Date : 20050118
Dossier : IMM-1245-04
Référence : 2005 CF 58
ENTRE :
GAGANA UBEYSEKERA
ANDREA ROZANNE UBEYSEKERA
KAVYA ABHIMANI UBEYSEKERA
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE ROULEAU
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision du 5 janvier 2004 rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR), qui a rejeté la revendication des demandeurs Gagana, Andrea Rozanne et Kavya Abhimani Ubeysekera, ayant conclu qu'ils n'étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger.
Les faits
[2] Les demandeurs sont citoyens sri-lankais. Gagana et Andrea Rozanne sont mari et femme; Kavya Abhimany est leur fille de quatre ans. La demanderesse a été nommée représentante de leur fille.
[3] La demanderesse avait travaillé pour les lignes aériennes du Sri Lanka comme hôtesse de l'air et ensuite comme secrétaire. Elle s'est liée d'amitié avec une de ses collègues, Mme Subramaniam. En juin 2001, les demandeurs ont loué le premier étage de leur maison à Mme Subramaniam.
[4] Le 18 décembre 2001, les demandeurs ont organisé une réception à laquelle les Subramaniam avaient été invités, mais ils n'y ont pas assisté. La police est arrivée au domicile des demandeurs ce soir-là. Elle a arrêté le demandeur et lui a posé des questions au sujet des Subramaniam. Elle l'a informé qu'ils étaient membres des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (TLET); elle l'a accusé d'être au courant de leur appartenance à cette organisation et de les avoir aidé pour de l'argent.
[5] Le demandeur a été mis en garde à vue, interrogé chaque jour jusqu'au 31 décembre, quand il a été libéré. Il a été battu au cours de sa détention. Au cours d'un interrogatoire, la police l'a informé qu'elle avait trouvé des documents dans le logement des Subramaniam. Ceux-ci avaient trait à l'attaque dirigée contre l'aéroport Katunayake en juillet 2001. Le demandeur a finalement été relâché le 31 décembre 2001, car son père a payé un pot-de-vin de 300 000 roupies; on lui a dit qu'il faisait toujours l'objet d'une enquête.
[6] Après sa remise en liberté, sa femme lui a dit que, quelques jours après son arrestation, la police était venue deux fois à son domicile et qu'elle avait été violée à deux reprises. Elle a été menacée et on lui a dit de ne parler à personne de ces incidents. De plus, au cours de la détention du demandeur et après sa remise en liberté, des appels de menace anonymes ont été faits à son domicile; les TLET ont reproché aux demandeurs l'arrestation des Subramaniam qui a eu lieu par la suite.
[7] Le demandeur s'est caché et resté éloigné de son domicile; il est resté avec des parents et des amis. Le 3 janvier 2002, la police est venue à son domicile et a interrogé sa femme. Deux jours plus tard, elle est revenue et l'a mise en garde à vue et interrogée au sujet des Subramaniam. Elle a été relâchée le même jour. Après le dernier incident, il a été décidé que toute la famille devait se cacher. Les demandeurs ont consulté un avocat, qui a proposé aux demandeurs de quitter le pays. Ils ont alors demandé des visas pour le Canada. Ils sont partis le 3 février 2002 avec leurs propres passeports et sont arrivés le même jour; ils ont revendiqué le statut de réfugié quelques jours plus tard.
[8] Depuis leur arrivée au Canada, les demandeurs ont appris que la police continuait toujours à se rendre à leur domicile et qu'elle les recherchait toujours; les appels de menace se poursuivent aussi.
La décision de la SPR
[9] La SPR a conclu qu'il y avait plusieurs invraisemblances dans le récit des demandeurs. Premièrement, la SPR a conclu que le demandeur n'avait pu être remis en liberté en échange d' « une si petite somme d'argent, ou [d]'un quelconque montant de toute façon » puisqu'il était soupçonné d'être un partisan des TLET et en rapport étroit avec des personnes impliquées dans l'attaque de l'aéroport de juillet 2001.
[10] La SPR a mentionné la lettre produite par les demandeurs émanant de leur avocat sri-lankais, et a estimé qu'elle n'avait que peu de valeur probante. Une autre invraisemblance mentionnée par la SPR était que le demandeur ait été arrêté, même s'il ne travaillait pas à l'aéroport. La demanderesse qui a travaillé avec Mme Subramaniam n'a été arrêtée que le 5 janvier er remise en liberté le même jour, ce qu'elle a aussi jugé invraisemblable.
[11] En outre, la SPR a jugé incroyable que la demanderesse soit restée à son domicile, même si elle est censée avoir été violée deux fois, et ne se soit cachée qu'après son arrestation. Elle a aussi jugé invraisemblable le fait que son mari ait été arrêté si on le soupçonnait d'avoir participé à l'attaque de l'aéroport et qu'elle ait été autorisée à rester au travail pendant son incarcération.
[12] La SPR était troublée par des contradictions importantes entre la déposition de la demanderesse et les rapports médicaux concernant les viols allégués; ces contradictions l'ont discréditée.
[13] La SPR a ensuite observé que certains éléments de preuve n'avaient « pas de sens » . La SPR a cru que si la police recherchait les demandeurs, elle aurait pu les trouver. De plus, la SPR n'a pas cru que des parents et des amis avaient aidé les demandeurs à se cacher parce que cela les aurait exposés à des représailles.
[14] La SPR a aussi conclu que les demandeurs étaient locataires de la maison, et non pas propriétaires; on a jugé étonnant que le père du demandeur soit resté pour la protéger si la police continuait de venir et si les appels de menace continuaient.
Questions en litige
[15] Les demandeurs ont saisi le tribunal des questions suivantes :
La SPR a-t-elle conclu à l'invraisemblance des allégations des demandeurs en se livrant à des conjectures qui n'étaient pas fondées sur la preuve documentaire?
La SPR a-t-elle conclu à l'invraisemblance des allégations des demandeurs en dénaturant les éléments de preuve produits par les demandeurs?
[16] En ce qui a trait à la première question en litige, les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SPR, selon laquelle il était invraisemblable que la police ait accepté un pot-de-vin de 300 000 roupies si elle le soupçonnait d'être mêlé au terrorisme, était fondée sur des conjectures; que le pot-de-vin versé représente 10 fois le salaire minimum annuel d'un travailleur industriel au Sri Lanka. On ne peut donc vraiment pas parler d'un faible montant; cette conclusion est susceptible de contrôle judiciaire.
[17] La SPR n'a pas non plus accordé beaucoup d'importance à la lettre de l'avocat sri-lankais parce qu'elle avait été rédigée à la demande des demandeurs. En tirant cette conclusion, elle les a mis dans un position intenable; eux seuls pouvaient la demander, et s'ils ne l'avaient pas fait, la SPR leur aurait reproché leur manque de diligence. Cette lettre confirme qu'ils ont consulté un avocat au sujet du dilemme dû au harcèlement de la police et des menaces émanant des TLET. Il y disait qu'il ne pouvait pas faire grand-chose pour leur venir en aide.
[18] La SPR a conclu qu'il était invraisemblable que la police ait porté son attention sur le demandeur puisqu'il n'était pas celui qui travaillait avec Mme Subramaniam. Les demandeurs soutiennent que cette conclusion n'est que conjecture. En outre, les éléments de preuve produits ont montré que les demandeurs étaient propriétaires de leur maison et non pas locataires, comme l'a dit la SPR. En se fondant sur cette conlusion de fait erronée, la SPR a jugé invraisemblable que le père du demandeur continue à y vivre. Cela est clairement inexact.
[19] Les demandeurs, quant au fait que la demanderesse et sa fille ne se soient pas cachées après la remise en liberté de celle-là, ont expliqué que, pour assurer leur sécurité, elles sont restés dans leur domicile en compagnie soit des parents ou des beau-parents de la demanderesse jusqu'à ce qu'elles eurent trouvé un lieu sûr.
[20] En ce qui concerne la conclusion de la SPR relative aux divergences entre le dossier médical et le FRP de la demanderesse, les demandeurs soutiennent que ces divergences sont inexistantes.
[21] La SPR s'est aussi livrée à des conjectures lorsqu'elle a conclu que, en cachant les demandeurs, les membres de leur famille se seraient exposés à des représailles, et conclu à l'invraisemblance de leurs allégations.
Les observations du défendeur
[22] En ce qui concerne la question du pot-de-vin, le défendeur soutient que qualifier de faible son montant n'avait pas de pertinence car la SPR a conclu que le demandeur n'aurait pas été remis en liberté pour quelque montant que ce soit; cette inférence était confirmée par la preuve documentaire montrant que l'attentat à la bombe a constitué un événement terroriste majeur au Sri Lanka. La SPR a aussi conclu que le demandeur était considéré comme un partisan des TLET et, par conséquent, ces conclusions n'étaient pas de simples conjectures.
[23] En ce qui a trait à la lettre de l'avocat des demandeurs, le défendeur soutient qu'aucun élément de preuve n'indique que la SPR aurait conclu à la négligence des demandeurs.
[24] La SPR a conclu qu'il était invraisemblable de penser que la police ait porté son attention sur le demandeur car c'était la demanderesse qui travaillait à l'aéroport avec Mme Subramaniam. Le défendeur soutient que cette conclusion n'était pas déraisonnable. Même si la SPR a commis une erreur sur la question de l'identité des propriétaires de la maison, cette erreur n'a eu aucune incidence sur la décision définitive.
[25] En outre, le défendeur fait valoir qu'il est invraisemblable que la demanderesse soit restée dans sa maison en dépit des viols dont elle aurait été victime; qu'elle ait continué de travailler à l'aéroport alors que son mari était détenu parce qu'il aurait aidé les prétendus auteurs de l'attentat à la bombe et en dépit du fait qu'elle avait elle-même été arrêtée.
[26] En ce qui a trait à la question du pot-de-vin, la Cour conclut qu'aucun élément de preuve ne tend à établir que le défendeur n'aurait pas été remis en liberté pour un montant aussi faible, ou pour quelque montant que ce soit, comme l'a conclu la SPR. Cette conclusion est, au mieux, hasardeuse.
[27] En ce qui concerne la question du viol, le défendeur a insisté sur les divergences entre la preuve documentaire et la déposition de la demanderesse. Dans les cas de ce genre, la SPR doit suivre les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et doit être plus souple en évaluant les témoignages qui se rapportent à des expériences aussi traumatisantes[1]. Le défendeur a signalé certaines divergences et soutient qu' « elles sont claires » . Je conclus que la demanderesse a donné des explications raisonnables en réponse aux questions de la SPR. Je suis d'avis que son récit est plausible et que les divergences étaient mineures et que des hésitations sont compréhensibles de la part d'une femme qui relate une expérience aussi traumatisante que celle qu'elle a vécue. Les conclusions de la SPR sur cet élément du dossier révèlent un manque des connaissances et de la sensibilité qui sont nécessaires lorsque l'on juge un récit comme celui de la demanderesse.
[28] Je ne suis pas d'accord avec le défendeur lorsqu'il prétend que, même si la SPR a fait une erreur lorsqu'elle a conclu que les demandeurs étaient locataires, cela n'a eu aucune incidence. Il est manifeste que la SPR a persisté et a tiré des conclusions défavorables; la SPR a d'abord trouvé louche que la demanderesse soit restée dans son logement même si elle avait été violée deux fois; puis que le père du demandeur soit resté au logement. Cette erreur est importante et ne doit pas être considérée comme négligeable. Les éléments de preuve produits montrent de manière manifeste que les demendeurs étaient propriétaires de leur maison[2]. En outre, la demanderesse a expliqué pourquoi elle est demeurée sur place, même si elle avait été violée; elle n'est pas restée seule[3].
[29] Malheureusement, la SPR a fait des commentaires qu'elle n'aurait pas dû faire, plus précisément lorsqu'elle a conclu que la police aurait pu les trouver n'importe quand, même si des amis les avaient aidés à se cacher; et, en outre, que si la police l'avait vraiment voulu, elle aurait pu les repérer; que leurs amis et parents se seraient exposés à des représailles; et lorsque s'est demandée pourquoi ils l'auraient fait ? La SPR ne doit pas formuler des conclusions qui ne sont que des conjectures. Dans sa déposition, le demandeur a déclaré que des amis et des membres de la famille l'avaient caché dans trois lieux différents et que la police avait été incapable de le trouver.
[30] Je dois conclure que la SPR s'est livrée à des conjectures et a commis de graves erreurs susceptibles de révision, et qu'elle a fait une analyse inacceptable et fait des commentaires injustifiés. En raison de ses conclusions d'invraisemblance erronées, la SPR a rendu une décision manifestement déraisonnable. Il est évident, au vu de la lettre de l'avocat sri-lankais et des éléments de preuve produits, que ces demandeurs ont été harcelés et détenus par la police; que les TLET les ont menacés car ils étaient d'avis qu'ils avaient été la cause de l'arrestation des Subramaniam. Aucun de ces facteurs n'a été analysé ou évalué.
[31] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SPR est annulée et l'affaire est renvoyée à la SPR en vue d'un réexamen par un tribunal différemment constitué.
« P. Rouleau »
JUGE
OTTAWA (Ontario)
Le 18 janvier 2005
Traduction certifiée conforme
François Brunet, LL.B., B.C.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1245-04
INTITULÉ: GAGANA UBEYSEKERA ET AL
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
DATE DE L'AUDIENCE : LE 11 JANVIER 2005
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
MOTIFS DU JUGEMENT : LE 18 JANVIER 2005
COMPARUTIONS:
Michael Korman POUR LES DEMANDEURS
Stephen Jarvis POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Michael Korman
Otis & Korman
Avocats
41 Madison Avenue
Toronto (Ontario)
M5R 2S2 POUR LES DEMANDEURS
John H. Sims, c.r.
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario) POUR LE DÉFENDEUR
[1] S.I. c. Canada (M.C.I.), [2004] A.C.F. no 2015 (C.F. 1re inst.), et Friggith c. Canada (M.C.I.), [1999] A.C.F. no 1141 (C.F. 1re inst.).
[2] Page 298 du Dossier du tribunal.
[3] Pages 307, 308 et 329 du Dossier du tribunal.