Ottawa (Ontario), 2 février 2006
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON
ENTRE :
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Pendant toute la période pertinente, le demandeur, M. Cormier, était un membre des Forces armées canadiennes. Il souffre d'une affection au genou connue sous le nom de chondromalacie bilatérale avec syndrome fémoro-rotulien (l'affection). M. Cormier a demandé une pension d'invalidité au motif que l'affection était liée aux exigences de ses activités de services dans la Force régulière, et notamment au conditionnement physique obligatoire, à la montée et la descente de l'équipement et des véhicules, et à divers sports militaires dont le ballon balai, le hockey et le baseball.
[2] Le 21 mai 2003, un comité de révision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) a accordé à M. Cormier les 3/5 de la pension au titre de l'invalidité - ou son aggravation - qui a découlé du service en temps de paix dans la Force régulière ou qui était directement liée à ce service. Le Bureau des services juridiques des pensions a interjeté appel de cette décision. Le 23 juin 2005 ou vers cette date, un comité d'appel du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le tribunal) a confirmé l'attribution des 3/5 de la pension.
[3] Par la présente requête, M. Cormier demande le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs qui suivent, j'ai décidé d'accueillir la requête parce que le tribunal a commis une erreur de droit en ce qui concerne l'application du paragraphe 21(9) de la Loi sur les pensions, L.R. 1985, ch. P-6 (la Loi), parfois appelé présomption d'aptitude physique.
LA LÉGISLATION PERTINENTE
[4] Voici le libellé du paragraphe 21(9) et des dispositions connexes figurant au paragraphe 21(10) de la Loi :
21(9) Sous réserve du paragraphe (10), lorsqu'une invalidité ou une affection entraînant incapacité d'un membre des forces pour laquelle il a demandé l'attribution d'une compensation n'était pas évidente au moment où il est devenu membre des forces et n'a pas été consignée lors d'un examen médical avant l'enrôlement, l'état de santé de ce membre est présumé avoir été celui qui a été constaté lors de l'examen médical, sauf dans les cas suivants : a) il a été consigné une preuve que l'invalidité ou l'affection entraînant incapacité a été diagnostiquée dans les trois mois qui ont suivi son enrôlement; b) il est établi par une preuve médicale, hors de tout doute raisonnable, que l'invalidité ou l'affection entraînant incapacité existait avant son enrôlement.
21(10) Les renseignements fournis par un membre des forces au moment de son enrôlement en ce qui concerne une invalidité ou une affection entraînant incapacité ne constituent pas une preuve que l'invalidité ou l'affection entraînant l'incapacité existait avant son enrôlement sauf si ces renseignements sont corroborés par une preuve qui établit, hors de tout doute raisonnable, que l'invalidité ou l'affection entraînant incapacité existait avant son enrôlement. |
21(9) Subject to subsection (10), where a disability or disabling condition of a member of the forces in respect of which the member has applied for an award was not obvious at the time he or she became a member and was not recorded on medical examination prior to enlistment, that member shall be presumed to have been in the medical condition found on his or her enlistment medical examination unless there is (a) recorded evidence that the disability or disabling condition was diagnosed within three months after the enlistment of the member; or
(b) medical evidence that establishes beyond a reasonable doubt that the disability or disabling condition existed prior to the enlistment of the member.
21(10) Information given by a member of the forces at the time of the enlistment of the member with respect to a disability or disabling condition is not evidence that the disability or disabling condition existed prior to the enlistment of the member unless there is corroborating evidence that establishes beyond a reasonable doubt that the disability or disabling condition existed prior to the time the member became a member of the forces. |
LA DÉCISION DU TRIBUNAL
[5] Le tribunal a fait observer que l'affection se présente sous deux formes. La première, qualifiée de primaire ou d'idiopathique (de cause inconnue) se développe de manière insidieuse et sans cause évidente. La seconde se développe à partir d'un traumatisme à la rotule. Le tribunal a noté également que dans sa décision initiale rejetant entièrement la demande de M. Cormier, le ministre avait conclu qu'il s'agissait de la première forme de l'affection et que celle-ci n'avait pas de lien avec le service de M. Cormier dans la Force régulière.
[6] Bien que d'une manière implicite, il semble que le tribunal ait alors conclu que l'affection était de la seconde forme, c'est-à-dire qu'elle s'était développée à partir de traumatismes répétés aux genoux. Le tribunal a examiné l'avis médical fourni par le Dr Crouzat, lequel s'était ainsi exprimé :
[Traduction] En résumé, il s'agit d'un monsieur qui souffre d'une douleur bilatérale progressive aux genoux depuis le début des années 80. À présent, le diagnostic de travail est qu'il s'agit d'une chondromalacie bilatérale avec syndrome fémoro-rotulien. Il était réfractaire à toute forme de traitement, y compris un changement significatif d'activité. Il est probable que son état médical donnera lieu à une libération médicale pour le motif 3(b). En ce qui concerne sa relation avec le service militaire, je crois que malgré l'absence de blessure visible, cinq années d'augmentation de l'activité dans l'armée, y compris les activités sportives, aura probablement un effet important sur l'état de son genou. En l'absence de toute preuve de blessure causée par le saut à skis, ou de plaintes concernant le genou avant l'entrée dans l'armée, je ne crois pas qu'il s'agisse là d'un argument valable pour retirer les 2/5 de la pension. Par conséquent, en raison du caractère progressif de cette affection, je recommande que le membre soit réévalué en ce qui concerne le pourcentage ainsi qu'en ce qui concerne le degré de participation militaire en raison de l'état de son genou. [Transcription.]
[7] Le tribunal a précisé ensuite dans les termes suivants sa conclusion rejetant l'opinion du Dr Crouzat :
[Traduction] Le tribunal conclut qu'il n'est pas raisonnable d'accepter le résumé du Dr Crouzat, compte tenu du fait que, dans son rapport, celui-ci étudie et commente le rôle que des microtraumatismes au cours du service militaire de l'appelant auraient pu jouer dans le développement de l'affection alléguée. Cependant, le tribunal n'a trouvé aucune référence décrivant le rôle que les microtraumatismes auraient pu jouer dans le développement de l'affection alléguée en ce qui concerne la période de cinq années au cours de laquelle l'appelant a fait activement du saut en ski et a participé à d'autres activités sportives. En outre, le tribunal n'a trouvé aucune preuve documentaire en ce qui concerne le nombre et la nature des activités sportives, la fréquence de la participation, ou la question de savoir si ces activités étaient effectivement liées au service de l'appelant dans la Force régulière. Simplement, le tribunal ne dispose pas de renseignements suffisants en ce qui concerne les activités sportives de l'appelant. [Non souligné dans l'original.]
EXAMEN DE LA DÉCISION DU TRIBUNAL
[8] L'avocate du procureur général a volontiers convenu au cours de la plaidoirie que le tribunal était tenu, vu la preuve dont il était saisi, de considérer l'applicabilité du paragraphe 21(9) de la Loi et qu'une omission du tribunal à cet égard constituerait une erreur de droit. Je crois qu'il s'agit là d'un aveu loyal, étant donné que la preuve incontestée soumise au tribunal établissait que :
i) l'affection n'était pas évidente lorsque M. Cormier est devenu membre des Forces canadiennes;
ii) l'affection n'a pas été inscrite dans le procès-verbal de l'examen médical de M. Cormier avant son enrôlement;
iii) l'affection n'a pas été diagnostiquée dans les trois mois suivant l'enrôlement de M. Cormier.
[9] L'avocate du procureur général a reconnu également que la manière dont le tribunal a abordé la présomption d'aptitude physique n'est pas claire, ce qui, à la lecture de la décision, est incontestablement le cas. Bien que M. Cormier ait invoqué expressément le paragraphe 21(9) de la Loi dans ses observations devant le tribunal, et bien que le tribunal ait noté dans ses motifs qu'on lui avait demandé d'accepter la présomption, ce dernier n'en a pas examiné l'applicabilité et ne s'est pas penché autrement sur la question.
[10] L'avocate du procureur général a prétendu qu'il fallait déduire des motifs que le tribunal s'est penché sur le paragraphe 21(9) de la Loi et qu'il a jugé que l'affection avait pris naissance après l'enrôlement de M. Cormier dans les Forces, mais que ce dernier ne s'était pas acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver qu'elle découlait d'activités autorisées ou organisées par les autorités militaires. Cependant, la preuve dont le tribunal était saisi indiquait que la période de cinq ans (évoquée par le tribunal dans l'extrait souligné précédemment) au cours de laquelle M. Cormier a fait activement du saut en ski était antérieure à son enrôlement dans les Forces. Aucune preuve n'indiquait que M. Cormier faisait du saut en ski au moment où il était membre des Forces. À mon avis, il s'ensuit que, le tribunal ayant examiné le rôle des microtraumatismes causés par le saut en ski avant l'enrôlement, l'on ne peut inférer raisonnablement qu'il a appliqué la présomption d'aptitude physique.
[11] La conclusion que le tribunal n'a pas examiné convenablement l'application possible du paragraphe 21(9) de la Loi est étayée également par le fait que, lorsqu'il a relevé les dispositions pertinentes de la Loi, le tribunal n'a cité que les articles 2 et 39 et le paragraphe 2(2) de la Loi, mais non le paragraphe 21(9).
[12] Je conclus donc que le tribunal n'a pas examiné l'application de la présomption d'aptitude physique au regard des faits dont il était saisi. Il s'agit là d'une erreur de droit importante, susceptible de révision selon la norme du caractère correct, qui justifie l'annulation de la décision du tribunal. L'importance de cette erreur se reflète dans l'invocation, par le tribunal, du rôle que les microtraumatismes ont pu jouer dans le développement de l'affection durant la période de cinq ans au cours de laquelle M. Cormier a participé activement à des activités de saut en ski, afin de discréditer l'avis par ailleurs incontesté du Dr Crouzat.
[13] M. Cormier demande une ordonnance annulant la décision du tribunal et y renvoyant le dossier pour jugement portant qu'il a droit à une compensation complète.
[14] Il est vrai que le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R. 1985, ch. F-7, autorise la Cour, sur présentation d'une demande de contrôle judiciaire, à annuler la décision et à renvoyer l'affaire pour jugement conformément aux instructions que la Cour estime appropriées. Il appert de la jurisprudence que la Cour renvoie occasionnellement des demandes aux décideurs avec instruction précise de rendre effectivement une décision particulière. Cependant, la jurisprudence indique que cette mesure ne doit être accordée que dans des circonstances extraordinaires. Dans l'arrêt Ali c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 73, aux paragraphes 17 et 18, madame la juge Reed a conclu que les facteurs suivants sont pertinents pour décider s'il convient de donner des instructions particulières concernant une décision :
i) les preuves versées aux débats sont-elles si nettement concluantes qu'une seule conclusion puisse en être tirée;
ii) la seule question à trancher est-elle une pure question de droit concluante aux fins de la cause;
iii) la question de droit ainsi posée est-elle fondée sur des faits qui sont admis et sur des preuves incontestées;
iv) l'affaire dépend-elle d'une question de fait sur laquelle la preuve est partagée?
[15] En l'instance, la question à trancher n'est pas une pure question de droit et je ne suis pas convaincue que la preuve soit si nettement concluante qu'un seul résultat soit possible. À cet égard, il se peut qu'il y ait quelque ambiguïté dans la preuve en ce qui concerne la mesure dans laquelle les activités sportives de M. Cormier étaient liées à son service dans la Force régulière. J'ordonne par conséquent que le dossier soit renvoyé devant le tribunal pour nouvel examen par un décideur différent conformément aux présents motifs, mais sans autre instruction.
.
[16] Bien que les dépens suivent normalement le sort du litige, M. Cormier n'a pas demandé les dépens dans son avis de requête, dans ses observations écrites ou dans sa plaidoirie. En conséquence, aucuns dépens ne sont adjugés.
ORDONNANCE
[17] POUR CES MOTIFS, LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) en date du 26 mai 2005 est annulée.
2. Le dossier est renvoyé pour réexamen par un comité différemment constitué du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) conformément aux présents motifs.
JUGE
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1223-05
INTITULÉ : WAYNE CORMIER
demandeur
et
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 23 JANVIER 2006
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE DAWSON
DATE DES MOTIFS : LE 2 FÉVRIER 2006
COMPARUTIONS:
YEHUDA LEVINSON POUR LE DEMANDEUR
MELANIE TOOLSIE POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
YEHUDA LEVINSON POUR LE DEMANDEUR
LEVINSON & ASSOCIATES
TORONTO (ONTARIO)
JOHN H. SIMS, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA