Date : 20040930
Dossier : IMM-1420-04
Référence : 2004 CF 1329
Ottawa (Ontario), le 30 septembre 2004
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN
ENTRE :
TENDZIN CHOEZOM
demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La demanderesse, âgée de 30 ans, est la fille de réfugiés tibétains. Elle est née en Inde où sa famille réside toujours, mais elle est réputée citoyenne de la République populaire de Chine.
[2] Depuis sa naissance jusqu'en 1994, la demanderesse, à l'instar de tous les autres résidents tibétains de l'Inde, a été tenue d'obtenir un certificat d'enregistrement (CE) qui était renouvelé chaque année. En 1994, quand elle s'est rendue aux États-Unis dans le but d'y étudier et d'y travailler, elle a obtenu un certificat d'identité (CI) qu'elle continue de renouveler périodiquement. La demanderesse doit obtenir un visa et porter son CI sur elle si elle souhaite visiter l'Inde. Si elle devait retourner en Inde pour y résider, il lui faudrait un CI valide, un visa et elle devrait également obtenir avant son retour, une déclaration de non opposition au retour en Inde (NORI). Une fois en Inde, elle devrait obtenir un nouveau CE. Pendant qu'ils vivent en Inde, les Tibétains ne sont pas autorisés à se rendre dans plusieurs parties du pays sans avoir obtenu la permission des autorités locales ou de la police.
[3] La demanderesse a résidé aux États-Unis jusqu'en 2003. Pendant cette période, elle n'a pas demandé l'asile. Elle s'est plutôt rendue au Canada en 2003 et y a demandé l'asile en invoquant plusieurs motifs, notamment la race et la religion.
[4] La question déterminante dont la Commission était saisie était de savoir si la demanderesse était exclue de la définition de réfugié en vertu de l'article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés. Dans ses motifs, la Commission a dit :
1. la demanderesse a toujours été capable d'obtenir des pièces d'identité qui lui permettaient de résider en Inde et d'y retourner;
2. la demanderesse a toujours pu exercer la profession de son choix;
3. la demanderesse aurait pu poursuivre ses études si elle n'avait pas décidé de déménager aux États-Unis;
4. la demanderesse a bénéficié des mêmes vivres et services médicaux que les citoyens indiens.
[5] Par conséquent, la Commission a conclu que la demanderesse bénéficiait des mêmes droits et obligations que les citoyens indiens et qu'elle était donc exclue de la définition de réfugié au sens de la Convention en conformité avec l'article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision.
QUESTION EN LITIGE
[6] La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n'était pas un réfugié au sens de la Convention en conformité de l'article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés?
[7] DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.R.C. 2001, ch. 27 (LIPR)
Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés
98. La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. |
Exclusion - Refugee Convention
98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.
|
Convention sur les réfugiés, article premier
Article premier. -- Définition du terme « réfugié »
E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays. |
Article 1. - Definition of the term "refugee"
E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country. |
NORME DE CONTRÔLE
[8] La norme de contrôle applicable aux décisions relatives à la question de savoir si un demandeur est un réfugié au sens de l'article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés a été examinée par le juge Blais dans Hassanzadeh c. Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 1886, au paragraphe 18 :
[...] La norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable ou d'une erreur de droit, ou d'un déni de justice naturelle. La demanderesse n'a pas plaidé cette dernière possibilité et, en conséquence, il ne nous reste qu'à conclure à une décision manifestement déraisonnable ou à une erreur de droit pour annuler la décision.
[9] La question de savoir si une personne sera exclue en conformité avec l'article 1E exige un examen de toutes les circonstances en cause, notamment :
a) le droit de retourner dans son pays de résidence et d'y résider pour une période indéterminée;
b) le droit d'y faire des études;
c) le droit d'y travailler;
d) le droit d'avoir accès aux principaux services sociaux.
Voir Shamlou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1537; Kanesharan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 1278).
[10] Il est plutôt évident que le facteur le plus important est le droit de retourner dans son pays ainsi que la nature de la résidence.
[11] Dans d'autres affaires concernant des Tibétains nés en Inde, la Commission a toujours décidé que l'article 1E ne s'appliquait pas. Voir C.R.D. (Re) [2000] S.S.R. no 160, F.F.X. (Re) [2000] S.S.R. no 159.
[12] Dans Kroon c. Canada (M.C.I.), [1995] A.C.F. no 11, le juge MacKay a dit :
À mon avis, l'article 1E a pour but d'appuyer les lois adoptées régulièrement en manière d'immigration par les pays de la collectivité internationale, et, en ce qui concerne la Loi sur l'immigration, adoptée par le Canada, d'appuyer les principes et les politiques pour lesquels elle a été adoptée, en limitant l'accès au statut de réfugié aux seuls demandeurs qui font nettement face à une menace de persécution. Si la personne - A - fait face à la menace d'être persécutée dans son propre pays, mais qu'elle vit dans un autre pays, avec ou sans le statut de réfugiée, et qu'elle ne subit dans ce pays aucune menace de persécutions pour l'un des motifs énoncés dans la Convention, ou, autrement dit, si, dans ce deuxième pays, la personne - A - jouit fondamentalement des mêmes droits et du même statut que les nationaux du pays, l'article 1E a pour fonction d'exclure cette personne de la possibilité de demander le statut de réfugiée dans un troisième pays. [Non souligné dans l'original.]
[13] Les documents CISR IND33125.X, daté du 23 décembre 1999 et CISR IND22524.E, daté du 21 décembre 1995, contiennent une preuve concernant les exigences en matière de CE, CI, visas, NORI, ainsi que sur les restrictions sur les déplacements vers certaines parties de l'Inde qui sont imposées aux Tibétains. La Commission elle-même ne conteste pas cette preuve. Toutefois, elle a conclu :
D'après les aveux de la conseil de la demandeure d'asile et la preuve documentaire dont je suis saisi, je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, la demandeure d'asile a le droit de retourner en Inde, son ancien pays de résidence, que les autorités indiennes lui délivreraient un certificat d'enregistrement pour Tibétains à son retour en Inde, et qu'elle ne risquerait pas d'être renvoyée au Tibet. Pour en arriver à cette conclusion, je me fonde également sur le témoignage de la demandeure d'asile à l'audience. Avant que l'intéressée ne quitte l'Inde pour se rendre aux États-Unis, son père était membre de l'Assemblée des députés du peuple tibétain en exil et sa mère était ministre du cabinet du gouvernement tibétain en exil. Ses parents, qui continuent de vivre en Inde, ont souvent voyagé à l'étranger et, à sa connaissance, n'ont eu aucune difficulté à retourner en Inde après leurs séjours à l'étranger. De plus, la demandeure d'asile a déclaré qu'elle n'avait eu aucune difficulté à retourner en Inde depuis les États-Unis en 1993.
[14] Il m'apparaît difficile d'accepter cette conclusion. Compte tenu de la preuve, il est évident que la demanderesse (pour ce qui a trait au droit fondamental de retourner en Inde et à la nature de sa résidence en Inde) n'a pas les mêmes droits qu'un citoyen indien. La nécessité d'obtenir un CE à chaque année, le CI, les visas, le NORI et l'interdiction de se rendre dans certaines parties de l'Inde sont l'antithèse des « mêmes droits que les nationaux du pays » . Tous ces droits ne sont pas permanents et ils ne sont renouvelés qu'à la discrétion du gouvernement indien. Cela peut changer à tout moment pour des raisons politiques, géopolitiques (savoir entretenir de bonnes relations avec la Chine) ou pour des raisons de sécurité. Ce n'est pas parce qu'il n'y a aucune preuve que le gouvernement indien n'a pas encore refusé d'émettre des CE, CI, visas ou NORI qu'il a renoncé au droit de le faire. Par conséquent, la présence des Tibétains en Inde n'est que tolérée par le gouvernement indien. Le droit de demeurer au pays fondé sur la tolérance n'est pas la jouissance des « mêmes droits que les nationaux » de l'Inde. Selon moi, la Commission a commis une erreur en concluant que la demanderesse était exclue selon l'article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés.
[15] Le défendeur prétend subsidiairement que la décision de la Commission est justifiée puisque les Tibétains peuvent demander la citoyenneté indienne. Toutefois, la preuve sur ce point n'est pas concluante et la Commission elle-même était ambivalente sur ce point :
En général, les réfugiés tibétains ne peuvent obtenir la citoyenneté indienne. Il existe toutefois certaines exceptions à cette règle. En effet, des Tibétains de deuxième génération qui sont nés en Inde peuvent demander la citoyenneté indienne. Cependant, selon certaines sources, des réfugiés tibétains se heurtent à des obstacles formels lorsqu'ils présentent une demande de citoyenneté, au même titre que tous les autres résidents étrangers; leur demande est susceptible d'être rejetée.
[16] Vu cette conclusion, il ne m'est pas nécessaire d'examiner cette question.
[17] Pour ces motifs, la demande sera accueillie.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié datée du 10 décembre 2003 soit annulée et la question renvoyée devant un autre tribunal pour nouvel examen.
_ K. von Finckenstein _
Juge
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1420-04
INTITULÉ : TENDZIN CHOEZOM
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : CALGARY (ALBERTA)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 6 SEPTEMBRE 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE von FINCKENSTEIN
DATE DES MOTIFS : LE 30 SEPTEMBRE 2004
COMPARUTIONS :
G. Michael Sherritt POUR LA DEMANDERESSE
Robert Drummond POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sherritt Greene POUR LA DEMANDERESSE
Calgary (Alberta)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
(Bureau régional d'Edmonton)
Edmonton (Alberta)