Ottawa (Ontario), le mercredi 10 août 2005
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON
ENTRE :
demandeur
et
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LA JUGE DAWSON
[1] M. Correra est un Cingalais de nationalité sri-lankaise. Il craint de retourner au Sri Lanka parce qu'il dit que les forces de sécurité de ce pays croient qu'il soutient les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (les LTTE). Le 1er juin 2004, il a reçu une décision défavorable à la suite de sa demande d'évaluation des risques avant renvoi (ÉRAR). L'agente qui a fait l'évaluation a conclu que la majorité cingalaise du Sri Lanka peut se prévaloir d'une protection d'État adéquate. Tout en reconnaissant que M. Correra avait été emprisonné par les forces de sécurité jusqu'à ce que son père monnaye sa libération, l'agente a estimé que M. Correra avait à sa disposition [traduction] « plusieurs recours pour contester la légalité de sa détention » . Finalement, l'agente a conclu que M. Correra n'avait pas présenté de preuve claire et convaincante de l'incapacité de l'État sri-lankais à le protéger.
[2] Le 29 juin 2004, l'avocat de M. Correra informait l'agente d'ÉRAR que le père de M. Correra, Patrick Curera, avait été tué par des membres des forces de sécurité du Sri Lanka parce qu'il avait refusé de coopérer avec eux quand ils s'étaient rendus chez lui pour lui demander oùse trouvait M. Correra. Finalement, une deuxième demande d'ÉRAR a été présentée sur cette base et examinée par une seconde agente d'évaluation (l'agente).
[3] L'agente a admis que les trois documents suivants constituaient des éléments de preuve « survenus depuis le rejet » , qui pouvaient validement être pris en compte dans la seconde demande d'ÉRAR, en conformité avec l'alinéa 113a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :
1. Un affidavit de la mère de M. Correra, dans lequel elle fait les affirmations suivantes :
[traduction]
02. Le 26 novembre 2003, les officiers de l'armée sri-lankaise sont venus chez moi pour s'informer de Charles Gamini Curera.
03. Mon mari, Patrick Curera, leur a dit que toute la famille de Charles Gamini Curera avait quitté le Sri Lanka.
04. Les officiers ont alors emmené mon mari.
05. Par la suite, je me suis rendue au poste de police pour déposer une plainte, mais la police a refusé de s'en occuper.
06. Par la suite, je suis allée voir un avocat pour obtenir un avis, et il m'a dit de m'adresser à la Commission des droits de l'homme.
07. Puis, le 11 décembre 2003, j'ai appris qu'un cadavre avait été trouvé près du chemin Kakkapalliya.
08. J'y suis allée et j'ai reconnu le corps, c'était celui de mon mari, Patrick Curera. L'autopsie a révélé que le décès avait été causé par une hémorragie interne qui elle-même résultait d'une violente agression.
2. Un extrait du registre des décès, qui montrait que le père de M. Correra était décédé d'une [traduction] « HÉMORRAGIE INTERNE EXCESSIVE CAUSÉE PAR UNE AGRESSION » .
3. Une déclaration de l'épouse de M. Correra, où elle dit notamment :
[traduction]
Le 19 juillet 2003, mon mari a été libéré après que son père eut versé à la police un pot-de-vin de 50 000 roupies. Après sa libération, nous sommes restés avec son ami à Nuwaraeliya car nous avions le sentiment que nos vies étaient en danger. ÀNuwaraeliya, mon mari a été traité pour les blessures qu'il avait subies durant sa détention.
Également, durant cette période, l'armée s'est présentée chez nous et chez mes beaux-parents à Marawilla à plusieurs reprises pour chercher mon mari. Lorsque mon beau-père leur a dit qu'il ne savait pas où se trouvait son fils, il a été agressé. Il s'est rendu à la police pour déposer une plainte d'agression, mais la plainte n'a pas été consignée. Il a consulté un avocat spécialiste des droits de la personne, à qui il a demandé d'engager des procédures contre la police pour manquement à ses obligations.
[¼]
Peu après le décès de mon beau-père, des militaires sont allés chez mes parents à deux reprises, pour leur demander où était mon mari, et ils les ont menacés. Les militaires ont également continué de chercher à savoir où se trouvait mon mari, en se rendant chez ma belle-mère. Ils sont allés chez elle environ douze fois et ils l'ont menacée elle aussi.
[4] Après examen de ces nouveaux renseignements, l'agente a rendu encore une fois une décision d'ÉRAR défavorable. M. Correra présente sa demande de contrôle judiciaire à l'encontre de ladite décision.
[5] En rejetant la deuxième demande de M. Correra, l'agente a fait les observations et les constatations suivantes.
- L'affidavit de la mère de M. Correra ne disait pas que les militaires ou les forces de sécurité avaient tué son mari, et [traduction] « il n'y a pas suffisamment de preuves persuasives permettant de dire que les militaires ou les agents de sécurité ont tué le père du demandeur. Il a pu être la victime d'un acte criminel » .
- Aucune preuve n'a été produite à propos de l'avis que l'avocat avait donnéà la mère de M. Correra.
- Dans sa déclaration, l'épouse de M. Correra a dit que le décès de son beau-père avait été publié dans les journaux, mais aucun article de journal n'a été présenté, l'épouse n'a pas précisé pourquoi les militaires s'étaient rendus chez ses parents pour s'informer de son mari, ni n'a précisé ce qu'ils ont dit à ses parents, et, même si elle a dit qu'on avait conseillé à son beau-père d'engager un procès, la preuve ne permettait pas d'affirmer que c'est ce qu'il avait fait.
- Les preuves nouvelles indiquaient que le père de M. Correra était décédé, mais elles ne permettaient pas d'affirmer qu'il avait été tué par l'armée ou par les autorités parce qu'il avait refusé de coopérer avec l'armée.
- La preuve ne permettait pas de déterminer pourquoi le père de M. Correra avait été enlevé par l'armée.
- La preuve ne permettait pas de conclure que les autorités s'intéresseraient à M. Correra après son retour au Sri Lanka.
- Il y a insuffisance de preuves persuasives permettant d'affirmer que l'État n'est pas disposé ou apte à offrir une protection à M. Correra.
[6] Dans la mesure où l'agente a tiré des conclusions de fait (par exemple, le point de savoir si la preuve permettait de dire que le père de M. Correra avait été tué par l'armée), la norme qu'elle devait appliquer est la prépondérance de la preuve. Voir l'arrêt Li c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration) (2005), 249 D.L.R. (4th) 306 (C.A.F.), aux paragraphes 9 et 10; la décision Alam c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration) (2005), 41 Imm. L.R. (3d) 263 (C.F.), au paragraphe 8. De telles conclusions ne peuvent être modifiées par la Cour que si elles ont été tirées d'une manière abusive ou arbitraire ou sans égard à la preuve que l'agente avait devant elle. Voir l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et aussi l'arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), 2005 CSC 40, aux paragraphes 37 et 38.
[7] Quand un agent d'ÉRAR s'occupe ensuite d'appliquer le droit aux faits constatés par lui, la norme de contrôle est la décision raisonnable simpliciter. Ainsi, lorsque la décision d'un agent d'ÉRAR est examinée globalement et dans son intégralité, la norme de contrôle est la décision raisonnable simpliciter. Voir le jugement Kim c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2005] A.C.F. n ° 540 (C.F.), au paragraphe 22.
[9] En l'espèce, l'agente n'a pas dit que les nouveaux éléments de preuve qu'elle avait devant elle n'étaient pas crédibles. Elle a reconnu ce qui suit :
- Des membres de l'armée sri-lankaise s'étaient rendus chez les parents de M. Correra pour leur demander où il était.
- Après que le père de M. Correra leur eut dit que son fils et sa famille avaient quitté le Sri Lanka, ils ont emmené le père de M. Correra.
- Quand sa mère s'est rendue au poste de police pour se plaindre de cet enlèvement, la police a refusé de consigner sa plainte.
- Environ 15 jours après que l'armée eut emmené le père de M. Correra, son cadavre a été trouvé.
- La cause du décès était une hémorragie interne provoquée par une violente agression.
- Après le décès du père de M. Correra, l'armée s'est rendue chez les beaux-parents de M. Correra pour savoir où il était.
[10] Ces éléments de preuve pouvaient juridiquement autoriser les déductions suivantes : les militaires ou les forces de sécurité avaient tué le père de M. Correra alors qu'ils étaient à la recherche de M. Correra, et les forces de sécurité ou les militaires tentaient encore de trouver M. Correra, même après l'assassinat de son père. Ces éléments permettaient de faire ces déductions, mais l'agente avait le droit d'écarter telles déductions si l'ensemble de tous les éléments, selon la prépondérance de la preuve, s'accordait aussi bien avec d'autres déductions ou conclusions.
[11] En regard des éléments de preuve qui autorisaient ces déductions, l'agente a considéré et évalué ce qui suit :
- La possibilité que le père de M. Correra fût victime d'un acte criminel, sans qu'elle pointe du doigt un quelconque élément de preuve faisant de cette possibilité plus qu'une conjecture.
- L'absence de preuve de ce que l'avocat avait dit à la mère de M. Correra lorsqu'elle était allée le consulter après que l'armée eut emmené son mari.
- L'absence d'un article de journal rapportant le décès du père, sans qu'elle fasse état de l'explication donnée pour telle absence.
- L'absence de preuve des raisons pour lesquelles les forces de sécurité recherchaient M. Correra et de ce qu'elles avaient dit exactement, sans que l'on sache pourquoi l'agente a estimé raisonnable de présumer que les militaires avaient pu dire quelque chose de plus que : « où est-il? »
- L'absence de preuve indiquant si le père de M. Correra avait déposé un recours judiciaire après avoir été battu par les forces de sécurité.
- L'absence d'une preuve explicite établissant que l'armée avait emmené le père de M. Correra parce qu'il ne collaborait pas avec elle, plutôt que pour une autre raison non précisée.
[12] Malheureusement, une bonne part des éléments sur lesquels l'agente s'est fondée pour rejeter la preuve crédible qu'elle avait devant elle était d'une utilité secondaire, voire discutable, ou consistait en des suppositions ou conjectures de sa part.
[13] Si l'on considère les preuves admises par l'agente comme crédibles, il était abusif et arbitraire pour l'agente de dire, comme elle l'a fait, que la preuve ne permettait pas d'affirmer que les militaires ou les forces de sécurité avaient tué le père de M. Correra à l'occasion de leur traque menée contre M. Correra et qu'elles cherchaient encore à le prendre au collet.
[14] Le facteur de persécution que craignait le demandeur était l'armée sri-lankaise ou les forces de sécurité sri-lankaises. Les conclusions erronées de l'agente à propos des agissements et de l'attitude du facteur de persécution rendent nulle sa décision ultime selon laquelle la preuve ne permettait pas d'affirmer que les autorités publiques s'intéresseraient à M. Correra à son retour au Sri Lanka et que l'État sri-lankaise n'est pas disposé et apte à offrir une protection à M. Correra.
[15] Il s'ensuit que la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
[16] Les avocats n'ont pas proposé de question à certifier et je suis d'avis qu'aucune question ne se pose dans ce dossier.
ORDONNANCE
[17] LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la décision de l'agente d'évaluation des risques avant renvoi en date du 13 septembre 2004 est annulée.
2. L'affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
« Eleanor R. Dawson »
Juge
Traduction certifiée confirmée
Jacques Deschênes, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-8077-04
INTITULÉ: CHALS CORRERA c. LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 26 JUILLET 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE DAWSON
DATE DES MOTIFS : LE 10 AOÛT 2005
COMPARUTIONS :
OSBORNE G. BARNWELL POUR LE DEMANDEUR
MATINA KARVELLAS POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
OSBORNE G. BARNWELL
AVOCAT POUR LE DEMANDEUR
NORTH YORK (ONTARIO)
JOHN H. SIMS, c.r.
SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA POUR LE DÉFENDEUR