, étant donné qu’il n’y avait pas de renseignements confidentiels ni d’informateurs en l’espèce, qu’il y avait bien peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur avait pu endommager l’extincteur automatique, que cette preuve était apparemment plutôt ténue, que le demandeur avait présenté deux autres explications raisonnables et qu’on n’avait tenté d’écarter ces explications qu’au moyen de deux très vagues déclarations (l’une sous forme de courriel et l’autre, émanant de l’agent Devine, consistant en des renseignements obtenus par ouï‑dire), je suis d’avis que l’obligation d’équité procédurale nécessitait, en l’espèce, de donner au demandeur la possibilité de contre‑interroger M. Ratzlaff.

 

[33]      N’ayant pas eu la possibilité de contre‑interroger le témoin expert, le demandeur en a subi un préjudice pour les raisons qui suivent.

-           Le demandeur n’a pu déterminer la durée du mandat du témoin expert à l’Établissement de Mission. Il n’a donc pu contester la valeur des déclarations fondées sur l’expérience du témoin expert et sa bonne connaissance du système d’extincteurs automatiques de l’établissement.

-           Le demandeur n’a pu demander au témoin expert si sa connaissance des têtes d’extincteurs automatiques reposait uniquement sur son expérience ou encore sur une compréhension technique du système d’extincteurs automatiques.

-           Le demandeur n’a pu demander à l’expert quel degré de chaleur était requis pour faire se déclencher les têtes d’extincteurs automatiques. Faute d’établir ce degré, la réponse du demandeur était insuffisante pour démontrer que la chaleur n’avait pu causer le déclenchement.

-           Le demandeur n’a pu vérifier pourquoi l’expert estimait que le déclenchement du système ne pouvait être imputable à un dysfonctionnement mécanique.

 


[34]      Vu que très peu d’éléments étayaient la conclusion selon laquelle le demandeur avait endommagé de manière délibérée des biens de la prison, et qu’on n’a pas donné au demandeur la possibilité de vérifier le bien‑fondé de ces éléments de preuve, je suis d’avis qu’on a manqué envers le demandeur à l’obligation d’équité procédurale et que ce manquement est d’une nature suffisamment grave pour entraîner la perte de compétence.

 

[35]      Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision contestée est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué du Comité de discipline de l’Établissement de Kent.

 

 

 

 

                                                                                                                                   _ Yvon Pinard _                        

                                                                                                                                                     Juge                               

 

Ottawa (Ontario)

Le 14 février 2006

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                                             COUR FÉDÉRALE

 

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑524‑05

 

 

INTITULÉ :                                                   JON LOWE

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 18 JANVIER 2006

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE PINARD

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 14 FÉVRIER 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mark Redgwell                                                 POUR LE DEMANDEUR

 

Edward Burnet                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Donna Turko and Company                                          POUR LE DEMANDEUR

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LA DÉFENDERESSE

Sous‑procureur général du Canada

 

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