Date : 20031128
Dossier : IMM-8537-03
Référence : 2003 CF 1394
Toronto (Ontario), le 28 novembre 2003
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD
ENTRE :
HASSAN ALMREI
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS MODIFIÉS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
(Prononcés à l'audience Toronto (Ontario),
le 27 novembre 2003)
[1] Le demandeur sollicite une ordonnance de sursis à l'exécution de la mesure de renvoi dont il est frappé; cette mesure prévoit son renvoi en Syrie, son pays de nationalité, d'ici deux semaines et demie. Le demandeur sollicite également une ordonnance de mise sous scellés de certaines parties du dossier de requête.
Contexte
[2] Le demandeur, M. Almrei, est entré au Canada en janvier 1999 et a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. Le 2 juin 2000, la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu qu'il était un réfugié au sens de la Convention.
[3] Le 16 octobre 2001, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le Solliciteur général ont signé une attestation de sécurité en application de l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, dans laquelle ils ont fait état de leur opinion suivant laquelle le demandeur n'était pas admissible au Canada. Le demandeur a été mis en détention en raison de cette attestation.
[4] Le 19 novembre 2001, la juge Tremblay-Lamer a conclu au caractère raisonnable de l'attestation de sécurité délivrée contre le demandeur.
[5] À la fin de 2001, le demandeur a reçu un avis suivant lequel on chercherait à obtenir un avis du ministre portant qu'il constituait un risque pour la sécurité du Canada et qu'il devait être renvoyé du Canada. Le 11 février 2002, à la suite d'une enquête, le demandeur a été jugé non admissible en application des dispositions 19(1)e)(iii), 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sur l'immigration. On a ordonné son expulsion le même jour.
[6] Le 15 janvier 2003, le demandeur a été avisé qu'un représentant du ministre avait pris la décision de le renvoyer en Syrie. Le demandeur a demandé l'autorisation de faire contrôler cette décision. Le ministre a consenti à ce que soit accueillie la demande d'autorisation, puis il a consenti à ce que soit accueillie la demande de contrôle judiciaire. Le dossier du demandeur a donc été renvoyé au ministre pour nouvel examen.
[7] Le 28 juillet 2003, le demandeur a reçu un avis selon lequel le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration prendrait une décision conformément à l'alinéa 115(2)b) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, quant à savoir s'il devait être renvoyé du Canada au motif qu'il constituait un risque pour la sécurité du Canada. Le 23 octobre 2003, la représentante du ministre, directrice générale de la Direction générale de règlement des cas de Citoyenneté et Immigration, a décidé que le demandeur ne risquait pas d'être torturé s'il était renvoyé en Syrie. Subsidiairement, elle a ajouté que, même s'il risquait d'être torturé, son renvoi en Syrie était justifié en raison du risque qu'il constituait pour la sécurité du Canada.
[8] Le demandeur a déposé une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la représentante du ministre suivant laquelle il pouvait être renvoyé en Syrie, son pays de nationalité.
[9] Le vendredi 21 novembre 2003, on a déposé une preuve par affidavits selon laquelle la date du renvoi avait été choisie et que le renvoi devait avoir lieu d'ici deux semaines et demie. La date précise prévue pour le renvoi n'a pas été divulguée pour des motifs de sécurité.
[10] Une procédure de contrôle des motifs de la détention, introduite par le demandeur en application du paragraphe 84(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, est en cours.
Analyse
[11] Dans une demande de sursis, il convient d'appliquer le critère à trois volets énoncé dans l'arrêt Toth c. M.E.I. (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.). Ce critère exige que le demandeur établisse ce qui suit : (1) il a soulevé une question sérieuse à trancher dans la demande principale de contrôle judiciaire; (2) il subirait un préjudice irréparable si l'ordonnance n'était pas accordée; et (3) la prépondérance des inconvénients, compte tenu de la situation globale des deux parties, favorise l'octroi du sursis.
Question sérieuse
[12] Le demandeur soutient que la demande principale de contrôle judiciaire soulève un certain nombre de questions sérieuses qui justifient un sursis à l'exécution de la mesure de renvoi. Notamment, affirme le demandeur, les motifs fournis par la représentante du ministre ne font pas expressément mention de la preuve qu'il a déposée, suivant laquelle son renvoi en Syrie l'exposerait à un risque de torture. Le demandeur prétend que la représentante du ministre a donc pris sa décision sans tenir compte de la preuve.
[13] Le 12 novembre 2002, le 18 août 2003 et le 24 septembre 2003, le demandeur a présenté au ministre les rapports de trois professeurs (le professeur Kingston et deux autres professeurs dont le nom n'a pas été rendu public). La représentante du ministre était donc régulièrement saisie des rapports.
[14] La représentante du ministre a déclaré à la page 3 de ses motifs :
[traduction]
La preuve dont je suis saisie sur la situation générale en Syrie, qui consiste essentiellement en des rapports d'organisations comme Amnesty International, indique que les antécédents de la Syrie en matière de respect des droits de la personne sont mauvais et que la détention et la torture ne sont pas rares dans ce pays. Je ne vois aucune raison de ne pas accepter cette preuve. Cependant, la preuve dont je suis saisie relativement au risque personnel que court M. Almrei est moins concluante.
[15] Dans ses motifs, la représentante du ministre ne fait pas expressément mention des rapports des professeurs ni de leur contenu, et elle ne traite pas non plus de leur conclusion respective quant au risque de torture que court le demandeur s'il est renvoyé en Syrie. Dans ses motifs, la représentante du ministre conclut que [traduction] « [...] la preuve dont [elle est] saisie relativement au risque personnel que court M. Almrei est moins concluante » et écrit par la suite que [traduction] « [...] l'ensemble de la preuve dont [elle est] saisie, toutefois, n'est pas concluante quant à la façon dont la Syrie traite les personnes soupçonnées de participation à des activités terroristes » .
[16] Le défendeur soutient que la représentante du ministre n'avait pas besoin dans sa décision de traiter expressément des rapports en cause, et ce, parce que les éléments de preuve qu'ils fournissent se rapportent à la situation générale dans le pays et ne traitent pas du risque particulier que court le demandeur.
[17] Dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, la Cour, aux paragraphes 14 à 17, s'est demandé à quel moment on considérera que l'organisme administratif a pris sa décision « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » :
La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. [...]
[18] Les rapports soumis par le demandeur fournissaient des éléments de preuve quant au risque auquel le demandeur serait exposé en cas de renvoi en Syrie. Dans chacun des rapports, on conclut que le demandeur sera en danger. Plus particulièrement, les rapports contiennent les affirmations suivantes :
[traduction]
[...]
Le renvoi de M. Almrei en Syrie l'expose à coup sûr à la détention, à la torture, et vraisemblablement à l'exécution. Je ne saurais trop répéter à quel point je suis convaincu que c'est ce qui l'attend en Syrie.
[...]
J'exhorte vivement les autorités canadiennes de l'immigration à revenir sur leur décision d'expulser le demandeur en Syrie, car, à mon avis, cette décision risque fortement de l'exposer à la torture et de lui coûter la vie.
[...]
À mon avis, étant donné ses antécédents islamistes et les pratiques bien établies des nombreux services de sécurité de la Syrie, M. Almrei risquerait fortement d'être torturé s'il était renvoyé en Syrie.
[...]
[19] Le demandeur soutient que, vu l'importance de cette preuve quant à la question du risque auquel il serait exposé et vu, en particulier, la divergence entre les conclusions tirées dans les rapports et celles de la représentante du ministre, la représentante du ministre aurait dû expressément traiter de cette preuve dans ses motifs.
[20] Dans la décision Cepeda-Gutierrez, précitée, la Cour a dit au paragraphe 17 que plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait.
[21] Le juge chargé d'entendre la demande de contrôle judiciaire est le mieux placé pour statuer sur le fond de l'affaire. Il bénéficie d'une preuve et d'arguments plus complets. En fait, la Cour suprême du Canada dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, a confirmé que le juge chargé de statuer sur une demande de sursis ne doit faire qu'un examen préliminaire du fond de l'affaire (paragraphe 50) :
Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire.
[22] Compte tenu des exigences minimales peu élevées pour établir l'existence d'une question sérieuse, je suis convaincu que le demandeur a satisfait à ces exigences en l'espèce.
Préjudice irréparable
[23] Les autorités syriennes ont noté sur les premiers titres de voyage délivrés aux fins du renvoi du demandeur qu'on le soupçonnait d'être un terroriste. La preuve non contredite sur la situation générale en Syrie indique que les antécédents de la Syrie en matière de respect des droits de la personne sont mauvais et que la détention et la torture ne sont pas rares dans ce pays. Il est difficile de présumer le sort qui peut attendre une personne devant être renvoyée dans un pays dont les antécédents en matière de respect des droits de la personne ne correspondent pas aux normes canadiennes ou internationales. Je suis toutefois convaincu, sur le vu de la preuve, que le demandeur sera vraisemblablement détenu par les autorités à son arrivée en Syrie.
[24] Je suis d'accord avec le point de vue exprimé par le juge Robertson dans l'arrêt Suresh c. M.C.I., [1999] 4 C.F. 206 (C.A.F.), au paragraphe 13, point de vue selon lequel il est possible de répondre de deux façons à la question du préjudice irréparable. La première consiste à évaluer le risque de préjudice personnel en cas de renvoi dans un pays donné, ce qui est l'une des questions-clés dans la demande principale en l'espèce. La seconde consiste à évaluer l'effet du rejet d'une demande de sursis sur le droit d'une personne d'obtenir une décision sur le fond de sa cause et de profiter des avantages rattachés à une décision positive.
[25] Au paragraphe 14 de ses motifs de décision, le juge Robertson a dit que l'appel en instance deviendra « sans objet » ou « futile » si le demandeur est expulsé avant l'audition de cet appel. Il a expliqué :
En supposant que M. Suresh soit déporté et détenu au Sri Lanka avant l'audition de son appel, et en supposant que son appel soit accueilli, une décision favorable à M. Suresh quant à la contestation constitutionnelle serait une fausse victoire puisqu'il est peu probable que les autorités sri-lankaises le mettraient en liberté et, partant, il ne serait pas en mesure de profiter des fruits de sa victoire, c'est-à-dire, fort probablement, le droit de demeurer au Canada jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur son cas en conformité avec la Charte. S'il devait demeurer au Canada et avoir gain de cause en appel, je présume que le ministre ne serait pas en mesure de donner suite à la mesure d'expulsion.
[26] J'estime que le raisonnement susmentionné suivi par le juge Robertson dans l'arrêt Suresh, précité, est applicable en l'espèce. Sur le vu de la preuve, il est peu probable que les autorités syriennes le mettront en liberté si sa demande principale est accueillie et, partant, il ne sera pas en mesure de profiter des « fruits de sa victoire » . En conséquence, j'estime qu'il n'est pas nécessaire que j'examine de façon approfondie le risque que subira le demandeur s'il est renvoyé en Syrie, que je me prononce sur cette question et que je me demande si le risque en cause constitue un préjudice irréparable. Pour les besoins de la présente demande de sursis, je conclus que le demandeur subira un préjudice irréparable si le sursis n'est pas accordé, et ce, parce que son renvoi rendra sa demande en instance « sans objet » ou « futile » .
Prépondérance des inconvénients
[27] À la lumière des conclusions qui précèdent relativement à la question sérieuse et au préjudice irréparable, je suis convaincu que le troisième volet du critère de l'arrêt Toth devrait être tranché en faveur du demandeur. J'accepte que le préjudice que subira le demandeur si le sursis n'est pas accordé dépasse les inconvénients qu'entraîne pour le ministre l'octroi du sursis. En conséquence, la prépondérance des inconvénients penche en faveur du demandeur.
Conclusion
[28] Pour les motifs exposés ci-dessus, la requête sera accueillie et il sera sursis à l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à ce que la demande principale d'autorisation et de contrôle judiciaire soit tranchée de façon définitive.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La requête est accueillie.
2. Il est sursis à l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à ce que la demande principale d'autorisation et de contrôle judiciaire soit tranchée de façon définitive.
« Edmond P. Blanchard »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Boulanger, LL.M.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-8537-03
INTITULÉ : HASSAN ALMREI
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATES DE L'AUDIENCE : LES 26 ET 27 NOVEMBRE 2003
MOTIFS MODIFIÉS DE
L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : LE JUGE BLANCHARD
DATE DES MOTIFS : LE 28 NOVEMBRE 2003
Prononcés à l'audience à Toronto (Ontario), le 27 novembre 2003
COMPARUTIONS :
Barbara Jackman POUR LE DEMANDEUR
Donald MacIntosh POUR LE DÉFENDEUR (MCI)
Alexis Singer POUR LE DÉFENDEUR (MCI)
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Barbara Jackman POUR LE DEMANDEUR
Toronto (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR (MCI)
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
COUR FÉDÉRALE
Date : 20031128
Dossier : IMM-8537-03
ENTRE :
HASSAN ALMREI
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS MODIFIÉS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE