Date : 20050120
Dossier : IMM-5601-03
Référence : 2005 CF 79
ENTRE :
KOSANKA MOMCILOVIC
demanderesse
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE O'KEEFE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), par laquelle Kosanka Momcilovic (la demanderesse) conteste la décision rendue par un agent d'immigration (l'agent) en date du 15 juillet 2003, selon laquelle il n'existait pas de circonstances d'ordre humanitaire suffisantes pour dispenser la demanderesse de l'application du paragraphe 11(1) de la LIPR.
[2] La demanderesse a demandé que la décision de l'agent soit annulée et que l'affaire soit renvoyée à un autre agent pour que celui-ci rende une nouvelle décision.
Les faits
[3] La demanderesse, une citoyenne de la Croatie, est arrivée au Canada en décembre 1997 pour séjourner chez des amis, avec en main un visa de visiteur. Son visa a été prolongé jusqu'au 30 juin 1998. Les autorités ont refusé de le prolonger une nouvelle fois le 26 août 1998 et ont remis à la demanderesse un avis de départ volontaire du Canada. Malgré cet avis, la demanderesse n'a pas quitté le Canada.
[4] La demanderesse a revendiqué le statut de réfugiée au sens de la Convention le 16 avril 1999. Cette revendication a été rejetée, de même que la demande de contrôle judiciaire qu'elle a présentée. La demande présentée sous le régime de l'ancienne loi par la demanderesse en qualité de demandeure non reconnue du statut de réfugié au Canada (DNRSRC) a ensuite été rejetée le 1er février 2002.
[5] La demanderesse a présenté une demande d'examen des risques avant renvoi (ERAR) le 6 novembre 2002. Cette demande a été rejetée le 13 juin 2003.
[6] La demanderesse a présenté une demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire le 24 mai 2002 afin d'être dispensée de l'obligation de présenter une demande de résidence permanente de l'extérieur du Canada. Elle invoquait au soutien de sa demande son établissement au Canada et ses liens étroits avec la famille pour laquelle elle travaille et avec laquelle elle habite. Cette famille est composée d'un père et de deux enfants qui, au moment de la présentation de cette demande, était âgés de 13 et de 23 ans. Dans son affidavit, la demanderesse a déclaré que la mère de la famille est morte du cancer en 1994, que le père voyage beaucoup pour son travail et qu'elle a joué un rôle central dans l'éducation des enfants, en particulier de la plus jeune, Nadja. Elle a déclaré également que c'est surtout elle qui s'occupe de Nadja et que, au cours des six dernières années passées avec la famille, elle est devenue une partie intégrante de la vie affective et quotidienne de cette enfant. La demanderesse a souligné qu'il n'y a aucun membre de la famille immédiate de Nadja qui peut prendre soin d'elle, étant donné que son frère n'a pas le temps de le faire et que son père est en voyage au moins une semaine par mois. La demanderesse a mentionné que sa relation avec Nadja ressemble à une relation entre une mère et sa fille et qu'elle et Nadja souffriraient profondément si elle était renvoyée du Canada.
[7] Dans une lettre datée du 5 mars 2003, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a annoncé à la demanderesse que sa demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire serait étudiée sous le régime de la LIPR et lui a demandé de soumettre une demande à jour dans les 30 jours suivants.
[8] La demanderesse a déposé une demande à jour et des observations écrites exposant les circonstances d'ordre humanitaire sur lesquelles celle-ci reposait, avec une lettre de présentation datée du 30 avril 2003. Outre sa relation avec Nadja et la famille de son employeur, la demanderesse invoquait le fait que les membres de sa famille vivant en Yougoslavie étaient très pauvres et avaient de la difficulté à subvenir à leurs besoins. Elle ajoutait qu'ils ne pourraient pas subvenir à ses besoins ou même lui offrir un endroit où vivre si elle était renvoyée en Yougoslavie. La demanderesse soulignait aussi à quel point son employeur aurait de la difficulté à la remplacer, compte tenu de la difficulté qu'il avait eue à trouver quelqu'un pour l'aider à s'occuper de sa famille avant qu'elle vienne au Canada.
[9] Le 15 juillet 2003, l'avocat de la demanderesse a transmis par télécopieur à l'agent une lettre dans laquelle il lui demandait de ne pas rendre une décision définitive à l'égard de la demanderesse avant d'avoir examiné un rapport psychologique qui était en voie de préparation et qui devait décrire les conséquences que pourrait avoir le départ de la demanderesse sur Nadja. La lettre précisait que le rapport devait être terminé peu de temps après le 23 juillet 2003.
[10] Le même jour, l'agent a étudié le dossier de la demanderesse et a décidé de rejeter sa demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire. Une lettre à cet effet, datée du 15 juillet 2003, a été rédigée et envoyée à la demanderesse. L'agent n'a jamais vu la lettre concernant le rapport psychologique transmise par l'avocat de la demanderesse.
[11] Après avoir reçu la lettre de refus, l'avocat de la demanderesse a écrit à l'agent le 17 juillet 2003 pour lui expliquer que cette lettre de refus et sa lettre du 15 juillet 2003 s'étaient croisées et pour lui demander de rouvrir le dossier de la demanderesse jusqu'à ce que le rapport psychologique ait été reçu et examiné.
Décision de l'agent d'immigration
[12] L'agent a considéré que la demanderesse n'avait pas démontré qu'elle serait exposée à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives si elle devait quitter le Canada et obtenir un visa de résident permanent de l'extérieur du Canada en suivant la procédure normale.
[13] Les motifs pour lesquels l'agent a rejeté la demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire de la demanderesse ont été inscrits dans le Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL) le 15 juillet 2003.
[14] L'agent a reconnu que la demanderesse jouait le rôle d'une mère dans la vie de Nadja et de son frère et qu'elle avait établi certains liens avec sa collectivité au Canada. Selon lui cependant, qu'il puisse être difficile de remplacer la demanderesse, il y a des personnes qui offrent leurs services de façon commerciale pour s'occuper d'enfants et d'une maison. L'agent a aussi souligné que le père des enfants est vivant et qu'il vit avec eux.
[15] En outre, l'agent a indiqué que la demanderesse a de la famille en Yougoslavie et un fils à Belgrade. Il a conclu que les renseignements dont il disposait ne démontraient pas qu'elle n'aurait pas d'endroit où retourner ou que les membres de sa famille seraient incapables de l'aider. Selon l'agent, la demanderesse aurait très peu de difficulté, vu ses caractéristiques personnelles et son expérience, à se réadapter à la culture croate.
[16] Finalement, l'agent a indiqué qu'il avait pris en compte l'intérêt supérieur des enfants et que ceux-ci auraient toujours le soutien de leur plus proche parent vivant, leur père.
[17] L'agent a conclu que la demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire de la demanderesse devait être rejetée.
[18] La demanderesse a présenté une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de l'agent le 22 juillet 2003. L'autorisation a été accordée le 7 mai 2004 et, le 30 juillet suivant, le juge O'Reilly a ordonné un sursis au renvoi de la demanderesse du Canada jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue relativement à sa demande de contrôle judiciaire.
Prétentions de la demanderesse
[19] La demanderesse soutenait que l'agent a commis une erreur en minimisant l'intérêt supérieur de Nadja, la jeune fille dont elle s'est occupée durant les six dernières années, et en ne le prenant pas en compte correctement. Selon elle, le fait qu'elle n'a pas de lien biologique avec Nadja est sans importance puisqu'elle a développé avec elle une relation semblable à celle qui existe entre une mère et sa fille.
[20] La demanderesse soutenait que l'agent a ignoré et minimisé l'intérêt supérieur de Nadja en déclarant qu'elle pourrait être remplacée parce que des services comme les siens sont offerts de façon commerciale. De l'avis de la demanderesse, il n'est pas dans l'intérêt supérieur de Nadja que celle-ci perde la seule personne qu'elle considère comme sa mère, sa mère biologique étant morte du cancer alors que Nadja avait trois ans. La demanderesse soutenait que, comme Nadja est à un âge et à un stade critiques de son développement, elle subirait des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives si elle était séparée de la demanderesse. Celle-ci prétendait également que le fait que l'agent n'a examiné aucune de ces considérations démontrait qu'il n'a pas été réceptif, attentif ou sensible à l'intérêt supérieur de Nadja et qu'il n'a donc pas satisfait à la norme établie par la jurisprudence.
[21] De plus, la demanderesse soutenait qu'en déclarant que ses services étaient aussi offerts de façon commerciale, l'agent n'a pas pris en considération la preuve démontrant qu'il avait été extrêmement difficile pour son employeur de trouver quelqu'un pour s'occuper de la maison et des enfants avant qu'elle assume son rôle actuel dans la maison.
[22] La demanderesse prétendait que le raisonnement de l'agent selon lequel, comme le père de Nadja est toujours vivant et qu'il vit avec elle, la séparation entre la demanderesse et Nadja n'aurait aucune incidence sur l'intérêt supérieur de celle-ci montre que l'agent n'a pas examiné attentivement la question de l'intérêt supérieur en tenant compte des circonstances particulières de l'espèce. Elle prétendait également que l'agent n'a pas du tout tenu compte de la preuve démontrant que le père de Nadja voyage beaucoup pour son travail, la laissant alors à ses seuls soins.
[23] La demanderesse soutenait que l'agent a commis une erreur en refusant de réexaminer sa décision fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire sur la foi du rapport psychologique qu'elle avait obtenu. Elle faisait valoir que les agents d'immigration ne sont pas functus officio et ont le pouvoir de réexaminer leurs décisions si de nouveaux éléments de preuve leur sont présentés. En l'espèce, le nouvel élément de preuve était un rapport psychologique préparé par le docteur J. Pilowsky le 22 juillet 2003, qui concluait que la séparation entre la demanderesse et Nadja causerait de graves problèmes psychologiques et serait susceptible de mettre cette dernière dans un état dépressif et de faire naître chez elle le sentiment d'avoir été abandonnée. La demanderesse soutenait que le rapport ne fait pas seulement une description des faits entourant sa relation avec Nadja, mais qu'en plus il conclut en termes professionnels que la séparation causerait une rupture psychologique et des problèmes considérables à Nadja.
[24] Finalement, la demanderesse prétendait que l'agent n'a pas tenu compte de la preuve dont il disposait lorsqu'il a conclu que les renseignements qui lui avaient été fournis ne démontraient pas que la demanderesse n'aurait pas d'endroit où retourner en Yougoslavie ou que les membres de sa famille seraient incapables de l'aider si elle était renvoyée dans ce pays. La demanderesse affirmait que l'exposé circonstancié qui accompagnait sa demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire indiquait que les membres de sa famille étaient très pauvres, qu'ils seraient incapables de l'aider financièrement et que l'endroit où ils vivaient n'était pas suffisamment grand pour qu'elle puisse s'y installer. Selon la demanderesse, l'agent était tenu de la rencontrer pour l'interroger ou de demander des renseignements additionnels si la preuve concernant cette question lui semblait insuffisante.
Prétentions du défendeur
[25] Le défendeur soutenait que les motifs de l'agent montraient clairement que celui-ci a examiné attentivement les facteurs d'ordre humanitaire invoqués par la demanderesse et qu'il a tiré une conclusion raisonnable en décidant que celle-ci ne serait pas exposée à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives si elle devait présenter une demande de visa de l'extérieur du Canada.
[26] Le défendeur prétendait qu'une dispense pour des circonstances d'ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire. Selon lui, la demanderesse n'a pas démontré que l'agent a mal exercé son pouvoir discrétionnaire ou a rendu une décision contraire à la loi.
[27] Le défendeur faisait valoir qu'il ressort des notes figurant dans le SSOBL que l'agent a correctement évalué l'intérêt supérieur de Nadja. L'agent a reconnu que la demanderesse était considérée comme mère et que la mère de la famille était morte tragiquement, mais il a conclu en fin de compte que les soins et les services fournis par la demanderesse sont aussi offerts de façon commerciale. Selon le défendeur, l'agent pouvait conclure que le lien entre la demanderesse et la famille n'était pas de nature filiale.
[28] Le défendeur soutenait que, comme la demanderesse n'a aucun droit parental ou de garde à l'égard de Nadja, les principes établis dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), _1999_ 2 R.C.S. 817, ne s'appliquent pas.
[29] Le défendeur soutenait en outre que l'agent n'a pas commis d'erreur en refusant de rouvrir le dossier de la demanderesse pour tenir compte du rapport psychologique du docteur Pilowsky. Selon lui, l'agent était functus officio et la jurisprudence sur laquelle s'appuyait la demanderesse n'établit pas que la décision défavorable rendue par un agent d'immigration relativement à une demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire peut être rouverte sur la foi de nouveaux éléments de preuve. De plus, le rapport n'a pas été préparé dans le délai imparti à la demanderesse pour mettre à jour sa demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire, de sorte que l'agent n'avait pas l'obligation d'en tenir compte. CIC a demandé des renseignements additionnels à la demanderesse en mars 2003. Ces renseignements lui ont été transmis le 30 avril 2003. La demanderesse n'explique pas pourquoi le rapport du docteur Pilowsky n'a pas été préparé plus tôt. Le défendeur faisait valoir qu'il incombe aux demandeurs de fournir tous les renseignements pertinents au soutien de leurs demandes. La demanderesse ne s'est pas acquittée de cette obligation en ne déposant pas à temps le rapport psychologique.
[30] Le défendeur faisait valoir que le rapport du docteur Pilowsky, qui n'a pas été fourni à l'agent mais qui a été produit devant la Cour, confirmait simplement les prétentions de l'avocat de la demanderesse concernant l'intérêt supérieur de Nadja et n'apportait aucun nouvel élément d'information. Selon le défendeur, le contenu du rapport ne prouve pas les difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.
[31] Le défendeur soutenait finalement que l'agent a tenu compte de toute la preuve relative à la capacité de la famille de la demanderesse de subvenir à ses besoins ou de l'aider en Yougoslavie et a simplement conclu que cette preuve était insuffisante pour justifier une dispense pour des circonstances d'ordre humanitaire.
[32] Le défendeur demandait que la présente demande soit rejetée.
Dispositions pertinentes de la loi
[33] Le paragraphe 11(1) de la LIPR exige que les demandes de résidence permanente soient faites de l'extérieur du Canada :
11. (1) L'étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l'agent les visa et autres documents requis par règlement, lesquels sont délivrés sur preuve, à la suite d'un contrôle, qu'il n'est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi. |
11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document shall be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act. |
[34] Le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit que cette exigence peut être levée pour des circonstances d'ordre humanitaire :
25. (1) Le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger - compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché - ou l'intérêt public le justifient. |
25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister's own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations. |
Questions en litige
[35] La présente affaire soulève les questions suivantes :
1. L'agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte comme il l'aurait dû de l'intérêt supérieur de l'enfant en cause?
2. L'agent a-t-il commis une erreur en refusant de réexaminer sa décision en tenant compte de nouveaux éléments de preuve?
3. L'agent a-t-il tenu compte de tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés?
Analyse et décision
[36] Question préliminaire : Norme de contrôle
La norme de contrôle applicable à la décision d'un agent d'immigration concernant une demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable simpliciter : Baker, précité.
[37] La norme de la décision raisonnable simpliciter a été expliquée par le juge Iacobucci dans Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003]1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20 (aux paragraphes 48 et 49) :
Lorsque l'analyse pragmatique et fonctionnelle mène à la conclusion que la norme appropriée est la décision raisonnable simpliciter, la cour ne doit pas intervenir à moins que la partie qui demande le contrôle ait démontré que la décision est déraisonnable (voir Southam, précité, par. 61). Dans Southam, par. 56, la Cour décrit de la manière suivante la norme de la décision raisonnable simpliciter :
Est déraisonnable la décision qui, dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s'il existe quelque motif étayant cette conclusion. [Je souligne.]
Cela indique que la norme de la décision raisonnable exige que la cour siégeant en contrôle judiciaire reste près des motifs donnés par le tribunal et « se demande » si l'un ou l'autre de ces motifs étaye convenablement la décision. La déférence judiciaire demande non pas la soumission mais une attention respectueuse à ces motifs...
[38] Question no 1
L'agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte comme il l'aurait dû de l'intérêt supérieur de l'enfant en cause?
À mon avis, la meilleure façon d'examiner cette question est de la séparer en deux sous-questions. Il faut d'abord se demander si, vu l'absence d'un lien familial entre la demanderesse et l'enfant qui serait affectée par son renvoi du Canada, selon ce que prétend la demanderesse, l'agent avait l'obligation d'évaluer l'intérêt supérieur de l'enfant. Il faut ensuite se demander si, dans le cas où l'agent avait l'obligation de tenir compte de l'intérêt supérieur de Nadja, son analyse était raisonnable, compte tenu de la norme établie dans Baker, précité, et dans les décisions qui l'ont suivi.
[39] L'agent avait-il l'obligation d'évaluer l'intérêt supérieur de Nadja?
La demanderesse n'est pas l'un des parents de l'enfant (Nadja), mais elle remplace sa mère biologique qui est morte du cancer. Elle a joué ce rôle durant les six dernières années.
[40] Dans Baker, précité, l'intérêt supérieur des enfants de Mme Baker qui étaient nés au Canada était en cause. Une lecture de cet arrêt permet de constater que la Cour s'est concentrée sur le cas des enfants d'une demanderesse qui étaient nés au Canada.
[41] On peut interpréter certains passages de Baker, précité, comme s'ils ne traitaient pas seulement des répercussions du renvoi sur les rapports parent-enfant. C'est le cas, par exemple, de l'extrait suivant du paragraphe 67 :
... À mon avis, l'exercice raisonnable du pouvoir conféré par l'article exige que soit prêtée une attention minutieuse aux intérêts et aux besoins des enfants. Les droits des enfants, et la considération de leurs intérêts, sont des valeurs d'ordre humanitaire centrales dans la société canadienne. Une indication que l'intérêt des enfants est une considération importante dans l'exercice des pouvoirs en matière humanitaire se trouve, par exemple, dans les objectifs de la Loi, dans les instruments internationaux, et dans les lignes directrices régissant les décisions d'ordre humanitaire publiées par le ministre lui-même.
[42] Et de l'extrait suivant du paragraphe 73 :
Les facteurs susmentionnés montrent que les droits, les intérêts, et les besoins des enfants, et l'attention particulière à prêter à l'enfance sont des valeurs importantes à considérer pour interpréter de façon raisonnable les raisons d'ordre humanitaire qui guident l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Je conclus qu'étant donné que les motifs de la décision n'indiquent pas qu'elle a été rendue d'une manière réceptive, attentive ou sensible à l'intérêt des enfants de Mme Baker, ni que leur intérêt ait été considéré comme un facteur décisionnel important, elle constituait un exercice déraisonnable du pouvoir conféré par la loi et doit donc être infirmée...
[43] Je dois mentionner cependant qu'en dépit de ces passages, l'arrêt Baker, précité, a une application relativement limitée qui n'aide pas directement la cause de la demanderesse.
[44] Il faut se rappeler toutefois que l'arrêt Baker, précité, a mené à la rédaction de la disposition de la LIPR traitant des circonstances d'ordre humanitaire. Cette disposition prévoit expressément que la personne saisie d'une demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire doit tenir compte de l'intérêt supérieur des enfants directement touchés. Je reproduis de nouveau le paragraphe 25(1) de la LIPR par souci de commodité :
25. (1) Le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger - compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché - ou l'intérêt public le justifient. |
25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister's own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations. |
[45] On se rend compte, à la simple lecture du paragraphe 25(1), que cette disposition va plus loin que l'intérêt supérieur des enfants d'une personne. Elle ne parle pas de l'intérêt supérieur de [traduction] « l'enfant né du mariage » ou de [traduction] « l'enfant du demandeur » , mais de l'intérêt supérieur de « l'enfant directement touché » .
[46] Il faut maintenant déterminer si Nadja est un « enfant directement touché » . La demanderesse s'est occupée de Nadja durant environ les six dernières années et c'est elle qui prend surtout soin de l'enfant. Elle est la seule mère que Nadja ait jamais connue. Elle vit dans la maison et elle s'occupe de Nadja avant que celle-ci parte pour l'école, est à la maison lorsque celle-ci rentre, lave ses vêtements et fait des sorties avec elle. Personne d'autre ne prend soin de Nadja, étant donne que son frère a 23 ans et que son père est souvent en voyage pour son travail. La demanderesse affirme que Nadja a maintenant 13 ans et qu'elle dépend beaucoup d'elle.
[47] Dans une lettre qui accompagnait la demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire, Nadja écrit notamment ce qui suit au sujet de sa relation avec la demanderesse :
[TRADUCTION] Il y a cinq ans, Kosanka est venue au Canada pour aider à faire la cuisine pour ma famille et à faire le ménage de notre maison. Elle est venue et c'est ce qu'elle a fait, mais, en passant du temps avec nous, elle est aussi devenue un membre de la famille. Je pense que c'est elle qui me connaît le mieux à part ma famille. Elle connaît mes habitudes et ma personnalité.
[48] À la lumière des faits, j'estime que Nadja est un « enfant directement touché » . Par conséquent, son intérêt supérieur doit être correctement évalué.
[49] L'analyse de l'agent était-elle déraisonnable?
Le juge Evans (qui a souscrit à la décision, mais a rédigé ses propres motifs) a résumé, dans Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 2 C.F. 555, 2002 CAF 475, ce qui constitue un examen raisonnable des circonstances d'ordre humanitaire (aux paragraphes 31 et 32) :
L'avocat a convenu que, conformément au critère juridique établi dans les arrêts Baker et Legault pour examiner la manière dont les agents ont exercé leur pouvoir discrétionnaire, le refus de l'agente d'accueillir la demande de considérations humanitaires de Mme Hawthorne pourrait être annulé au motif qu'il s'agit d'une décision déraisonnable si l'agente n'a « prêté aucune attention » à l'intérêt supérieur de Suzette. D'autre part, si le décideur a été « réceptif, attentif et sensible » à cet intérêt (Baker, paragraphe 75), on ne pourrait soutenir qu'il s'agit d'une décision déraisonnable.
Il y a eu également consensus sur le fait qu'une agente ne peut démontrer qu'elle a été « récepti[ve], attenti[ve] et sensible » à l'intérêt supérieur d'un enfant touché par la simple mention dans ses motifs qu'elle a pris en compte l'intérêt de l'enfant d'un demandeur CH (Legault, paragraphe 12). L'intérêt de l'enfant doit plutôt être « bien identifié et défini » (Legault, paragraphe 12) et « examiné avec beaucoup d'attention » (Legault, paragraphe 31) car, ainsi que l'a affirmé clairement la Cour suprême, l'intérêt supérieur de l'enfant constitue « un facteur important » auquel on doit accorder un « poids considérable » (Baker, paragraphe 75) dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire sous le régime du paragraphe 114(2) [de la Loi sur l'immigration].
[50] Le travail de l'agent appelé à statuer sur une demande fondée sur des circonstances d'ordre humanitaire a été décrit par le juge Décary, qui a écrit les motifs de la majorité dans Hawthorne, précité (au paragraphe 6) :
Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l'agente qu'elle décide si l'intérêt supérieur de l'enfant milite en faveur du non-renvoi--c'est un fait qu'on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l'agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera l'enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d'intérêt public, qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi du parent.
[51] Les parties des notes versées par l'agent dans le SSOBL qui pourraient avoir trait à son examen de la question de l' « intérêt supérieur » indiquent ce qui suit :
[TRADUCTION] L'intéressée travaille au Canada comme aide familiale et son avocat affirme qu'elle est devenue une « mère » pour les enfants dont elle s'occupe. L'avocat indique que les enfants ont perdu leur mère dans des circonstances très tragiques et que l'intéressée est une importante femme pour eux. Il affirme que le départ de l'intéressée du Canada serait éprouvant pour les enfants. [...] Je reconnais qu'il sera difficile de trouver une personne capable de bien remplacer Kosanka Momcilovic, mais on sait que les services de personnes capables d'aider des enfants et d'en prendre soin et de s'occuper d'une maison sont offerts de façon commerciale. De plus, il faut se rappeler que le père des enfants est toujours vivant et habite avec eux. [...] J'ai examiné l'intérêt supérieur des enfants. Il faut mentionner que le parent vivant le plus proche d'eux, leur père, vit au Canada. La demande présentée par l'intéressée pour être dispensée de l'exigence prévue au paragraphe 11(1) de la LIPR est rejetée...
[52] La décision de l'agent était raisonnable si, selon les termes employés dans Hawthorne, précité, il a été réceptif, attentif et sensible à l'intérêt supérieur de Nadja en définissant bien les problèmes qui pourraient être causés à l'enfant par le renvoi de la demanderesse.
[53] J'estime que la décision de l'agent n'était pas raisonnable. Dans son analyse, il a fait référence aux [traduction] « enfants » , sans faire de distinction entre les intérêts, les besoins ou les rapports de chacun avec la demanderesse. Il n'a pas pris en considération le jeune âge de Nadja et la manière dont elle voit le rôle de la demanderesse dans la maison. Il n'a rien dit des nombreux voyages du père et du fait que la demanderesse est la principale personne à s'occuper de Nadja. Il n'a pas reconnu que Nadja souffrira beaucoup plus que son frère. L'agent n'ayant pas reconnu et analysé ces faits, on ne peut pas dire qu'il a été « réceptif, attentif et sensible » à l'intérêt de Nadja puisque la nature de cet intérêt et les problèmes qui pourraient être causés à cette dernière n'ont pas été définis. À la lumière des faits, la solution ne consiste pas simplement, à mon avis, à trouver un autre aide familial qualifié. La relation entre la demanderesse et Nadja aurait dû être analysée. J'estime par conséquent que la décision de l'agent concernant l'intérêt supérieur de Nadja était déraisonnable et qu'elle doit être annulée.
[54] Compte tenu de ma conclusion concernant la question no 1, il n'est pas nécessaire que je traite des autres questions soulevées par la demanderesse.
[55] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l'affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui-ci rende une nouvelle décision.
[56] Les parties ont une semaine à compter de la date de la présente décision pour me soumettre toute question grave de portée générale à des fins de certification. Elles disposeront de cinq jours pour déposer leurs observations en réponse à toute question qui m'aura ainsi été soumise.
_ John A. O'Keefe _
Juge
Ottawa (Ontario)
Le 20 janvier 2005
Traduction certifiée conforme
D. Laberge, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5601-03
INTITULÉ : KOSANKA MOMCILOVIC
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 5 AOÛT 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE O'KEEFE
DATE DES MOTIFS : LE 20 JANVIER 2005
COMPARUTIONS :
Lorne Waldman POUR LA DEMANDERESSE
Matina Karvellas POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lorne Waldman POUR LA DEMANDERESSE
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada