Date : 20040130
Dossier : T-954-03
Référence : 2004 CF 164
Ottawa (Ontario), le vendredi 30 janvier 2004
EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB
ENTRE :
LE COMMANDANT JAMES PRICE
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE et
LE CHEF D'ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE
défendeurs
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LA PROTONOTAIRE TABIB
[1] C'est lorsqu'on est mis au courant de circonstances telles que celles auxquelles le commandant James Price fait face qu'on comprend ce qui a pu amener Joseph Heller à imaginer que les règles et règlements militaires peuvent créer le type de dilemme insoluble dont il est fait état dans son roman intitulé Catch-22.
[2] Je suis ici saisie d'une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur pour le motif, entre autres, qu'elle n'a plus qu'un intérêt théorique. Les circonstances ayant donné lieu à la requête sont ci-après énoncées :
[3] Après avoir passé 20 ans dans les Forces canadiennes comme avocat militaire, le commandant Price a été nommé juge militaire au mois de janvier 2001. Le décret par lequel le commandant Price a été nommé prévoit qu'il doit exercer ses fonctions pendant cinq ans - de sorte que son mandat doit se terminer au mois de janvier 2006.
[4] Le commandant Price a célébré son cinquante-cinquième anniversaire de naissance le 3 juillet 2003. Ce jour-là, il a également cessé d'être juge militaire. Il a cessé d'être juge militaire parce que le paragraphe 165.21(4) de la Loi sur la défense nationale prévoit qu'un juge militaire cesse d'exercer ses fonctions lorsqu'il atteint l'âge de retraite prescrit par règlement. Or, le règlement prévoit que l'âge de retraite est l'âge de la retraite obligatoire qui s'applique aux officiers des Forces canadiennes en général. L'âge de retraite est de 55 ans pour le grade de commandant.
[5] Il semble que les Forces canadiennes sont - ou étaient du moins à un moment donné - prêtes à modifier l'âge de la retraite obligatoire pour qu'il soit de 60 ans. En attendant la modification réglementaire, le chef d'état-major de la Défense a mis en oeuvre une politique selon laquelle les personnes atteignant l'âge de 55 ans avant qu'une modification législative soit effectuée pouvaient demander la prolongation de leur service conformément à un régime réglementaire préexistant. Cela n'aidait pas le commandant Price : le règlement pris en vertu du paragraphe 165.21(4), qui incorporait par renvoi l'âge de retraite prévu pour les officiers, incorporait uniquement le tableau indiquant les âges selon le grade; l'incorporation n'inclut pas le régime par lequel l'âge de la retraite peut être modifié. Il n'existe donc aucun mécanisme permettant de modifier l'âge de la retraite obligatoire de 55 ans afin de permettre au commandant Price d'exercer ses fonctions de juge militaire.
[6] Le commandant Price a donc signifié l'avis de demande ici en cause en vue d'obtenir une déclaration portant que le règlement énonçant l'âge de la retraite obligatoire pour les juges militaires constitue une mesure discriminatoire injustifiée fondée sur l'âge et qu'il est donc inconstitutionnel parce qu'il est contraire à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
[7] On pourrait croire que, si les dispositions indiquant l'âge obligatoire auquel les juges militaires cessent d'exercer leurs fonctions sont radiées pour le motif qu'elles sont inconstitutionnelles, le commandant Price, dont la nomination par décret est valide jusqu'au mois de janvier 2006, peut continuer à exercer ses fonctions. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Les défendeurs affirment que la demande n'a plus qu'un intérêt théorique et c'est là que l'on fait face à la situation mentionnée dans Catch-22 : afin d'exercer les fonctions de juge militaire, il faut être membre des Forces canadiennes. Or, à moins que la durée de son service en tant qu'officier des Forces ne soit prolongée conformément au régime réglementaire, le commandant Price cesserait d'être membre des Forces à l'âge de 55 ans; il ne pourrait pas agir comme juge militaire, même à supposer qu'il soit statué que la disposition prévoyant l'âge de la retraite obligatoire pour les juges militaires est invalide. Une prolongation de la durée du service est un avantage discrétionnaire conféré par le ministre de la Défense, qu'un juge militaire ne peut pas demander, puisque cela influerait sur son indépendance judiciaire.
[8] Telle est donc la situation : pour continuer à être juge, le commandant Price devait demander une prolongation de la durée de son service, et pour demander la prolongation de la durée de son service, le commandant Price devait se désister de ses fonctions de juge militaire.
[9] Or, le commandant Price ne s'est pas désisté de ses fonctions de juge militaire et n'a pas demandé une prolongation de la durée de son service. Le 3 juillet 2003, il a donc cessé d'être membre des Forces canadiennes. Les défendeurs soutiennent que, cela étant, la demande présentée par le commandant Price n'a plus qu'un intérêt théorique puisque, indépendamment du résultat, le commandant Price ne peut pas continuer à exercer ses fonctions de juge militaire.
[10] Les parties ont débattu à fond la question de savoir s'il existe un mécanisme permettant au commandant Price d'être réintégré comme membre des Forces canadiennes, à moins qu'il ne soit déclaré que les dispositions relatives à l'âge de la retraite obligatoire pour tous les officiers sont également inconstitutionnelles (ce que le demandeur ne demande clairement pas dans la présente demande). Après que j'eus sursis au prononcé de ma décision, mais avant que j'aie rédigé mes motifs, le demandeur a demandé à soumettre des éléments de preuve additionnels établissant qu'au moment de sa retraite, il a été muté à la réserve supplémentaire; cette preuve est pertinente lorsqu'il s'agit de savoir si le commandant Price peut être réintégré, au moyen d'une mutation, comme membre des Forces canadiennes et comment il peut l'être. Les défendeurs se sont opposés à la requête du demandeur, mais ils ont soumis leurs propres éléments de preuve additionnels et ils ont contre-interrogé le commandant Price au sujet de son nouvel affidavit au cas où j'admettrais le dépôt des nouveaux éléments de preuve. C'était une décision judicieuse. Dans l'exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j'ai ordonné le dépôt des éléments de preuve additionnels des deux parties, y compris le contre-interrogatoire du commandant Price, étant donné que, selon moi, cela était pertinent et qu'en l'absence d'un préjudice pour les défendeurs, l'intérêt de la justice, dans ce cas-ci, lorsqu'il s'agit de présenter à la Cour un dossier complet sur le plan de la preuve, l'emporte sur tout principe empêchant une partie de faire rouvrir sa cause après qu'il a été sursis au prononcé de la décision. J'ai ensuite entendu d'autres longues observations des parties au sujet de la façon dont ces nouveaux éléments de preuve devraient être interprétés.
[11] Il me semble peu probable qu'il existe de fait un mécanisme permettant au commandant Price d'être réintégré comme membre des Forces canadiennes afin de continuer à exercer ses fonctions de juge militaire au cas où il aurait gain de cause dans sa contestation d'ordre constitutionnel.
[12] Toutefois, je ne suis pas prête à conclure qu'il est clair et évident que pareil mécanisme n'existe pas et ne peut pas exister, de sorte que la décision sollicitée par le commandant Price ne peut avoir aucun effet pratique sur ses droits. Pour arriver à cette conclusion à ce stade de l'instance, il faudrait que la Cour s'aventure bien au-delà de l'objet de la demande et qu'elle examine tous les moyens par lesquels le demandeur pourrait tenter d'en arriver au résultat voulu, qu'elle anticipe le résultat de ces mesures hypothétiques et qu'elle interprète dans un vide factuel les règles et règlements plutôt obscurs régissant la mutation des membres du personnel entre les Forces régulières et les Forces de la réserve.
[13] Le caractère théorique d'une question, comme l'absence de cause d'action valable, doit être clair et évident pour qu'il soit possible de radier une demande dans le cadre d'une requête interlocutoire (Fogal c. Canada [1999] A.C.F. no 788; Labbé c. Létourneau (1997), 128 F.T.R. 291; Arthur c. Canada (Procureur général) [1999] A.C.F. no 1917 (C.A.)). Or, je ne suis pas convaincue que les défendeurs aient satisfait à cette norme.
[14] En tant que réparation subsidiaire, les défendeurs ont sollicité une ordonnance portant que la présente demande doit être instruite comme s'il s'agissait d'une action, conformément au paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales. L'argument des défendeurs sur ce point était fondé sur l'idée erronée selon laquelle la demande se rapportait également nécessairement à la détermination de la validité, sur le plan constitutionnel, de l'âge de la retraite obligatoire du corps d'officiers dans son ensemble. Cette idée erronée a été éclaircie au cours de l'audience, mais les défendeurs ont continué à maintenir qu'il devait être ordonné que l'instance se poursuive comme s'il s'agissait d'une action pour le motif que, sur le plan procédural, une demande de contrôle judiciaire n'était de toute façon pas le recours qu'il convenait d'exercer pour obtenir la réparation sollicitée par le demandeur.
[15] La jurisprudence de la Cour est passablement claire : une déclaration d'invalidité sur le plan constitutionnel est une réparation possible dans le contexte d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision ou d'une ordonnance d'un office fédéral (comme dans l'affaire Parisé c. Canada (1996), 114 F.T.R. 1 (1re inst.)), mais une procédure visant l'obtention d'une déclaration d'invalidité sur le plan constitutionnel sans qu'une décision, ordonnance ou autre mesure d'un office fédéral soit contestée doit être considérée comme une action (voir par exemple : Tremblay c. Canada [2003] A.C.F. no 1520).
[16] Comme le montre l'analyse effectuée dans la première partie de ces motifs, le demandeur cherche essentiellement à obtenir une déclaration d'invalidité, sur le plan constitutionnel, des dispositions législatives et réglementaires établissant un âge de retraite obligatoire pour les juges militaires. Il cherche également à obtenir les réparations suivantes :
[TRADUCTION]
« - une déclaration portant qu'il est illégal d'obliger le demandeur, en sa qualité de juge militaire, à prendre sa retraite le 3 juillet 2003;
- une ordonnance de la nature d'un bref de prohibition et une ordonnance provisoire interdisant au ministre de la Défense nationale, au chef d'état-major de la Défense, au ministère de la Défense et à toutes les personnes agissant sous l'autorité de ceux-ci de mettre fin au service du demandeur comme juge militaire avant l'expiration de son mandat de cinq ans, le 10 janvier 2006;
- toute injonction provisoire et interlocutoire nécessaire ainsi qu'une injonction permanente empêchant le ministre de la Défense nationale, le chef d'état-major de la Défense, le ministère de la Défense et toutes les personnes agissant sous l'autorité de ceux-ci de mettre fin au service du demandeur comme juge militaire avant l'expiration de son mandat de cinq ans, le 10 janvier 2006 » .
[17] Toutefois, il est clair que la cessation du mandat du commandant Price, en sa qualité de juge militaire, ne résulte pas d'une mesure, d'une décision ou d'une ordonnance de la part des défendeurs, mais qu'elle résulte tout simplement des dispositions législatives et réglementaires contestées. Il est également clair que les ordonnances provisoires, les brefs de prohibition et les injonctions sollicités dans la présente demande sont dénués de fondement ou d'effet pratique aux fins du règlement de la demande. Même s'il est possible de dire que les brefs de prohibition ou les injonctions ont une certaine utilité accessoire lorsqu'il s'agit de remédier à la situation une fois que les dispositions contestées sont déclarées invalides, les mesures qu'il convient de prendre dans un cas comme celui-ci ont été énoncées par le juge Décary dans l'arrêt Sweet et al. c. Canada (1999), 249 N.R. 17, pages 25 et 26 :
[14] [...] Une fois que l'on a constaté qu'une procédure donnée appartient à l'une ou l'autre des deux catégories (contrôle judiciaire ou action), le devoir de la Cour est de déterminer quelle est la catégorie applicable et de permettre que l'instance soit continuée de cette façon. Les avocats et la Cour doivent trouver les moyens d'aborder la question intelligemment et de façon pratique.
[...]
[17] Il me semble que dans une affaire où l'on recherche plusieurs réparations différentes, les unes nécessitant une action, les autres un contrôle judiciaire, la marche à suivre est de déterminer quelle est la réparation qui, logiquement, est à envisager en premier lieu, ensuite de déterminer si la procédure entreprise est celle indiquée au vu de la réparation et, sinon, de permettre à la partie de la corriger en y apportant les modifications appropriées.
[18] La réparation essentiellement demandée, et la réparation qu'il faut avant tout examiner, est celle qui se rapporte à la validité, sur le plan constitutionnel, des dispositions contestées; or, une telle réparation doit être demandée au moyen d'une action.
[19] Malgré la décision qui a été rendue dans l'affaire Sweet c. Canada, à savoir qu'une instance qui aurait dû être engagée sous une autre forme ne doit pas être radiée, mais qu'on doit la laisser se poursuivre sous une forme appropriée au moyen d'une modification, l'avocat du demandeur a dit préférer, s'il est conclu que le mauvais moyen procédural a été employé, que l'avis de demande soit radié, sous réserve du droit du demandeur d'engager à nouveau des procédures au moyen d'une action.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. L'avis de requête est radié, sous réserve du droit du demandeur d'engager à nouveau des procédures au moyen d'une action.
2. Puisque les défendeurs n'ont demandé aucune ordonnance à l'égard des dépens, aucuns dépens ne sont adjugés.
« Mireille Tabib »
Protonotaire
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-954-03
INTITULÉ :
LE COMMANDANT JAMES PRICE
c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRES
LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 22 JANVIER 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : MADAME LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB
DATE DES MOTIFS : LE 30 JANVIER 2004
COMPARUTIONS :
Martha A. Healey POUR LE DEMANDEUR
Tina H. Hill
Elizabeth Richards POUR LES DÉFENDEURS
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ogilvy Renault POUR LE DEMANDEUR
Ottawa (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LES DÉFENDEURS
Sous-procureur général du Canada