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Date : 20050127

Dossier : IMM-1436-04

                                                                                                      Référence : 2005 CF 125

ENTRE :

                                            MUHAMMAD SHAHID NAZIM

                                                                                                                              demandeur

ET :

               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                               défendeur

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision d'une agente d'immigration (l'agente) qui refuse la demande de Muhammad Shahid Nazim (le demandeur) d'une dispense pour considérations humanitaires présentée en vertu de l'article 25 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, avec modifications.


[2]                Le demandeur est un citoyen du Pakistan. Il a quitté le Pakistan en 1993, et est demeuré en Allemagne avec un visa d'étudiant jusqu'en 1997, date à laquelle il a dû quitter parce que les autorités allemandes ont refusé de renouveler son visa d'étudiant. Il est arrivé au Canada le 15 août 1997 et a immédiatement fait une demande du statut de réfugié. Il n'a pas fait de demande d'asile politique pendant qu'il était en Allemagne, même s'il a déclaré dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) que c'était une [traduction] _ erreur _ et qu'il [traduction] _ aurait dû le faire _.

[3]                La demande du statut de réfugié a été refusée le 6 septembre 2002. Elle portait sur la présumée appartenance du demandeur au mouvement Muttahida Quami (Mouvement national unifié - MQM), un parti politique qui représente les Mohajirs de la province du Sind au Pakistan. Le demandeur allègue qu'il est membre du MQM depuis 1989, et qu'il a fui le Pakistan en 1993 par suite d'une mesure de répression violente contre les membres du MQM par le gouvernement pakistanais, qui a conduit à l'arrestation de son père.


[4]                Le 21 juin 2001, avant que la Section de la protection des réfugiés rende une décision sur sa demande du statut de réfugié au sens de la Convention, le demandeur a déposé une demande fondée sur des considérations humanitaires. Il y maintient qu'il est maintenant au Canada depuis sept ans, et qu'il est si bien établi ici que l'obligation de partir lui causerait un préjudice injustifié. Il travaille actuellement comme coordonnateur de programme d'ordinateur et instructeur à Humewood House, une organisation communautaire à Toronto qui vient en aide aux jeunes femmes célibataires qui veulent améliorer leurs compétences sur le marché du travail. Il a appris l'anglais, a pris d'autres cours pour se perfectionner, a économisé la somme de 10 000 $ et a acquis un RÉER, et il a travaillé comme bénévole pour différentes organisations.

[5]                La demande invoquant des motifs humanitaires a été refusée le 2 février 2004, pour le motif que le demandeur ne risquait pas de subir de préjudice indu, injustifié ou disproportionné s'il retournait au Pakistan pour faire une demande de résidence permanente au Canada. Dans sa décision, l'agente a souligné que la Section de la protection des réfugiés, qui avait alors rendu sa décision défavorable sur la demande du statut de réfugié, avait déjà conclu que le témoignage du demandeur sur le risque n'était pas crédible. La décision fait état en outre de ce qui suit :

[traduction]

J'ai pris note de ses antécédents professionnels mentionnés sur son formulaire IMM5001. Je constate qu'il travaille actuellement comme coordonnateur de programme d'ordinateur et comme instructeur à Humewood House à Toronto, et qu'il gagne environ 35 000 $ annuellement. Je note qu'il a quelques économies, qu'il fait du bénévolat et qu'il est relativement bien établi au Canada, s'y trouvant depuis plus de 6 ans et demi. Mais je ne crois pas qu'il soit si bien établi au Canada que l'obligation qui lui serait faite de quitter le pays pour présenter sa demande de résidence permanente lui causerait un préjudice indu, injustifié ou disproportionné. Je ne crois pas que les organismes ou les particuliers qu'il aide souffriraient au point de justifier une exception à l'application des prescriptions légales habituelles. Même si les lettres de recommandation au dossier sont positives, il n'y a pas d'indication que le demandeur est irremplaçable. Le but du demandeur en venant au Canada était de revendiquer le statut de réfugié et il en a eu l'occasion.


Je note qu'aucun membre de la famille du demandeur ne vit au Canada. Ses parents et deux membres de sa famille résident au Pakistan ainsi qu'un autre qui réside aux États-Unis. C'est un homme scolarisé, comme le prouve ses études postsecondaires mentionnées sur son IMM5001. Il parle l'anglais et l'ourdou. Je ne crois pas qu'il serait incapable de retourner au Pakistan, où il a une famille élargie, de trouver un logement et un travail convenables et de faire sa demande de résidence permanente. Le demandeur n'a pas présenté suffisamment d'éléments de preuve pour me convaincre du contraire.

Il n'existe pas de raisons suffisantes d'ordre humanitaire pour justifier qu'il soit exempté des prescriptions légales habituelles.

[6]                Le demandeur demande maintenant l'annulation de cette décision au motif que l'agente a commis une erreur de droit lorsqu'elle n'a pas appliqué les lignes directrices; qu'elle a commis une erreur de droit parce qu'elle n'indique pas dans ses motifs le fondement de sa conclusion selon laquelle le demandeur n'était pas bien établi; enfin, qu'il y a eu un manque d'équité procédurale parce que l'agente a pris en considération des preuves extrinsèques qui n'ont pas été communiquées au demandeur.

[7]                Je rejette la demande de contrôle judiciaire pour les raisons suivantes. Premièrement, il est vrai que l'agente doit, selon la loi, divulguer tout le dossier au demandeur et lui donner l'occasion de réagir. L'arrêt Haghihi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[1] de la Cour d'appel fédérale fait partie d'une vaste jurisprudence portant sur l'application de l'article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés exigeant la divulgation de toute connaissance spécialisée invoquée par le décideur.


[8]                Même si le courriel de l'ambassade à Berlin est brièvement mentionné à la page 5 de la décision contestée, celle-ci n'est cependant fondée sur aucun des renseignements fournis dans ce courriel car le fait que le demandeur n'ait pas réclamé le statut de réfugié en Allemagne n'est pas abordé dans la décision, à juste titre d'ailleurs. Même si le courriel peut être qualifié de preuve extrinsèque, il ne semble contenir aucun élément appelant une réponse de la part du demandeur, sauf un ensemble de faits que toutes les parties connaissaient déjà. Si on applique le critère établi dans l'arrêt Haghihi, le courriel ne constitue pas un _ rapport _ préparé par une tierce partie, mais simplement une vérification externe des faits, et le demandeur a eu une occasion véritable de réagir sur ce point.

[9]                Deuxièmement, je n'admets pas l'argument du demandeur selon lequel la mesure dans laquelle il est établi au Canada est exceptionnelle et différente de la moyenne, et que la conclusion contraire de l'agente, sans motif à l'appui, est manifestement déraisonnable. À cet égard, le demandeur plaide que la norme de contrôle applicable est de savoir si le départ du demandeur porte préjudice à autrui au Canada, et que l'agente a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon incorrecte en appliquant une norme trop exigeante.


[10]            Au chapitre 5 du Guide sur le traitement des demandes au Canada, _ Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire _ (_ IP 5 _), on trouve, à l'article 11.2, plusieurs critères pour établir le degré d'établissement :

11.2 Évaluation du degré d'établissement au Canada

Le degré d'établissement du demandeur au Canada peut être un facteur à considérer dans certains cas, particulièrement si l'on évalue certains types de cas comme les suivants :

· parents/grand-parents non parrainés;

· séparation des parents et des enfants (hors de la catégorie du regroupement familial);

· membres de la famille de fait;

· incapacité prolongée à quitter le Canada aboutissant à l'établissement;

· violence familiale;

· anciens citoyens canadiens; et

· autres cas.

Le degré d'établissement du demandeur au Canada peut supposer certaines questions, par exemple :

· Le demandeur a-t-il des antécédents d'emploi stable?

· Y a-t-il une constante de saine gestion financière?

· Le demandeur s'est-il intégré à la collectivité par une participation aux organisations communautaires, le bénévolat ou d'autres activités?

· Le demandeur a-t-il amorcé des études professionnelles, linguistiques ou autres pour témoigner de son intégration à la société canadienne?

· Le demandeur et les membres de sa famille ont-ils un bon dossier civil au Canada (p. Ex., aucune intervention de la police ou d'autres autorités pour abus de conjoint ou d'enfants, condamnation criminelle)?

Notes

1. L'agente ne doit pas évaluer le potentiel d'établissement du demandeur, car cela déborde de la portée des critères d'admissibilité.

2. On peut tenir compte de l'établissement du demandeur jusqu'au moment de la décision CH.

3. Dans les cas du Québec, consulter la Section 10.


[11]            Ce sont les _ lignes directrices _ mentionnées dans les arguments du demandeur. Les arguments sont fondés sur l'hypothèse selon laquelle le demandeur appartient à la catégorie ayant une _ incapacité prolongée à quitter le Canada _, et que de ce fait, les critères relatifs à l'établissement sont pertinents. L'agente a reconnu que le demandeur répond à tous les critères d'emploi, de gestion financière, d'intégration à la collectivité, de compétence linguistique ainsi qu'aux autres critères mentionnés à l'article 11.2. L'agente a aussi reconnu que le demandeur n'est pas responsable des contretemps importants en ce qui concerne sa demande du statut de réfugié et sa demande pour des raisons d'ordre humanitaire.

[12]            Le demandeur plaide que sa situation n'était pas typique, parce que les retards de la part du ministre sont la cause de son incapacité à quitter le Canada, et que son intégration ainsi que son engagement dans la collectivité ont été exceptionnels. Il est plaidé que ceci donne lieu à l'application de la jurisprudence découlant de l'affaire Raudales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[2] et Jamrich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[3].


[13]            Dans l'affaire Raudales, le ministre avait fait une erreur de fait manifestement déraisonnable en concluant qu'un adolescent qui était devenu exceptionnellement engagé dans sa collectivité au Canada ne s'était pas établi suffisamment pour que son départ cause un préjudice. La juge Dawson a déclaré que cette conclusion allait _ à l'encontre de l'essentiel de la preuve _[4], et a décrit la façon dont le IP5 devrait être appliqué dans de tels cas :

L'établissement est, d'après les lignes directrices du ministre qui figurent au chapitre 5 du Guide du traitement des demandes au Canada, un facteur à considérer dans l'évaluation d'une demande fondée sur des considérations humanitaires. Sans une bonne évaluation du niveau d'établissement, il était impossible à mon avis, dans le cas présent, de dire si le fait d'obliger M. Figueroa Raudales à demander la résidence permanente depuis l'étranger entraînerait pour lui des difficultés inhabituelles, injustes ou indues[5].

[14]            Dans l'affaire Jamrich, le juge Blais a affirmé que le vaste pouvoir discrétionnaire du ministre dans le traitement d'une demande fondée sur des considérations humanitaires doit être exercée en tenant compte de la preuve soumise. Dans cette affaire, la conclusion du ministre selon laquelle le degré d'établissement du demandeur n'était ni exceptionnel ni différent de la moyenne a été jugée manifestement déraisonnable.


[15]            La possibilité de présenter une demande fondée sur des considérations humanitaires a pour but de prévoir un recours en cas de difficultés inhabituelles, injustes ou excessives. Il ne s'agit pas de savoir si le demandeur apporterait ou apporte vraiment une contribution positive à la collectivité canadienne. En examinant s'il existe des considérations humanitaires, les agents d'immigration doivent déterminer s'il existe une situation particulière dans le pays d'origine de la personne et si un renvoi peut causer des difficultés indues. C'est au demandeur qu'il appartient de prouver à l'agent qu'il existe une situation particulière dans son pays et que sa situation personnelle eu égard à cette situation particulière justifie l'exercice favorable de son pouvoir discrétionnaire.

[16]            En l'espèce, je suis persuadé que l'agente a examiné toutes les preuves qui lui ont été soumises, notamment celles relatives à l'établissement, en a fait explicitement état dans sa décision, et a donc évalué tous les facteurs pertinents. L'établissement n'est qu'un facteur parmi d'autres dont il faut tenir compte pour prendre une décision. Ce n'est pas un facteur déterminant à lui seul. De plus, l'agente n'a pas fixé de norme de preuve en mentionnant que le demandeur n'était pas irremplaçable. Elle ne faisait que réagir à l'affirmation du demandeur selon laquelle les organisations et les personnes qu'il aide subiraient un préjudice s'il partait. Le commentaire de l'agente sur le fait que le demandeur n'était pas irremplaçable signifie simplement que les organisations et les personnes ne souffriraient pas indûment, si le demandeur devait présenter sa demande de résidence permanente depuis l'étranger, comme il est exigé de tous les demandeurs d'asile, sauf dans le cas de circonstances limitées.


[17]            L'agente pouvait arriver à ces conclusions sur l'établissement compte tenu de la preuve dont elle disposait. Même si le demandeur a certainement apporté une contribution importante à la société canadienne durant son séjour ici, ce qui doit être souligné, l'agente est mieux placée que la Cour pour déterminer si la contribution dépasse la moyenne au point qu'il y a lieu de faire droit à sa demande fondée sur des considérations humanitaires . Elle a examiné les facteurs permettant d'évaluer le degré d'établissement et décidé que ce n'était pas le cas.

[18]            Le demandeur n'a pas démontré que l'agente a ignoré des preuves, s'est appuyée sur un principe faux ou inapproprié ou a violé un principe de justice naturelle ou d'équité. Par conséquent, il n'y a rien qui justifie l'intervention de la Cour dans la décision de l'agente.

[19]            Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                                                                                                          _ P. Rouleau _                      

                                                                                                                                         Juge                             

OTTAWA (Ontario)

le 27 janvier 2005

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                 IMM-1436-04

INTITULÉ :                                                MUHAMMAD SHAHID NAZIM

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                        le 12 janvier 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :           LE JUGE ROULEAU

DATE :                                                        le 27 janvier 2005

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman                                            Pour le demandeur

Bari Crackower                                            Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)                                         Pour le demandeur

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général

du Canada                                                    Pour le défendeur


Date : 20050217

Dossier : IMM-1436-04

OTTAWA (Ontario), le 27 janvier 2005

EN PRÉSENCE DE : Monsieur le juge Rouleau

ENTRE :

                                            MUHAMMAD SHAHID NAZIM

                                                                                                                              demandeur

ET :

               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                               défendeur

                                                          ORDONNANCE

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                                                                                                          _ P. Rouleau _                      

                                                                                                                                         Juge                             

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.



[1] [2000] 4 C.F. 407.

[2] [2003] A.C.F. no 532.

[3] [2003] A.C.F. no 1076.

[4] Raudales, précitée, paragraphe 18.

[5] Raudales, précitée, paragraphe 19.


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