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Date : 20040917

Dossier : IMM-6194-03

Référence : 2004 CF 1281

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                         AHMED NABIL ABEIDIA

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et ses modifications (la LIPR), d'une décision datée du 15 juillet 2003 dans laquelle une agente d'immigration a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires présentée par Ahmed Nabil Abeidia (le demandeur) à partir du Canada (la demande CH).

[2]                Le demandeur demande que la décision de l'agente d'immigration soit annulée et que l'affaire soit renvoyée à un autre agent pour qu'il rende une nouvelle décision.

Contexte factuel

[3]                Le demandeur est un citoyen de la Libye âgé de 27 ans qui est entré au Canada avec un visa de visiteur en janvier 1998. En juillet 1999, la mère du demandeur est arrivée au Canada, en provenance de la Libye. La demande d'asile de la mère du demandeur a été accueillie en février 2001. La mère du demandeur a par la suite présenté une demande de résidence permanente au Canada, dans laquelle elle a inclus son fils en tant que personne à charge. L'agente d'immigration chargée d'examiner la demande a conclu que le demandeur ne satisfaisait pas à la définition de personne à charge prévue au paragraphe 2(1) du Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, puisque l'héritage qu'il avait reçu lui permettait de subvenir à ses besoins.

[4]                En novembre 2002, le demandeur a soumis une demande CH en vue d'obtenir une exemption de l'exigence prévue par la loi suivant laquelle il devait présenter sa demande de résidence permanente à l'étranger, au motif que le fait d'être obligé de quitter le Canada pour présenter sa demande de résidence permanente causerait à sa mère et à lui de grosses difficultés.

[5]                En juin 2003, l'agente d'immigration a demandé des documents additionnels relativement à la demande CH du demandeur. En réponse à la demande de l'agente, le demandeur a fourni des documents additionnels le 9 juillet 2003 et le 17 juillet 2003. Le 15 juillet 2003, l'agente d'immigration a examiné la demande CH du demandeur et a décidé de ne pas lui accorder d'exemption fondée sur des considérations humanitaires.

Décision de l'agente d'immigration

[6]                L'agente d'immigration n'était pas convaincue que, compte tenu des circonstances propres au demandeur, le fait pour celui-ci d'être obligé d'obtenir un visa de résident permanent à partir de l'étranger lui causerait des difficultés inhabituelles, injustes ou indues.

[7]                Plus particulièrement, l'agente d'immigration a conclu que la mère du demandeur n'était pas incapable de prendre soin d'elle-même au Canada, que le demandeur et sa mère avaient récemment vécu séparément pendant plus d'un an et que la mère du demandeur recevait une aide financière du gouvernement canadien. L'agente d'immigration n'était pas convaincue que le retour du demandeur en Libye lui causerait des difficultés indues puisqu'il avait de l'argent et des compétences pour lui venir en aide. De plus, l'agente d'immigration n'était pas convaincue que le demandeur courait un risque personnel en cas de renvoi en Libye.

[8]                L'agente d'immigration a pris acte de l'établissement du demandeur au Canada, mais elle a jugé que cela était insuffisant en soi pour accorder au demandeur une exemption fondée sur des considérations humanitaires.

Observations du demandeur

[9]                Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable à la décision de l'agente d'immigration est la décision raisonnable.

[10]            Le demandeur prétend que l'agente d'immigration n'a pas tenu compte des éléments de preuve additionnels qu'il a soumis dans une lettre datée du 17 juillet 2003, et que l'affaire devrait donc être renvoyée à un autre agent d'immigration pour qu'il rende une nouvelle décision.

[11]            Le demandeur maintient que l'agente d'immigration s'est fondée sur des éléments de preuve non pertinents ou qu'elle a mal interprété la preuve en concluant que sa mère serait en mesure de prendre soin d'elle-même au Canada. Le demandeur affirme que la capacité de sa mère de gérer son héritage et de prendre des dispositions relatives à ses études au Canada n'était pas une preuve de son esprit d'initiative, et qu'il s'agissait plutôt d'une preuve qu'elle était une femme désespérée craignant pour sa vie et celle de son fils.

[12]            De plus, le demandeur soutient que l'agente d'immigration n'a pas tenu compte du fait qu'il payait le loyer et les dépenses de sa mère depuis qu'elle était arrivée à Vancouver, et que l'aide sociale que recevait sa mère ne couvrait pas les dépenses de celle-ci. Le demandeur allègue également que l'agente d'immigration a commis une erreur en supposant que sa mère continuerait à recevoir une aide financière. Le demandeur ajoute qu'il est prêt à travailler et à subvenir aux besoins de sa mère, mais qu'il ne peut le faire parce qu'il n'est pas autorisé à demander un permis de travail.

[13]            Le demandeur soutient également que l'agente d'immigration a mal interprété la preuve en concluant que sa séparation d'avec sa mère ne leur causerait pas de difficultés. Le demandeur prétend que leur séparation entre janvier 1998 (lorsque le demandeur est entré au Canada avec un visa de visiteur) et juillet 1999 (lorsque la mère du demandeur a réussi à partir avec le consentement de son mari violent et menaçant) était indépendante de leur volonté.

[14]            Le demandeur allègue que l'agente d'immigration a commis une erreur en concluant qu'il ne serait pas pris pour cible par le mari de sa mère ou par les membres de la famille du mari de sa mère, et qu'elle a mal interprété la preuve documentaire relative à la Libye, qui indique que le régime militaire du colonel Mouammar Kadhafi détient le monopole du pouvoir politique en Libye et est susceptible de mettre en danger non seulement la vie de la mère du demandeur, mais également celle du demandeur lui-même.

[15]            De plus, le demandeur soutient que l'agente d'immigration a commis une erreur en jugeant que son établissement au Canada n'était pas un facteur à prendre en considération dans l'appréciation des difficultés qu'il subirait s'il était renvoyé en Libye. Les biens meubles et immeubles du demandeur se trouvent tous au Canada (appartement et voiture), et aucun membre de la famille immédiate du demandeur ne vit en Libye.

[16]            Enfin, le demandeur prétend que l'agente d'immigration a commis une erreur en tenant compte de l'éducation, des compétences et des ressources financières dont il disposait et qui l'aideraient à se réétablir en Libye. Le demandeur maintient que cette preuve n'est pas pertinente pour déterminer si sa mère et lui subiront des difficultés du fait de leur séparation, et qu'il aurait fallu accorder plus d'importance à leur besoin de soutien familial ainsi qu'aux dangers auxquels serait exposé le demandeur s'il était obligé de retourner en Libye.

Observations du défendeur

[17]            Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable à la décision de l'agente d'immigration est la décision raisonnable.


[18]            Le défendeur prétend que rien ne prouve que l'agente d'immigration était saisie des renseignements contenus dans l'affidavit additionnel du demandeur (ou dans tout document y étant annexé) lorsqu'elle a rendu sa décision, et que ces renseignements ne devraient pas être pris en considération dans la présente demande de contrôle judiciaire : Asafov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), _1994_ A.C.F. no 713 (1 re inst.) (QL); Lemiecha (Tuteur à l'instance) c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), _1993_ A.C.F. no 1333 (1re inst.) (QL).

[19]            Le défendeur soutient que le demandeur demande essentiellement à la Cour d'apprécier de nouveau la preuve dont était saisie l'agente d'immigration, ce qui n'est pas le rôle d'une cour de révision.

[20]            Le défendeur allègue que l'agente d'immigration était saisie d'éléments de preuve qui lui auraient permis de raisonnablement conclure que la mère du demandeur n'était pas incapable de prendre soin d'elle-même (c'est-à-dire qu'elle avait pris soin d'elle-même et du demandeur dans le passé). Contrairement à ce que prétend le demandeur, l'agente d'immigration a reconnu qu'une séparation serait difficile pour le demandeur et pour sa mère, mais elle a conclu qu'une telle séparation ne donnerait pas lieu à des difficultés indues compte tenu du fait qu'ils avaient récemment vécu séparément pendant plus d'un an. Le défendeur soutient également que l'agente d'immigration a tenu compte des arguments de soutien financier soulevés par le demandeur.


[21]            Le défendeur prétend que la conclusion de l'agente d'immigration suivant laquelle le demandeur ne courait pas un risque personnel en Libye était raisonnable puisque le demandeur n'avait pas prouvé que, tout comme sa mère, il avait été victime de mauvais traitements en Libye. De plus, le défendeur souligne que le demandeur n'avait pas déposé de demande d'asile.

[22]            Le défendeur soutient que l'agente d'immigration n'a pas conclu que l'établissement du demandeur au Canada n'était pas pertinent quant à sa demande CH et qu'elle a plutôt conclu que son établissement au Canada était insuffisant en soi pour justifier une exemption fondée sur des considérations humanitaires. Le demandeur a choisi de venir faire des études au Canada; par conséquent, toute difficulté liée à son obligation de présenter une demande de résidence permanente à l'étranger ne découlait pas de circonstances indépendantes de sa volonté, et le demandeur aurait dû savoir qu'il aurait peut-être à quitter le Canada pour présenter sa demande de résidence permanente. De plus, le défendeur maintient que la preuve relative à la situation financière du demandeur était clairement pertinente quant aux difficultés que pourrait subir le demandeur s'il était renvoyé en Libye, et que cette preuve a dûment été prise en compte par l'agente d'immigration.

Dispositions législatives pertinentes

[23]            Le paragraphe 11(1) de la LIPR exige que la demande de résidence permanente soit faite à l'étranger :


11. (1) L'étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l'agent les visa et autres documents requis par règlement, lesquels sont délivrés sur preuve, à la suite d'un contrôle, qu'il n'est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document shall be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

[24]            Le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit une exemption de cette exigence, exemption fondée sur des considérations humanitaires :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger - compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché - ou l'intérêt public le justifient.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister's own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

Question

[25]            La décision de l'agente d'immigration de ne pas faire droit à la demande CH du demandeur était-elle raisonnable?


Analyse et décision

Questions préliminaires

Norme de contrôle

[26]            La norme de contrôle applicable aux décisions des agents d'immigration appelés à se prononcer sur des demandes CH est la décision raisonnable simpliciter : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

Preuve par affidavit additionnelle

[27]            Il est bien établi en droit qu'en règle générale, les éléments de preuve dont n'était pas saisi l'agent d'immigration lorsqu'il a rendu sa décision ne peuvent être produits dans le cadre d'un contrôle judiciaire : Lemiecha et Asafov, précitées. Par conséquent, à l'exception de la lettre du 17 juillet 2003 qu'a envoyée le demandeur à l'agente A. Baker, tout élément de preuve contenu dans l'affidavit additionnel du demandeur dont n'était pas saisie l'agente d'immigration, n'est pas admissible dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

[28]            Question

La décision de l'agente d'immigration de ne pas faire droit à la demande CH du demandeur était-elle raisonnable?

Je voudrais dans un premier temps traiter de la question de la lettre du 17 juillet 2003 qu'a envoyée le demandeur à l'agente d'immigration. Cette lettre contenait des renseignements additionnels quant à la façon dont le demandeur s'occupait de sa mère. L'agente d'immigration n'a pas tenu compte de cette lettre parce qu'elle a rendu sa décision le 15 juillet 2003. L'agente avait informé le demandeur dans sa lettre datée du 25 juin 2003 qu'il disposait d'un délai de trente jours à compter de la date de la lettre pour lui fournir des renseignements additionnels. La lettre du 17 juillet 2003 a été envoyée avant l'expiration de ce délai, mais l'agente d'immigration avait déjà rendu sa décision.

[29]            Je constate à la lecture de la lettre que le demandeur a payé une partie des frais dentaires engagés par sa mère et qu'un numéro de téléphone a dû être changé en raison de la crainte qu'inspirait le mari de la mère du demandeur, lequel faisait des appels de menace au demandeur et à sa mère. Je ne sais pas quelle incidence auraient pu avoir ces renseignements sur la décision de l'agente d'immigration. J'estime que l'agente a manqué à son obligation d'équité en rendant sa décision sur la demande du demandeur avant l'expiration du délai fixé pour la production de renseignements additionnels. Ce délai avait été fixé par l'agente d'immigration elle-même.

[30]            Compte tenu de ma conclusion, je ne traiterai pas des autres arguments soulevés dans la demande.

[31]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un autre agent d'immigration pour qu'il rende une nouvelle décision.

[32]            Ni l'une ni l'autre des parties n'a souhaité me soumettre une question grave de portée générale aux fins d'examen.

                                                                ORDONNANCE

[33]            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à un autre agent d'immigration pour qu'il rende une nouvelle décision.

_ John A. O'Keefe _

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 17 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-6194-03

INTITULÉ :                                                    AHMED NABIL ABEIDIA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 17 MARS 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 17 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Sawsan A. Habbal                                             POUR LE DEMANDEUR

Keith Reimer                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sawsan A. Habbal                                             POUR LE DEMANDEUR

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris Rosenberg, c.r.                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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