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Date : 20060421

Dossier : T‑1534‑05

Référence : 2006 CF 510

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

 

ENTRE :

THOMAS CAMPBELL, CLAUDE COLEMAN,

JOHN « JACKIE » de VRIES, TOBY FUDGE,

GRAHAM MACCUSPIC, MALCOLM MACDONALD,

MURDOCK MACMULLIN, CONRAD MILLS et

ROGER STODDARD

 

demandeurs

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre des Pêches et des Océans (le ministre) a refusé les demandes de neuf demandeurs qui voulaient avoir accès à la pêche du crabe des neiges dans l’est de la Nouvelle‑Écosse en 2005 (la pêche).

 

 

LES FAITS

 

[2]               Les demandeurs (sauf M. MacCuspic) ont bénéficié pendant quelques années, après s’être antérieurement départis de diverses façons de leurs permis permanents, d’un accès temporaire à la pêche du fait de leur appartenance à des groupes de l’industrie de la pêche.

 

[3]               Pendant ce temps, les demandeurs (sauf M. MacCuspic) bénéficiaient de cet accès dans le cadre d’une politique en vigueur du ministère des Pêches et des Océans (le MPO), laquelle accordait un nombre restreint de permis temporaires aux personnes qui satisfaisaient au critère selon lequel ils étaient des pêcheurs « DU NOYAU » des secteurs adjacents dont les ports d’attache étaient situés, le 1er janvier 1996, dans les limites du secteur 23. Afin de bénéficier de la politique, les pêcheurs étaient tenus de communiquer avec l’un des groupes de l’industrie responsables de l’organisation du programme, lequel confirmait ensuite auprès du MPO que les pêcheurs satisfaisaient au critère. Les pêcheurs recevaient alors une partie du produit de la vente du crabe pris grâce au quota de ce groupe. Le nombre de pêcheurs détenant des permis au sein d’un groupe donné n’avait pas d’effet sur l’allocation globale du quota pour le crabe (ou de la biomasse) au groupe particulier.

 

[4]               En 2004, le ministre a constitué une formation indépendante (la formation) chargée de formuler des recommandations au sujet des plans futurs de gestion de la pêche.

 

[5]               Au mois de février 2005, la formation a remis au ministre son rapport, qui contenait neuf recommandations.

 

[6]               Le 15 mai 2005, le ministre a approuvé toutes les recommandations de la formation sauf une (cette recommandation n’étant pas ici pertinente), y compris la recommandation no 8, qui se rapporte aux [traduction] « Critères d’admissibilité », rédigée comme suit :

[traduction] Aucun autre nouvel arrivé ne devrait pouvoir participer à la pêche du crabe des neiges et aux ZPC 20 à 24. L’admissibilité au statut de détenteur d’un quota devrait être fondée sur un seul critère, à savoir les personnes qui détenaient un permis temporaire en 2004.

 

[...]

 

Il peut être nécessaire de clarifier cette recommandation dans certains cas précis :

 

[...]

 

Les personnes qui ont déjà détenu un permis permanent de pêche du crabe et qui l’ont vendu ne devraient pas pouvoir reprendre leurs activités de pêche du crabe sauf au moyen du transfert valide (l’achat) d’une licence ou d’un permis existant. Certains détenteurs de permis permanents ont tiré parti de critères antérieurs d’accès en profitant de la valeur du permis permanent au moyen de sa vente et en réalisant ensuite un revenu additionnel au moyen de l’utilisation de leur statut de membre du noyau pour obtenir un permis temporaire. Cette pratique n’aurait pas dû être autorisée, et il faudrait prendre des mesures afin de resserrer les critères en vue d’exclure du droit à un permis toute personne qui a déjà détenu un permis permanent. Tout nouveau critère applicable aux permis qui est établi par le MPO en réponse à la recommandation no 8 devrait être formulé en ce sens.

 

[7]               Chacun des demandeurs a interjeté appel, devant l’OAPPA, du refus du ministre d’accorder l’accès temporaire à la pêche en 2005. Le rôle de l’OAPPA, qui entend les appels conformément à la Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada, 1996, est de présenter au ministre des recommandations sur les appels en matière de délivrance de permis en déterminant (i) si le requérant a été traité équitablement conformément aux politiques, méthodes et procédures du MPO et (ii) si des circonstances atténuantes justifient une dérogation aux politiques, méthodes et procédures établies.

 

[8]               Dans les derniers paragraphes des rapports soumis dans le cadre du règlement des appels interjetés par les demandeurs, l’OAPPA a recommandé ce qui suit :

 

[9]               En présentant ses recommandations au ministre sur les appels interjetés par Malcolm MacDonald, Tom Campbell et John « Jackie » deVries (trois des demandeurs), l’OAPPA en a recommandé le rejet. Il a en outre recommandé ce qui suit :

[traduction] L’Office n’a constaté aucune circonstance atténuante justifiant l’approbation de la demande et il croit que le requérant a été traité équitablement conformément à la politique du MPO. L’Office croit que, même si le permis permanent a été transféré à un membre de la famille et même s’il reconnaît que l’argent n’a peut‑être pas changé de mains, il en est résulté un accès général à la pêche plus étendu. L’Office estime en outre que le requérant n’aurait pas dû se voir accorder l’accès temporaire par le passé, et la formation indépendante indique la chose dans la recommandation no 8.

 

[10]           En présentant ses recommandations au ministre sur les appels interjetés par Murdock MacMullin, Roger Stoddard, Toby Fudge, Claude Coleman et Conrad Mills (cinq des demandeurs), l’OAPPA en a recommandé le rejet. Il a en outre recommandé ce qui suit :

[traduction] L’Office n’a constaté aucune circonstance atténuante justifiant l’approbation de la demande et il croit que le requérant a été traité équitablement conformément à la politique du MPO. L’Office estime en outre que le requérant n’aurait pas dû se voir accorder un accès temporaire par le passé, et la formation indépendante indique la chose dans la recommandation no 8.

 

[11]           En présentant sa recommandation au ministre sur l’appel interjeté par Graham MacCuspic, le dernier demandeur, l’OAPPA a dit ce qui suit :

[traduction] Nous recommandons le rejet de l’appel interjeté par Graham MacCuspic. L’Office n’a constaté aucune circonstance atténuante justifiant l’approbation de la demande et il croit que le requérant a été traité équitablement conformément à la politique du MPO. Les critères applicables à l’accès temporaire en 2004 étaient limités aux entreprises du noyau ayant obtenu un accès temporaire en 2003. M. MacCuspic détenait un permis permanent de pêche du crabe des neiges en 2003 et il ne pouvait donc être admissible pour 2004 et, par la suite, pour 2005.

 

[12]           Le 10 août 2005, le ministre a approuvé les recommandations que l’OAPPA avait formulées dans les rapports. La présente demande vise cette décision.

 

ANALYSE

 

1. Le caractère théorique

 

[13]           La doctrine relative au caractère théorique étaye l’idée voulant qu’un tribunal refusera d’entendre une affaire qui ne permet pas de résoudre un litige actuel modifiant les droits des parties. Toutefois, il peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre une affaire s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire : Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.

 

[14]           Dans une décision récente, Area Twenty Three Snow Crab Fisher’s Association c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1190, [2005] A.C.F. no 1454 (C.F.) (QL), paragraphes 26 à 35, mon collègue le juge Richard Mosley examinait une question presque identique. L’affaire dont le juge était saisi se rapportait à la saison de pêche 2004‑2005, et le juge était donc convaincu qu’il n’existait pas de litige actuel modifiant les droits des demandeurs. Il s’est ensuite demandé si la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner les questions en litige. 

 

[15]           Le juge a tiré une conclusion à double volet selon chaque question distincte. Quant à la première question, il a conclu que la Cour ne devait pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner l’imposition, dans un permis, de conditions restreignant l’accès à la bordure de la déclivité étant donné que, puisque aucun élément de preuve n’indiquait que le même relevé au casier continuerait au cours des saisons ultérieures, toute controverse future à cet égard était purement hypothétique. Quant à la seconde question, le juge a conclu qu’il était possible de soutenir que la formule de partage de la réduction des quotas s’appliquerait au cours des prochaines années et que l’argument des demandeurs suivant lequel il existait entre les parties un débat contradictoire n’était pas dépourvu de fondement. Il a également retenu l’argument des demandeurs suivant lequel, en raison des exigences du processus de contrôle judiciaire, il était pratiquement impossible d’instruire une demande portant sur les quotas de pêche du crabe pour une année quelconque avant que la question ne devienne théorique.

 

[16]           Pour des raisons similaires, j’ai également conclu que la demande dont je suis saisie n’a plus qu’un intérêt théorique puisqu’il n’existe à coup sûr aucun litige actuel modifiant les droits des demandeurs à l’égard de la pêche en 2005. Néanmoins, comme mon collègue le juge Mosley, je crois que l’intérêt public exige que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire pour établir si la décision de refuser l’accès aux demandeurs était erronée. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que, à moins qu’une nouvelle politique ne soit mise en oeuvre, la décision du ministre ne changera probablement pas au cours des années futures et qu’elle influera donc sur l’accès futur des demandeurs à la pêche. En outre, étant donné la nature du processus de contrôle judiciaire, il serait en pratique impossible d’instruire une demande concernant l’accès à la pêche pour une année donnée avant que la question ne devienne théorique et, par conséquent, la question échapperait toujours à un examen de la Cour : Borowski, précité, paragraphe 36.

 

[17]           Par conséquent, même si j’ai conclu que la demande n’avait plus qu’un intérêt théorique, je crois qu’il faut néanmoins se demander si la décision du ministre était erronée.

 

2. Nature de la décision contestée

 

[18]           Au départ, il importe de souligner que les politiques ministérielles, notamment les politiques en matière de quotas de pêche, ne sont pas obligatoires. Elles n’ont pas force de loi. Même si le ministre dérogeait à la politique adoptée, une telle dérogation ne justifierait donc pas en soi un contrôle judiciaire. Dans la décision Skycharter Ltd. c. Canada (Ministre des Transports), [1997] A.C.F. no 128 (1re inst.), paragraphes 11 et 12, le juge Wetston a statué que les énoncés politiques et les directives d’orientation ne lient pas une autorité (à savoir le ministre) et qu’elles ne peuvent être opposées à la Couronne par les membres du public. Par conséquent, il a conclu que les erreurs alléguées par les requérantes n’avaient trait qu’à l’omission de se conformer à des directives d’orientation qui ne lient pas le ministre et que les requérantes ne pouvaient lui opposer, et il a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

 

[19]           En vertu du paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14, le ministre peut, à discrétion, octroyer des permis de pêche, à certaines exceptions près, fort strictes. Je souscris à l’interprétation donnée par le juge Mosley dans la décision Area Twenty Three, précitée, à savoir que le fait que la version anglaise de la disposition parle d’un pouvoir discrétionnaire absolu (absolute) montre que le législateur voulait que la Cour fasse preuve d’une grande retenue envers le ministre. Le ministre a l’expertise nécessaire lorsqu’il s’agit de délivrer des permis de pêche et il est chargé de la gestion des pêches et de la conservation des ressources halieutiques : Area Twenty Three, précité, paragraphes 19 et 20.

 

[20]           Dans l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, le juge Major, au nom de la Cour, a réitéré le principe selon lequel un permis de pêche ne comporte aucun droit acquis outre les droits accordés pour la période pour laquelle il est délivré. Se fondant sur la décision rendue par le juge Strayer dans l’affaire Joliffe c. La Reine, [1986] 1 C.F. 511 (1re inst.), la Cour a réaffirmé qu’à l’expiration du permis, le ministre peut à sa discrétion absolue en délivrer un nouveau. « Les permis sont un outil dans l’arsenal de pouvoirs que la Loi sur les pêches confère au Ministre pour gérer les pêches » : Comeau’s Sea Foods, précité, paragraphes 33 et 37.

 

[21]           Comme l’a répété le juge Mosley dans la décision Area Twenty Three, précitée, l’exercice par le ministre de son « pouvoir discrétionnaire absolu » est restreint seulement par l’exigence de justice naturelle : Comeau’s Sea Foods, précité, paragraphe 36. De telles décisions ne sont donc pas susceptibles de révision sauf si les demandeurs établissent que le ministre a fait preuve de mauvaise foi, les a privés de l’équité procédurale ou s’est fondé principalement sur des facteurs étrangers ou non pertinents pour prendre sa décision : Area Twenty Three, précité, paragraphe 25; Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, page 4.

 

[22]           Il importe de souligner que les principes de justice naturelle ne s’appliquent pas à la détermination de la politique elle‑même. La Cour n’a pas pour fonction de se pencher sur la politique réelle adoptée par le ministre, mais plutôt d’examiner les décisions individuelles concernant l’octroi de permis. Autrement, le tribunal interviendrait dans ce qui est essentiellement une question législative ou politique et, par conséquent, la réparation disponible serait politique et non juridique : Association canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247 (C.A.F.), paragraphe 10.

 

3. La justice naturelle

 

[23]           Dans la décision Area Twenty Three, précitée, le juge Mosley, aux paragraphes 17 à 25, a procédé à une analyse détaillée en vue de décider de la norme de contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre à l’article 7 de la Loi sur les pêches; il a conclu que la norme à appliquer était celle de la décision manifestement déraisonnable. Pour les motifs énoncés ci‑après, je suis d’avis que l’approche pragmatique et fonctionnelle ne s’applique pas aux questions de justice naturelle.

 

[24]           Dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, le ministre avait effectué des désignations discrétionnaires en vertu de la Loi de 1995 sur les relations de travail de l’Ontario, L.O. 1995, ch. 1. Les syndicats s’étaient opposés aux désignations mêmes et avaient en outre allégué que les actes du ministre violaient l’équité procédurale et constituaient un déni de justice naturelle.

 

[25]           En rejetant l’appel, le juge Binnie, au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, a fait une distinction entre les questions de fond et les questions de procédure dont la Cour était saisie. Il a dit que les désignations discrétionnaires en tant que telles sont assujetties à l’analyse pragmatique et fonctionnelle, mais qu’il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de trancher toute question concernant les actes ou les omissions qui touchent l’équité procédurale et les principes de justice naturelle (paragraphe 100). « L’équité procédurale concerne la manière dont le ministre est parvenu à sa décision, tandis que la norme de contrôle s’applique au résultat de ses délibérations » (paragraphe 102).

 

[26]           En l’espèce, ce n’est pas la décision finale du ministre ou « le résultat de ses délibérations » qui est contesté (quoique les demandeurs ne souscrivent clairement pas à cet avis), mais plutôt la « manière » dont le ministre est parvenu à sa décision. En outre, les deux parties reconnaissent, compte tenu de l’arrêt Comeau’s Sea Foods, précité, que le pouvoir discrétionnaire du ministre, lorsqu’il délivre des permis de pêche, doit uniquement être restreint par l’exigence de justice naturelle. Comme l’a statué la Cour dans l’arrêt S.C.F.P., précité, il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de trancher toute question concernant le contenu de la justice naturelle. Les questions dont je suis saisie ici ne soulèvent pas de questions de fond et, par conséquent, aucune norme de contrôle ne s’applique.

 

4. Présumées violations de la justice naturelle

 

[27]           La présente demande vise à permettre de décider si le ministre, en approuvant les rapports et les recommandations de l’OAPPA, a violé les principes de justice naturelle. Les rapports et les recommandations de l’OAPPA sont donc inexorablement liés à la décision du ministre, de sorte que leur contenu fera l’objet d’un examen par la présente Cour : Jada Fishing Co. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 103, [2002] A.C.F. no 436 (C.A.F.) (QL), paragraphes 12 et 13; Decker c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1464, [2004] A.C.F. no 1762 (C.F.) (1re inst.), paragraphes 56 à 61.

 

[28]           Les demandeurs affirment que l’OAPPA a omis de tenir compte de « circonstances atténuantes », qu’il a omis d’examiner la présumée dérogation par le MPO aux recommandations de la formation, qu’il a tenu compte de considérations non pertinentes et, enfin, que la décision favorise les intérêts privés de certains pêcheurs au détriment d’autres pêcheurs.

 

[29]           Avant d’examiner chacune de ces allégations, je traiterai d’abord du cas du demandeur MacCuspic, puisque ce cas est différent. M. MacCuspic détenait un permis permanent de pêche du crabe des neiges qu’il a transféré le 30 avril 2004. L’OAPPA a conclu que, selon la politique, l’admissibilité à l’accès temporaire, en 2004, était limitée aux pêcheurs dont l’accès temporaire avait été approuvé en 2003. Or, M. MacCuspic n’était pas visé étant donné qu’en 2003, il détenait un permis permanent.

 

[30]           Les demandeurs affirment que M. MacCuspic aurait été admissible à l’accès selon les critères énoncés dans la politique du MPO en vigueur au moment où il a présenté sa demande (à savoir un membre DU NOYAU dont le port d’attache, au 1er janvier 1996, était situé dans la zone 23 et qui ne détenait pas de permis permanent au moment où la demande a été présentée), mais que le MPO n’avait pas traité cette demande avant l’entrée en vigueur d’une nouvelle politique le 20 mai 2004. Selon cette nouvelle politique (et non selon la politique en vigueur au moment où M. MacCuspic avait présenté sa demande), M. MacCuspic n’était plus admissible puisqu’il n’avait pas accès à la pêche en 2003, selon un nouveau critère adopté dans la nouvelle politique. Par conséquent, sa demande d’accès temporaire à la pêche en 2004 aurait dû être traitée selon l’ancienne politique plutôt que selon la politique entrée en vigueur le 20 mai 2004.

 

[31]           Je ne souscris pas à l’exposé des faits des demandeurs. Comme Michael Eagles le signale aux paragraphes 16 et 17 de son affidavit, M. MacCuspic n’était pas admissible à l’accès temporaire, en 2003, puisqu’il détenait alors un permis permanent de pêche du crabe des neiges. En 2004, il a renoncé à son permis permanent de pêche du crabe des neiges, qui lui permettait de demander l’accès temporaire à la pêche en 2004. À ce moment‑là, il n’y avait pas de critères approuvés pour l’accès temporaire à la pêche en 2004. Les critères d’admissibilité pour la saison 2004 ont été publiés plus tard, le 20 mai 2004, et ils exigeaient qu’une entreprise DU NOYAU admissible en 2004 ait obtenu une approbation aux fins de l’accès temporaire en 2003. C’est ce critère qui a été appliqué à la demande de M. MacCuspic. Telle est la preuve versée au dossier. Le cas du demandeur MacCuspic est différent de ceux des autres demandeurs parce que M. MacCuspic n’a jamais été admissible et qu’il n’avait jamais auparavant obtenu un accès temporaire à la pêche. M. MacCuspic n’allègue aucunement la mauvaise foi du ministre. Je ne puis comprendre comment ce refus d’accorder un accès temporaire constitue un manquement à la justice naturelle.

 

[32]           J’examinerai maintenant les allégations des autres demandeurs concernant un manquement à la justice naturelle de la part de l’OAPPA.

 

(i)                 L’OAPPA a‑t‑il omis de tenir compte de « circonstances atténuantes »?

 

[33]           Les demandeurs affirment que l’une des « circonstances atténuantes » invoquées devant l’OAPPA était que la nouvelle politique adoptée par le MPO était incompatible avec la recommandation de la formation, ce qui a été reconnu par le ministre, à savoir que le seul critère applicable devrait être que les pêcheurs qui avaient accès à la pêche en 2004 continuent à y avoir accès. Ils affirment en outre que, compte tenu de la décision Decker, précitée, l’OAPPA était tenu de prendre cette circonstance en considération et que l’omission d’analyser ce point constitue un déni de justice naturelle. Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs.

 

[34]           Le principal facteur distinctif entre la décision Decker, précitée, et l’espèce est que, dans Decker, l’OAPPA disposait de certains éléments de preuve qui auraient pu constituer des « circonstances atténuantes » dont il n’a pas fait mention. En l’espèce, l’OAPPA a de fait tenu compte de la recommandation no 8, mais il a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une « circonstance atténuante ». Il ressort de chacun des neuf rapports de l’OAPPA concernant les demandeurs que l’OAPPA a expressément fait mention de la recommandation no 8, qui traitait des nouveaux critères d’accès. Les demandeurs n’indiquent pas d’autres éléments de preuve dont disposait l’OAPPA qui auraient dû être pris en considération.

 

[35]           Les demandeurs soutiennent en outre que, dans le cas des autres pêcheurs, aucune analyse des facteurs qui satisferaient à la notion de « circonstances atténuantes » n’a été effectuée et que l’OAPPA aurait dû indiquer les facteurs qu’il fallait considérer comme pertinents en vue d’établir les « circonstances atténuantes ».

[36]           Il est difficile de savoir ce que le demandeur avait à l’esprit en ce qui concerne le critère à appliquer pour déterminer s’il existe des circonstances atténuantes. La Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada prévoit clairement que l’une des tâches de l’OAPPA est de déterminer si des circonstances atténuantes justifient une dérogation aux politiques, méthodes ou procédures établies. À mon avis, ce type d’analyse doit être effectué sur une base individuelle, à la lumière de la preuve dont dispose l’OAPPA.

 

(ii)               L’OAPPA a‑t‑il omis d’examiner la présumée dérogation par le MPO aux recommandations de la formation?

 

[37]           Les demandeurs font valoir que la politique du MPO, à l’origine du refus d’accès, déroge aux recommandations de la formation, que le ministre a finalement adoptées, et que l’OAPPA a commis un déni de justice naturelle en omettant d’examiner la question de la dérogation dans sa décision. Chacun des demandeurs (à l’exception de M. MacCuspic, qui avait interjeté appel dans le cadre du système) satisfaisait aux critères énoncés dans la recommandation no 8 : en 2004, ils avaient un accès temporaire à la pêche.

 

[38]           Par ailleurs, le défendeur fait valoir que les demandeurs ont décidé d’invoquer leur argument sur la base d’une partie seulement de la recommandation no 8, à savoir le premier paragraphe, et que cet effort sélectif ne mène à rien, car il ne tient pas compte des clarifications pertinentes et précises données par la formation dans le texte qui suit le début de la recommandation no 8. En effectuant cette clarification, la formation reconnaît qu’initialement, le programme de partage de l’accès visait à assurer un accès temporaire aux chefs des entreprises DU NOYAU au 1er janvier 1999, mais la formation explique ensuite que le programme n’a jamais visé à faciliter ce que les demandeurs ont fait, à savoir se départir de leur permis permanent de pêche du crabe pour bénéficier ensuite de la pêche au moyen d’un accès temporaire.

 

[39]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la prétention des demandeurs selon laquelle l’OAPPA n’a pas examiné la politique relative à l’admissibilité à l’accès temporaire à la pêche, notamment la présumée dérogation à la politique adoptée, est dénuée de fondement. Il ressort clairement des rapports de l’OAPPA que celui‑ci était au courant de la préoccupation exprimée par les demandeurs au sujet de la recommandation no 8 et qu’il la comprenait. Je note également que le MPO a pris la position contraire. L’OAPPA a clairement noté les arguments des deux parties et a en fin de compte souscrit à la position du MPO. Je ne puis constater aucune erreur à ce sujet.

 

(iii)             L’OAPPA a‑t‑il tenu compte d’une considération non pertinente?

 

[40]           La décision du ministre n’est pas susceptible de révision lorsqu’il est tenu compte d’un facteur mineur non pertinent. Il faut plutôt démontrer que la décision du ministre repose principalement sur des facteurs qui ne sont pas pertinents : Area Twenty Three, précité, paragraphe 40.

 

[41]           Selon les demandeurs, le MPO décide chaque année de la quantité totale de biomasse à pêcher. Cette biomasse est ensuite répartie entre différents groupes intéressés. L’octroi de l’accès à certaines personnes comme les demandeurs n’a pas créé de pressions additionnelles sur la pêche, mais inclurait simplement les demandeurs dans la répartition de la biomasse attribuée aux pêcheurs de la même catégorie. En d’autres termes, cela répartirait ou diviserait la biomasse entre les membres d’un groupe plus étendu. Les demandeurs affirment donc qu’en concluant que l’octroi aux demandeurs de l’accès temporaire créait des pressions additionnelles sur la pêche, l’OAPPA a tenu compte d’une considération non pertinente.

 

[42]           Le défendeur affirme que les demandeurs ont droit à leurs opinions, mais qu’ils n’ont pas le droit de dicter au ministre quels pêcheurs, ou combien de pêcheurs, devraient avoir le droit de participer à une pêche. Je souscris entièrement à la position du défendeur.

 

[43]           La question de savoir si l’octroi aux demandeurs de l’accès temporaire aurait pour effet d’accroître les pressions exercées sur la pêche est de fait un facteur pertinent dont le ministre doit tenir compte, et il n’appartient pas à la Cour d’examiner des décisions que seul le ministre peut prendre.

 

(iv)             La décision du ministre favorise-t‑elle les intérêts privés de certains pêcheurs au détriment d’autres pêcheurs?

 

[44]           Les demandeurs fondent encore une fois leurs arguments sur le fait que, selon eux, le personnel du MPO a dérogé aux recommandations adoptées par le ministre. À cet égard, ils s’appuient sur la décision Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1997] 1 C.F. 874 (1re inst.), par [1998] 2 C.F. 548 (C.A.). Malheureusement, cette décision a été annulée en appel pour les motifs mêmes que les demandeurs cherchent à invoquer. Le juge Décary, au nom de la Cour d’appel fédérale, a statué que les tribunaux saisis de la question de l’exercice par le ministre d’un pouvoir discrétionnaire relativement à l’élaboration et à la mise en oeuvre d’une politique en matière de quotas de pêche doivent reconnaître l’intention du législateur et n’intervenir que lorsque le ministre prend des mesures qui outrepassent les buts de la Loi sur les pêches. Les quotas comportent peut‑être une part d’arbitraire ou d’injustice, mais l’imposition d’un tel quota ne constitue pas une mesure susceptible de révision. Il n’appartient pas aux tribunaux de se demander si une politique en matière de quotas est bonne ou mauvaise : Carpenter, CAF, précité, paragraphes 28, 37, 39 et 41. En outre, j’emprunte les mots employés par le juge Nadon dans la décision L’Association des senneurs du Golf Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1999] A.C.F. no 1449, à savoir que, selon l’économie de la Loi sur les pêches, rien n’empêche « le ministre de favoriser un groupe de pêcheurs au détriment d’un autre » (paragraphe 25).

 

Conclusion

 

[45]           Pour conclure, il convient de répéter qu’il n’existe aucun droit acquis permanent à un permis de pêche. Les droits conférés par un permis de pêche ne sont accordés que pour la période pour laquelle le permis est délivré. À l’expiration du permis, le ministre peut à sa discrétion délivrer un nouveau permis. Même si le refus d’accorder aux demandeurs un accès temporaire continu pouvait être considéré comme une dérogation à la politique du ministre, cela ne constitue pas en soi un motif de contrôle judiciaire. Les politiques n’ont pas force de loi, elles ne lient pas les autorités, et les membres du public ne peuvent pas obtenir leur exécution forcée. L’idée erronée selon laquelle les politiques devraient être élevées au niveau d’une loi obligatoire constitue une atteinte au pouvoir discrétionnaire que possède le ministre lorsqu’il accorde des permis de pêche. Je comprends bien la frustration des demandeurs, qui se sont vu refuser l’accès à la pêche, mais il n’appartient pas à la Cour de modifier les décisions politiques prises par le ministre dans le domaine de la gestion des pêches.

 

[46]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

JUGEMENT

 

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Danièle Tremblay‑Lamer »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑1534‑05

 

INTITULÉ :                                       THOMAS CAMPBELL ET AL..

                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEUD DE L’AUDIENCE :              HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 13 AVRIL 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

DATE DU JUGEMENT :                 LE 21 AVRIL 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ralph Ripley

 

POUR LES DEMANDEURS

Reinhold Endres, c.r.

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocat

C.P. 7

295, rue Charlotte, bureau 202

Sydney (Nouvelle‑Écosse)

B1P 6G9

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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