Date : 20041020
Dossier : T-1124-03
Référence : 2004 CF 1464
Toronto (Ontario), le 20 octobre 2004
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE
ENTRE :
KEVIN DECKER
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Kevin Decker (le demandeur) demande le contrôle judiciaire d'une décision par laquelle le ministre des Pêches et des Océans Robert G. Thibault (le ministre), datée du 17 février 2003, a refusé de lui délivrer un permis de pêche à la crevette.
[2] Le demandeur sollicite une ordonnance :
1. Déclarant que les recommandations de l'Office des appels relatifs aux permis de pêche de l'Atlantique (l'Office des appels) sont erronées et qu'il les a émises de manière abusive et arbitraire et sans tenir compte de la preuve soumise à son attention;
2. De la nature d'un certiorari annulant la décision du ministre;
3. Déclarant que le demandeur a le droit d'obtenir un permis de pêche à la crevette ou, subsidiairement, ordonnant que l'affaire soit renvoyée à l'Office des appels, devant un comité différemment constitué aux fins d'une nouvelle audition avec la directive de se conformer au mandat que lui confère la Politique d'émission des permis de 1996;
4. Accordant les dépens de la présente demande;
5. Et toute autre mesure que la Cour estime juste.
Contexte
[3] Le demandeur, qui est titulaire d'un permis de pêche du poisson de fond, est un pêcheur désigné exploitant une entreprise à Terre-Neuve-et-Labrador.
[4] Le 23 avril 1997, le ministère des Pêches et des Océans (MPO) a annoncé que, dans le cadre de son Plan de gestion intégrée de la pêche pour le Nord-Est de Terre-Neuve, la côte du Labrador et la région du détroit de Davis, le total admissible de capture pour la crevette nordique serait révisé à la hausse en 1998 et dans les années subséquentes, pour autant que la ressource soit stable. Des permis temporaires seraient émis pour l'année 1998 de manière à ouvrir la pêche à la crevette à de nouveaux intervenants. Pour être admissible au permis temporaire, il fallait qu'avant la fin de 1998, les pêcheurs aient tout l'équipement voulu et que leurs bateaux aient été inspectés par le MPO.
[5] Le demandeur souhaitait obtenir un permis temporaire de pêche à la crevette pour la zone de pêche de la crevette 6 (ZPC 6).
[6] Dans des lettres datées du 15 septembre 1998 et du 4 novembre 1998 adressées aux pêcheurs désignés, le MPO a donné des précisions concernant sa Politique d'émission des permis. Dans la lettre du 4 novembre les exigences à satisfaire pour obtenir un permis étaient ainsi décrites :
[traduction]
1. Seules les entreprises titulaires d'un permis de pêche à la crevette en 1998 obtiendront un permis en 1999.
2. Pour obtenir un permis en 1998, le demandeur doit avoir adéquatement équipé son bateau de sorte qu'il soit prêt pour la pêche à la crevette. Préalablement à la délivrance du permis, le bateau sera inspecté par un représentant du MPO.
Si le bateau est équipé selon les exigences, un permis sera délivré sur paiement d'un droit de 100 $.
3. Le bateau doit être prêt pour la pêche et avoir été inspecté, et un permis temporaire de pêche à la crevette délivré au plus tard le 31 décembre 1998 pour qu'un pêcheur puisse avoir accès à la ressource en 1999.
Aucune exception ne sera faite dans le cadre de l'application de cette politique.
[7] Les parties ne s'entendent pas sur l'étendue et le contenu des conversations auxquelles le demandeur et des représentants du MPO ont participé à compter de la fin de 1998 jusqu'en 2002, ni sur le moment exact où elles ont eu lieu.
[8] Le demandeur soutient que les représentants du MPO lui ont dit qu'un permis lui serait octroyé s'il se procurait tous les engins de pêche nécessaires pour pêcher la crevette et que ceux-ci se trouvaient sur sa propriété avant l'échéance du 31 décembre 1998, et ce, même si l'équipement n'était pas installé sur son bateau à cette date. Les représentants du MPO nient avoir fait une telle promesse au demandeur.
[9] Le 16 novembre 2000, Jim Baird, un directeur régional du MPO, a fait parvenir une lettre au demandeur énonçant ce qui suit :
[traduction] La présente fait suit à votre conversation téléphonique avec Roy Russell concernant la délivrance d'un permis temporaire de pêche à la crevette pour la ZPC 6.
Vous prétendez que le ministère des Pêches et des Océans s'est engagé verbalement à vous octroyer un permis pour la pêche à la crevette, mais il reste qu'on vous a fait parvenir, tout comme aux autres pêcheurs désignés, des lettres datées du 15 septembre et du 31 décembre 1998 indiquant que les bateaux devaient être équipés de la manière voulue avant le 31 décembre 1998.
Étant donné que c'est le 23 avril 1997 que le ministre a initialement annoncé que des permis de pêche à la crevette seraient octroyés, le ministère est d'avis qu'un délai raisonnable a été accordé aux pêcheurs en vue de leur permettre d'avoir accès à la pêche en question.
Je regrette de ne pouvoir vous donner une réponse positive.
[10] Le 11 avril 2002, le demandeur a rencontré Gerald Marsh et Alan Rowsell du MPO pour discuter de sa situation et des préoccupations que lui causait le refus de lui octroyer un permis délivré. Les parties ne s'entendent pas sur ce qui s'est dit pendant cette réunion.
[11] Dans une lettre datée du 26 juillet 2002, le directeur régional de la Gestion des pêches du MPO a refusé la demande de permis de pêche à la crevette qu'avait présentée le demandeur parce qu'il ne s'était pas équipé à cette fin avant le 31 décembre 1998. Il y était également indiqué que le demandeur avait 90 jours pour appeler de cette décision devant l'Office des appels.
[12] Le 25 septembre 2002, l'Office des appels, présidé par George Clements, a entendu l'appel.
[13] Selon le témoignage du demandeur, tous les engins de pêche nécessaires, sauf une pièce qu'il avait commandée mais pas encore reçue, se trouvaient dans sa cour à Joe Batts en date du 31 décembre 1998. De plus, il a produit devant l'Office les affidavits de George Decker et de Don McKenna qui attestent ces faits. Le demandeur a aussi signalé que le MPO avait, dans d'autres cas, fait des exceptions à sa Politique d'émission de permis et il a demandé à l'Office des appels de se prononcer en sa faveur.
[14] Le 30 septembre 2002, le demandeur a versé au dossier de l'Office des appels des renseignements financiers additionnels montrant qu'il avait, avant la fin de 1998, dépensé 24 149 $ pour commander ou acheter, selon le cas, des engins de pêche à la crevette.
[15] Par lettre datée du 17 février 2003, le sous-ministre adjoint, P. S. Chamut, a informé le demandeur que son appel avait été rejeté :
[traduction] Le ministre a rendu sa décision après un examen exhaustif de tous les renseignements disponibles et j'ai le regret de vous informer qu'il a rejeté votre appel. Le ministre a conclu que le ministère des Pêches et des Océans a correctement interprété et appliqué la Politique d'émission des permis à votre égard.
[16] Le demandeur a communiqué avec le MPO et a demandé qu'on lui fasse parvenir les motifs et les recommandations de l'Office des appels. Le 31 mars 2003, il a reçu le rapport que l'Office des appels avait remis au ministre, lequel comprenait les énoncés suivants dans la partie consacrée aux recommandations :
[traduction] L'Office des appels recommande que l'appel soit rejeté parce qu'il n'y avait pas d'engins de pêche à la crevette sur le bateau lorsque l'agent des pêches, M. Furlong, l'a inspecté le 29 décembre 1998. De plus, M. Decker a informé l'agent des pêches que le seul engin de pêche qu'il avait sur Fogo Island était un filet pour la pêche à la crevette, et qu'à Point Leamington il avait un winch.
[...]
L'Office a conclu que M. Kevin Decker a peut-être effectivement tenté de se procurer, avant l'échéance du 31 décembre 1998, les engins de pêche requis pour la pêche à la crevette.
Toutefois, l'Office est d'avis que M. Decker ne s'est pas procuré tous les engins inscrits sur la liste de contrôle du ministère des Pêches et Océans, lesquels devaient être installés sur le bateau avant l'échéance du 31 décembre 1998.
Par conséquent, l'Office considère que M. Decker a été traité équitablement et en conformité avec la politique du ministère des Pêches et Océans alors en vigueur et il recommande au ministre de rejeter l'appel.
[17] Il s'agit donc du contrôle judiciaire du refus du ministre de délivrer un permis de pêche à la crevette au demandeur.
Les prétentions du demandeur
Allégations
[18] Plusieurs des allégations du demandeur sont contestées par le ministre.
[19] Selon le demandeur, les représentants du MPO, plus précisément Gerald Marsh, l'ont dispensé d'équiper son bateau avant le 31 décembre 1998 à la condition qu'il ait entreposé les engins voulus chez lui ou qu'il les ait commandés.
[20] Le demandeur affirme avoir expliqué à M. Marsh que pour être en mesure d'installer les lourds engins requis pour pêcher la crevette, le pont de son bateau devait être refait, et qu'on l'avait autorisé à entreposer l'équipement sur sa propriété pendant les réparations.
[21] Le demandeur soutient de plus qu'entre janvier 1999 et juillet 2002, il a sans succès fait de nombreuses demandes auprès du MPO en vue d'obtenir un permis de pêche à la crevette. La seule raison invoquée à l'appui de ces refus était qu'il n'avait pas équipé son bateau pour la pêche à la crevette avant l'échéance du 31 décembre 1998.
[22] Le demandeur soutient que, pendant sa rencontre du 11 avril 2002 avec Alan Rowsell et Gerald Marsh, on lui a confirmé que d'autres pêcheurs avaient été dispensés par le MPO de respecter l'échéance du 31 décembre 1998.
[23] Le demandeur prétend que ce n'est qu'au moment de l'audition de son appel, quand le MPO a produit un résumé à ce sujet, qu'il a été informé de la teneur du mandat de l'Office des appels.
[24] Selon le demandeur, la preuve qu'il a soumise devant l'Office des appels, tout comme celle de George Decker et de Don McKenna, confirme qu'il avait, avant la fin de 1998, entreposé tous les engins requis pour pêcher la crevette sur sa propriété. De plus, David Decker, un représentant syndical, a affirmé lors de l'appel que le MPO s'était montré compréhensif à l'égard d'autres pêcheurs en raison du fait que certains engins de pêche n'étant pas disponibles sur le marché.
[25] Le demandeur a fait valoir que l'Office des appels ne s'est pas acquitté de son mandat, lequel consiste, selon la Politique d'émission des permis (chapitre 7, alinéa 35(7)c)), à déterminer si le pêcheur en cause a été traité équitablement ou si des circonstances atténuantes justifient de déroger aux méthodes du ministère et à faire ensuite une recommandation au ministre. De plus, le demandeur argue que, n'ayant pas reçu copie du document faisant état du mandat de l'Office des appels, il n'a pas été en mesure de bien préparer l'audience.
[26] Le demandeur prétend qu'après l'audience, le président de l'Office des appels, George Clements, lui a laissé savoir qu'il était important que l'Office dispose d'éléments de preuve faisant état des dépenses engagées pour acheter l'équipement. De plus, dans ses affidavits, souscrits le 10 avril et le 27 mai 2003, le demandeur affirme qu'après l'audience M. Clements lui a indiqué que s'il produisait ses reçus, l'Office des appels serait disposé à faire au ministre une recommandation favorable au demandeur. M. Clements dit ne jamais avoir participé à une telle conversation.
Argument juridique
[27] Le demandeur a signalé que, devant l'Office des appels, le MPO a donné comme exemples de circonstances atténuantes justifiant de déroger à une politique d'émission des permis, les cas de bris mécaniques et les cas où il est démontré que des dépenses ont été engagées.
[28] Selon le demandeur, l'Office des appels, en ne prenant pas en compte la preuve relative aux problèmes d'ordre mécanique qu'avait rencontrés le demandeur et aux dépenses qu'il avait engagées, n'a pas déterminé s'il existait des circonstances atténuantes et ne s'est donc pas acquitté de son mandat.
[29] Le demandeur avance que les travaux requis pour renforcer le pont de son bateau équivalaient à remédier à des défaillances mécaniques et que l'Office des appels aurait dû, à cet égard, tirer une conclusion favorable au demandeur.
[30] Le demandeur soutient en outre qu'en faisant une recommandation négative au ministre, l'Office des appels n'a pas tenu compte de la preuve qui lui a été soumise concernant les dépenses qu'il avait engagées en vue de faire la pêche à la crevette.
[31] Selon le demandeur, l'Office des appels n'a pas pris en compte les affidavits et les témoignages de George Decker, de Don McKenna et de David Decker, les renseignements d'ordre financier confirmant l'achat de l'équipement requis pour faire la pêche aux crevettes et son propre témoignage. Le demandeur signale, en outre, que les représentants du MPO et les membres du comité de l'Office des appels n'ont en aucun temps durant l'audience contesté le fait qu'il avait acheté ou commandé tout l'équipement requis, et que, malgré cela, la décision défavorable de l'Office des appels repose principalement sur le fait que le demandeur n'a pas acheté ou commandé tous les dispositifs exigés. Le demandeur fait valoir que la décision de l'Office des appels se fonde, par conséquent, sur une conclusion de fait erronée qui ne tient pas compte de la preuve dont il disposait.
[32] Le demandeur soutient que le MPO n'a pas mis en preuve devant l'Office la « liste de contrôle » relative aux engins de pêche requis et qu'aucune question ne lui a été posée concernant le contenu d'une telle liste, et ce, bien que la décision défavorable de l'Office des appels se fonde sur la conclusion que le demandeur n'avait pas acheté les pièces d'équipement figurant sur la « liste de contrôle » du MPO avant l'échéance du 31 décembre 1998.
[33] Le demandeur ajoute que l'Office des appels n'a pas tenu compte de la preuve démontrant que d'autres pêcheurs ont été dispensés de respecter la date limite pour équiper leur bateau.
[34] Le demandeur soutient de plus que l'Office des appels ne s'est pas acquitté de son mandat en ce qu'il a omis de vérifier :
1. Si on avait accordé au demandeur la possibilité d'en appeler devant un Comité régional d'appel relatif à la délivrance des permis;
2. Pourquoi le demandeur n'a pas été officiellement avisé du refus du MPO de lui délivrer un permis avant juillet 2002, soit environ quatre ans après sa première demande;
3. Pourquoi le MPO a attendu au mois de juillet 2002 pour l'informer de ses droits en matière d'appel;
4. Pourquoi le demandeur n'a pas eu droit au même traitement que les autres pêcheurs qui se sont vu accorder une prorogation pour se procurer leurs engins de pêche et les installer;
5. Si par suite d'ennuis mécaniques ou du fait que des dépenses avaient été engagées, il existait des circonstances atténuantes justifiant une décision favorable.
[35] Le demandeur a en outre fait valoir que, compte tenu de son mandat consistant à déterminer si le demandeur de permis a été traité équitablement conformément aux politiques, méthodes et procédures du MPO, l'Office des appels aurait dû prendre en compte les facteurs susmentionnés. Or, il ne l'a pas fait.
[36] Le demandeur fait valoir que le ministre doit exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14, en matière de délivrance de permis, conformément aux règles de justice naturelle, ce qu'il n'a pas fait en l'espèce.
[37] Selon le demandeur la décision du ministre, dont il a été informé par la lettre de P. S. Chamut, avait pour seul fondement la recommandation de l'Office des appels. S'appuyant sur Fennelly c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2003 CF 1097, [2003] A.C.F. no 1398 (QL), le demandeur fait valoir que la recommandation de l'Office des appels peut faire l'objet d'une contestation dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire de la décision qu'a, en définitive, prise le ministre.
[38] Comme ce fut le cas dans Fennelly, précité, et dans Keating c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CFPI 1174, [2002] A.C.F. no 1602 (QL), le demandeur soutient que la recommandation de l'Office des appels et, par conséquent, la décision qu'a finalement prise le ministre, était fondée sur une conclusion de fait erronée tirée sans égard à la preuve.
Les prétentions du défendeur
[39] Selon le défendeur, le MPO n'a jamais promis au demandeur qu'il serait exempté de respecter la date limite pour l'achat ou l'installation des engins de pêche requis, fixée au 31 décembre 1998, et le demandeur ne s'est pas procuré, ni n'a installé, les pièces d'équipement nécessaires pour faire la pêche à la crevette. Il n'était, par conséquent, pas admissible à un permis de pêche à la crevette.
[40] Le défendeur se réfère de plus à la lettre que Jim Baird a fait parvenir au demandeur en date du 16 novembre 2000, dans laquelle il était de nouveau indiqué que les exigences relatives aux engins de pêche avaient été signalées par écrit aux pêcheurs en septembre et en novembre 1998.
[41] Le défendeur nie également que le président de l'Office des appels se soit engagé, d'une quelconque façon, à faire une recommandation favorable si des reçus étaient mis en preuve.
[42] Le défendeur soutient que les plaintes du demandeur portant qu'il n'a pas été informé de l'existence de l'Office des appels ou du mandat de l'organisme sont sans fondement étant donné que la Politique d'émission des permis du MPO, qui fait état du mandat de l'Office des appels, est mise à la disposition du public sur Internet.
[43] Le défendeur prétend que les rares exceptions faites par le MPO en ce qui concerne la date limite pour équiper les bateaux ont été consenties dans des circonstances qui n'ont rien à voir avec la situation du demandeur et que, par conséquent, elles ne lui sont d'aucun secours.
[44] Le défendeur avance que les recommandations de l'Office des appels ne sauraient être soumises au contrôle de la Cour parce qu'il ne s'agit pas d'un organe décisionnel établi par la loi et qu'il ne s'agit pas d'un office fédéral au sens de l'article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 (voir Jada Fishing Co. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 103, [2002] A.C.F. no 436 (QL), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2002] S.C.C.A. no 209 (QL)). De plus, le défendeur fait valoir que l'Office des appels ne rend pas des décisions mais formule plutôt des recommandations qui ne lient pas le ministre; son rapport n'est donc pas assujetti au contrôle judiciaire.
[45] Le défendeur est d'avis que le législateur a expressément conféré au ministre le pouvoir discrétionnaire de délivrer un permis de pêche. Il ajoute que la Cour doit s'en tenir à déterminer si la décision du ministre était manifestement déraisonnable. Le défendeur s'appuie sur Tucker c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [2000] A.C.F. no 1868 (C. F. 1re inst.) (QL), conf. par (2001), 288 N.R. 10, 2001 CAF 384, pour étayer sa prétention voulant que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision manifestement déraisonnable.
[46] Selon le défendeur cette norme de contrôle, qui invite à une grande déférence, exige simplement que le ministre ait pris sa décision sur le fondement de considérations pertinentes et qu'il ait agi de bonne foi en respectant les règles de justice naturelle. La Cour devrait preuve de prudence avant d'annuler la décision du ministre.
[47] Le défendeur soutient que le demandeur n'a pas équipé son bateau pour la pêche à la crevette avant le 31 décembre 1998 et que, par conséquent, c'est par sa faute qu'il est devenu non admissible au permis. Compte tenu qu'il n'était pas tenu de dispenser le demandeur des conditions applicables, la décision du ministre de rejeter l'appel n'était manifestement pas déraisonnable.
[48] Le défendeur est d'avis qu'il n'est pas du ressort de la Cour de déterminer si l'Office des appels a agi comme il était tenu de le faire. Subsidiairement, le défendeur soutient que l'Office des appels a respecté son mandat, qui consistait à déterminer si le demandeur avait été traité équitablement conformément aux politiques, méthodes ou procédures établies ou s'il y avait des circonstances atténuantes.
[49] Selon le défendeur, il est faux de prétendre que l'Office des appels n'a pas tenu compte de la preuve soumise à son attention; il en a plutôt tiré des conclusions différentes de celles mises de l'avant par le demandeur.
[50] Le défendeur fait valoir que la décision Fennelly, précitée, peut être distinguée de la présente affaire parce qu'en l'espèce l'Office des appels a adéquatement traité toutes les questions qui lui étaient soumises. De plus, le défendeur avance que la décision Keating, également précitée, peut quant à elle être distinguée du fait que dans la présente instance il n'a pas été démontré que le ministre s'est appuyé sur des éléments étrangers ou dénués de pertinence pour rendre sa décision.
[51] Pour l'essentiel, le défendeur soutient que ce que le demandeur demande à la Cour c'est de reconsidérer les conclusions de fait de l'Office des appels, ce qui n'est pas de son ressort. La position du demandeur concernant ce qui constitue des circonstances atténuantes est incompatible avec le large pouvoir discrétionnaire que la Loi sur les pêches, précitée, confère au ministre.
[52] Le défendeur fait valoir que le demandeur n'a pas démontré qu'il existe des motifs de révision, et que, par conséquent, la demande doit être rejetée, avec dépens.
Questions en litige
[53] Le demandeur a ainsi formulé les questions que soulève cette affaire :
1. L'Office des appels a-t-il omis de s'acquitter de son mandat?
2. La recommandation négative que l'Office des appels a présentée au ministre a-t-elle été formulée sur le fondement d'une conclusion de fait erronée ou encore sans tenir compte de la preuve soumise à son attention?
3. Le ministre a-t-il rendu sa décision sur le fondement d'une mauvaise appréciation des faits ou encore en contravention avec les règles de justice naturelle?
[54] Pour ma part, je libellerais ainsi la question que la Cour doit résoudre :
Le demandeur a-t-il établi qu'il existe un motif justifiant l'intervention de la Cour?
Dispositions pertinentes
[55] Le paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, précitée, confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de délivrer des permis de pêche :
7. (1) En l'absence d'exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d'exploitation de pêcheries - ou en permettre l'octroi -, indépendamment du lieu de l'exploitation ou de l'activité de pêche. |
7. (1) Subject to subsection (2), le ministre may, in his absolute discretion, wherever the exclusive right of fishing does not already exist by law, issue or authorize to be issued leases and licences for fisheries or fishing, wherever situated or carried on. |
Analyse et décision
[56] Je dois d'abord définir la nature du lien existant entre la recommandation de l'Office des appels et la décision du ministre de refuser de délivrer un permis.
[57] Il ressort de l'examen du paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, précitée, que cette disposition confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire en matière d'octroi de permis. Aux paragraphes 36 et 37 de l'arrêt Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] R.C.S. 12, le juge Major énonce ce qui suit, au nom de la Cour suprême du Canada, en ce qui concerne l'étendue du pouvoir discrétionnaire du ministre :
Je suis d'avis que le pouvoir discrétionnaire d'autoriser la délivrance de permis, qui est conféré au Ministre par l'art. 7, est, à l'instar de son pouvoir discrétionnaire de délivrer des permis, restreint seulement par l'exigence de justice naturelle, étant donné qu'il n'y a actuellement aucun règlement applicable. Le Ministre doit fonder sa décision sur des considérations pertinentes, éviter l'arbitraire et agir de bonne foi. Il en résulte un régime administratif fondé principalement sur le pouvoir discrétionnaire du Ministre: voir Thomson c. Ministre des Pêches et Océans, C.F. 1re inst., no T-113-84, 29 février 1984.
Cette interprétation de la portée du pouvoir discrétionnaire du Ministre est conforme à la politique globale de la Loi sur les pêches. Les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun qui appartient à tous les Canadiens. En vertu de la Loi sur les pêches, le Ministre a l'obligation de gérer, conserver et développer les pêches au nom des Canadiens et dans l'intérêt public (art. 43). Les permis sont un outil dans l'arsenal de pouvoirs que la Loi sur les pêches confère au Ministre pour gérer les pêches. Ils permettent de restreindre l'accès à la pêche commerciale, de limiter le nombre de pêcheurs et de navires et d'imposer des restrictions quant aux engins de pêche utilisés et à d'autres aspects de la pêche commerciale.
[58] La décision du ministre de délivrer un permis est prise à la lumière d'un rapport et d'une recommandation de l'Office des appels, lequel ne tire pas son origine de la loi. Le mandat de l'Office des appels figure dans la Politique d'émission des permis pour la pêche commerciale dans l'Est du Canada, juillet 1996 (la Politique d'émission des permis). Le chapitre 7 de la Politique d'émission des permis prévoit qu'une personne qui n'est pas satisfaite d'une décision du MPO en matière d'émission de permis peut en appeler à un Comité régional d'appel relatif à la délivrance des permis et, par la suite, à l'Office des appels. En l'espèce, l'appel n'a pas été entendu par un comité régional d'appel. Le ministre a plutôt renvoyé l'affaire à l'Office des appels conformément au paragraphe 35(8) du chapitre 7.
[59] La Politique d'émission des permis énonce que l'Office des appels formule des recommandations au ministre à l'égard des appels, et que pour ce faire il (chapitre 7, alinéa 35(7)c)) :
i) détermine si le requérant a été traité équitablement conformément aux politiques, méthodes et procédures du ministère;
ii) détermine si des circonstances atténuantes justifient de déroger aux politiques, méthodes ou procédures établies.
[60] Dans Jada Fishing, précité, le juge Malone de la Cour d'appel fédérale examine aux paragraphes 12 et 13 la question du lien entre les recommandations de l'Office des appels et la décision ultimement prise par le ministre :
Il est clair que le ministre a le pouvoir, en vertu de l'article 7 de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, de rendre, à discrétion, des décisions au sujet des licences d'exploitation de pêcheries. En revanche, la formation n'avait pas cette compétence en vertu de la loi et elle a simplement formulé des recommandations que le ministre était en droit d'accepter ou de rejeter. À première vue, les recommandations de la formation ne sont donc pas, de par leur nature, susceptibles de contrôle. En l'espèce, en raison de l'ampleur de l'avis de demande de contrôle judiciaire présenté au juge Pelletier, je suis convaincu que la Cour peut contrôler une décision discrétionnaire du ministre qui se fonde, en partie, sur une recommandation de la formation.
Dans le présent appel, les appelantes cherchent à faire annuler l'ordonnance du juge qui a siégé en révision et elles ne font référence qu'à la « décision » de la formation et à la conduite de celle dernière; il n'y est pas fait mention du ministre. La décision du ministre, en date du 3 avril 1998, est cependant toujours valide. De toute façon, la décision ou recommandation de la formation, qui est inexorablement liée à la décision du ministre, est sans effet juridique, à moins que le ministre ne l' « adopte » en tant qu'un des fondements de sa décision. Je suis d'avis que le présent appel ne peut se poursuivre qu'en tant que contrôle de la décision du ministre fondé sur le paragraphe 18.1(4) de la Loi, bien que l'appel soit présenté sous le couvert d'une contestation de la recommandation de la formation. La Cour contrôle donc, dans le présent appel, l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre.
[61] En l'espèce, la lettre du sous-ministre adjoint par laquelle l'appel est rejeté fait mention de l'audience devant l'Office des appels et du fait que pour décider de rejeter l'appel, le ministre s'est appuyé sur un [traduction] « examen exhaustif de tous les renseignements disponibles » . Je suis d'avis que la recommandation de l'Office des appels portant qu'il y avait lieu de rejeter l'appel de même que ses conclusions de fait faisaient partie des renseignements en question. Bien que le rapport de l'Office des appels ne soit pas à première vue susceptible de faire l'objet d'un contrôle, il n'en demeure pas moins que la Cour peut en examiner le caractère raisonnable parce qu'il a servi d'assise à la décision du ministre. J'estime qu'il y a lieu d'appliquer la méthode que décrit la juge Heneghan dans Fennelly, précité, aux paragraphes 44 à 47 :
Je renvoie encore une fois à l'arrêt Jada Fishing, précité. Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale a conclu que la recommandation de l'Office des appels était « inexorablement liée » à la décision du ministre et n'avait aucun effet juridique à moins que le ministre ne l' « adopte » en tant que fondement de sa décision. La Cour a ensuite conclu que la recommandation de l'Office des appels pouvait être contestée dans une demande de contrôle judiciaire de la décision définitive du ministre.
Dans l'arrêt Jada Fishing, précité, le ministre a accueilli l'appel. Cette décision confirmait la recommandation de l'Office des appels. À la page 240, la Cour a fait remarquer que le dossier ne révélait pas si le ministre était d'accord avec les motifs de l'Office des appels puisque la décision faisant l'objet du contrôle a simplement dit qu'elle avait été rendue en [traduction] « se basant sur un examen approfondi de tous les renseignements disponibles et sur la recommandation de la formation » .
En l'espèce, la décision faisant l'objet du contrôle est celle du ministre, communiquée au moyen de la lettre du 6 septembre 2002. Cette lettre, après avoir mentionné l'audience tenue par l'Office des appels le 29 avril 2002, disait que le ministre [traduction] « avait rendu une décision en se basant sur un examen approfondi de tous les renseignements disponibles [...] » . À mon avis, il est raisonnable d'inférer que le rapport et la recommandation de l'Office des appels constituaient un fondement de la décision du ministre. Cela est compatible avec l'objet de la Politique d'émission des permis, qui a créé l'Office des appels, selon lequel le rapport et la recommandation de l'Office des appels devraient guider la décision définitive du ministre.
Il s'ensuit, à mon avis, que le rapport et la recommandation de l'Office des appels peuvent être examinés par la Cour, comme ce fut le cas dans arrêt Jada Fishing, précité lorsque la Cour d'appel fédérale a examiné le caractère raisonnable de la recommandation de l'Office des appels et le respect des exigences de l'équité procédurale.
[62] Dans la présente affaire, les versions divergent concernant ce qu'ont dit les représentants du MPO au demandeur et les promesses qui ont ou non été faites. Plus particulièrement, les parties ne s'entendent pas sur la question de savoir si le demandeur a été dispensé des conditions prévues dans la Politique d'émission des permis, et si son bateau a été inspecté (le demandeur affirme qu'il ne l'a pas été, alors que le défendeur affirme pour sa part qu'un agent des pêches a procédé à l'inspection du bateau à la fin de 1998). Elles ne s'entendent pas non plus sur les propos tenus lors des rencontres auxquelles les parties ont subséquemment participé et sur la teneur de la conversation, le cas échéant, entre le demandeur et le président de l'Office des appels.
[63] Sans statuer sur ces questions de fait, encore non résolues, je suis d'avis, compte tenu des circonstances de l'espèce, que la Cour doit intervenir. La recommandation de l'Office des appels fait notamment mention de ce qui suit :
[traduction] Toutefois, l'Office a conclu que M. Decker ne s'était pas procuré tous les engins de pêche qui figuraient sur la liste de contrôle du ministère des Pêches et des Océans et qui devaient être installés sur le bateau avant l'échéance du 31 décembre 1998.
[64] Il ressort d'un examen du dossier qu'aucune liste de contrôle n'a été mise en preuve dans le cadre de l'appel. L'Office des appels ne s'est pas prononcé sur la question de savoir si Gerald Marsh avait accordé une dispense au demandeur. De même, la conclusion de l'Office des appels selon laquelle le demandeur avait avisé un agent des pêches qu'il n'avait pas obtenu toutes les pièces d'équipement voulues avant l'échéance fixée par le ministère contredit directement la preuve que le défendeur a soumise par affidavit. De plus, l'Office n'a aucunement motivé cette conclusion.
[65] Je conclus également que l'Office des appels n'a pas déterminé, comme il lui incombait de le faire, si des circonstances atténuantes justifiaient de déroger aux politiques établies par le MPO. Pendant l'audience, le MPO a lui-même laissé savoir que le fait d'avoir engagé des dépenses était un motif justifiant de conclure à l'existence de circonstances atténuantes permettant au ministre de délivrer un permis au demandeur. Je suis d'avis que l'Office des appels aurait dû analyser cette question dans le rapport qu'il a remis au ministre et déterminer si le demandeur était, à ce titre, admissible à l'obtention du permis demandé.
[66] Comme je l'ai déjà signalé, et tel qu'il appert de la lettre de refus du ministre dans laquelle il est fait mention de la date de l'audience de l'Office des appels, le rapport de cet organisme constitue l'un des fondements de la décision du ministre de rejeter l'appel. De fait, c'est le seul élément ayant servi d'assise à sa décision auquel il se réfère expressément. Sa lettre de refus énonce simplement que sa révision se fonde sur [traduction] « un examen exhaustif de tous les renseignements disponibles » . Il ne précise pas quels sont les autres renseignements sur lesquels il s'est appuyé.
[67] Je conclus que, parce les recommandations de l'Office des appels lui ont servi d'assise, la décision du ministre découle d'une mauvaise appréciation des faits. Je fais référence à la conclusion de fait selon laquelle le demandeur n'avait pas obtenu toutes les pièces d'équipement figurant sur la liste de contrôle du MPO et devant être installées sur son bateau.
[68] En outre, rien ne permet de conclure que le ministre a examiné la question de savoir si le demandeur était en droit d'invoquer des « circonstances atténuantes » . L'Office des appels n'a pas analysé la preuve dont elle disposait sur cette question.
[69] Je suis d'avis que la demande contrôle judiciaire doit être accueillie. La décision du ministre de refuser de délivrer un permis de pêche à la crevette sera annulée. L'affaire sera renvoyée au ministre pour un nouvel examen en conformité avec les présents motifs. L'Office des appels a omis de statuer sur deux questions importantes, soit les questions de savoir si : (1) une dispense a été accordée au demandeur, et (2) s'il existait des circonstances atténuantes compte tenu du fait que le demandeur a établi avoir engagé des dépenses. Par conséquent, il est loisible au ministre de renvoyer l'affaire à l'Office des appels, devant un comité différemment constitué, pour qu'il se prononce sur ces questions ainsi que sur l'incompatibilité entre l'allégation voulant que le demandeur n'ait pas obtenu toutes les pièces d'équipement figurant sur la liste de contrôle et la preuve par affidavit que le demandeur a fournie à ce sujet. L'Office des appels devra se conformer au mandat qui lui est conféré en vertu de la Politique d'émission des permis de 1996.
[70] Le demandeur aura droit aux dépens relatifs à la présente demande.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE :
1. La demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l'affaire renvoyée au ministre pour un nouvel examen en conformité avec les présents motifs. Il est loisible au ministre de renvoyer l'affaire à l'Office des appels, devant un comité différemment constitué, pour qu'il se prononce sur les questions devant être tranchées conformément au mandat qui lui est conféré en vertu de la Politique d'émission des permis de 1996.
2. Le demandeur a droit aux dépens.
« John A. O'Keefe »
Juge
Traduction certifiée conforme
Chantal DesRochers, LL.B
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1124-03
INTITULÉ : KEVIN DECKER
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
LIEU DE L'AUDIENCE : ST. JOHN'S (TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR)
DATE DE L'AUDIENCE : 18 JUIN 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE O'KEEFE
COMPARUTIONS :
Jerry Wetzel
POUR LE DEMANDEUR
Reinhold M. Endres, c.r.
POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Wetzel's Law Office
Grand Falls-Windsor (Terre-Neuve-et-Labrador)
POUR LE DEMANDEUR
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada
POUR LE DÉFENDEUR
COUR FÉDÉRALE
Date : 20041020
Dossier : T-1124-03
ENTRE :
KEVIN DECKER
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE