IMM-1105-96
OTTAWA (ONTARIO), LE JEUDI 6 MARS 1997
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM
Entre :
RUTH SABINA HURTADO TAPIA,
requérante,
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION,
intimé.
ORDONNANCE
Par les motifs prononcés ce jour en l'espèce, la Cour fait droit à la demande de contrôle judiciaire et renvoie l'affaire à un tribunal de composition différente qui instruira la revendication du statut de réfugié faite par la requérante, compte tenu de toute la documentation produite ainsi que des sévices physiques dont elle a été la victime.
Signé : Max M. Teitelbaum
________________________________
Juge
Traduction certifiée conforme ________________________________
F. Blais, LL. L.
IMM-1105-96
Entre :
RUTH SABINA HURTADO TAPIA,
requérante,
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION,
intimé.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
Le juge TEITELBAUM
LES FAITS DE LA CAUSE
Il y a en l'espèce recours en contrôle judiciaire contre la décision datée du 29 février 1996 et communiquée à la requérante le 13 mars 1996, décision par laquelle la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu qu'elle n'est pas une réfugiée au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2. La requérante reproche à la Commission d'avoir commis une erreur en fondant sa décision sur une conclusion de fait erronée sans avoir pris en considération toutes les preuves produites.
La requérante, qui a 29 ans et qui est originaire du Chili, revendique le statut de réfugiée en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à un certain groupe social, savoir sa famille. Son oncle, membre du Parti socialiste, a été arrêté et tué lors du coup d'État du général Pinochet en 1974. La requérante elle-même était politiquement active au Chili bien qu'elle ne fût officiellement membre d'aucun parti politique. En 1988, elle a participé à des manifestations pacifiques et distribué des tracts au cours de la campagne référendaire sur la question de savoir si le général Pinochet devait se démettre de ses fonctions. L'année suivante, elle a été active lors de l'élection présidentielle de 1989 destinée à remplacer le général Pinochet, élection remportée par M. Aylwin.
La requérante a été arrêtée et détenue à trois reprises, en 1989, 1992 et 1995. En novembre 1989, elle fut arrêtée lors d'une descente de police dans une maison où elle était venue chercher des macarons à distribuer dans une manifestation de protestation. Elle fut détenue cette nuit-là par la police militaire et remise en liberté le lendemain. En novembre 1992, elle fut arrêtée avec d'autres manifestants durant la campagne de réclamation d'un corps qui aurait été enterré dans l'enceinte de l'École de cavalerie militaire. Sa troisième et dernière arrestation eut lieu le 25 juillet 1995 à Santiago. Elle fut interpellée dans la rue tout près de chez elle et conduite dans un centre de détention où elle a été retenue cette nuit-là puis remise en liberté le lendemain. Elle pense que ses collègues à la clinique médicale où elle travaillait l'avaient dénoncée à la police à cause de ses propos anti-Pinochet.
La requérante a quitté le Chili en août 1995 et revendiqué le statut de réfugié en septembre 1995.
La décision de la Commission
La Commission a conclu que la requérante n'était pas une réfugiée au sens de la Convention au motif que sa crainte d'être persécutée en raison de sa famille et de ses opinions politiques n'était pas fondée. En particulier, elle ne voyait aucun lien entre le nom de famille de cette dernière et ses arrestations. Son oncle n'était pas le point focal de l'attention publique durant les manifestations de soutien aux victimes du général Pinochet. La Commission a également conclu que si le nom Hurtado avait vraiment attiré l'attention malencontreuse de la police sur la requérante, les autres membres de sa famille auraient dû être visés aussi, même s'ils n'avaient pas participé aux manifestations publiques.
La Commission a aussi jugé que les opinions politiques de la requérante ne constituaient pas un motif suffisant pour lui reconnaître le statut de réfugiée. Elle n'était membre d'aucun parti politique, et n'a jamais été visée individuellement lorsqu'elle fut arrêtée en 1989 et 1992 ou lorsqu'elle prit part aux grandes manifestations publiques. La Commission a noté aussi l'ampleur des sentiments anti-Pinochet en 1995, année où la requérante fut arrêtée pour la dernière fois. Il n'y avait pas de campagne organisée pour arrêter ou détenir les gens animés de ces sentiments. La Commission a considéré la nature des trois arrestations et conclu que la requérante n'a jamais été victime d'agression physique et qu'elle n'a jamais été détenue plus de 12 heures. De 1992 jusqu'en 1995, elle n'a eu aucun ennui avec la police.
Enfin, la Commission a jugé que par suite des changements fondamentaux permanents dans le climat politique au Chili, la requérante n'avait pas de raison de craindre d'être persécutée. Depuis 1989, il y a eu deux élections présidentielles tenues de façon démocratique, avec participation massive de la population au scrutin. Des officiers de haut rang de l'armée et de la police ont été jugés et punis par les tribunaux judiciaires malgré les menaces de coup d'État proférées par le général Pinochet. La Commission reconnaît que certains officiers de police ont abusé de leurs pouvoirs et qu'il y a encore des cas de violation des droits de la personne. Elle cite cependant dans les motifs de sa décision un entrefilet sur les efforts entrepris récemment pour combattre la corruption dans les rangs de la police. Elle cite aussi deux brèves dépêches de presse sur les changements dans la classification des réfugiés chiliens par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et par le service des réfugiés de France. La Commission note cependant qu'un petit nombre de documents font état d'une certaine tension entre les militaires et ceux qui demandent la lumière sur les abus et les crimes commis par le régime militaire de Pinochet (1974-1989).
LES POINTS LITIGIEUX
1. La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire par sa caractérisation du climat politique au Chili?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire faute d'avoir conclu que la requérante avait subi des sévices physiques?
1. Changements fondamentaux permanents dans le climat politique au Chili
Selon la requérante, la Commission s'est concentrée exagérément sur les preuves de changements positifs au détriment de la plus grande partie des preuves documentaires. La Cour ne saurait simplement substituer à l'analyse de la Commission sa propre analyse des preuves documentaires sur le climat politique au Chili. Aux termes de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, la Cour peut accorder le redressement demandé si elle est convaincue que la Commission «a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [elle] dispose». À supposer que l'analyse de la Commission ait été faite sans que toutes les preuves produites aient été prises en considération, l'intervention de la Cour est justifiée dans le cas où, à la lumière des preuves prises dans leur ensemble, les conclusions de la Commission sont déraisonnables; v. Hristova c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 75 F.T.R. 18 (1re inst.). La caractérisation du climat politique actuel au Chili ou des changements dans la situation du pays est un point de fait. Le pouvoir de contrôle judiciaire de la Cour est limité. Ainsi que l'a fait observer le juge Hugessen en page 12 de l'arrêt Yusuf c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1995), 179 N.R. 11 :
Nous ajouterions que la question du «changement de situation» risque, semble-t-il, d'être élevée, erronément à notre avis, au rang de question de droit, alors qu'elle est, au fond, simplement une question de fait. Un changement dans la situation politique du pays d'origine du demandeur n'est pertinent que dans la mesure où il peut aider à déterminer s'il y a, au moment de l'audience, une possibilité raisonnable et objectivement prévisible que le demandeur soit persécuté dans l'éventualité de son retour au pays. Il s'agit donc d'établir les faits, et il n'existe aucun «critère» juridique distinct permettant de jauger les allégations de changement de situation. L'emploi de termes comme «important», «réel» et «durable» n'est utile que si l'on garde bien à l'esprit que la seule question à résoudre, et par conséquent le seul critère à appliquer, est celle qui découle de la définition de réfugié au sens de la Convention donnée par l'art. 2 de la Loi: le demandeur du statut a-t-il actuellement raison de craindre d'être persécuté? Étant donné qu'en l'espèce il existe des éléments de preuve appuyant la décision défavorable de la Commission, nous n'interviendrons pas.
Je conviens avec la requérante que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire dans sa caractérisation du climat politique au Chili. En l'espèce, elle était appelée à examiner un volumineux dossier de preuves documentaires sur le climat politique en évolution dans ce pays. Elle a choisi de se concentrer sur les trois articles les plus courts de tout le dossier, tout en reconnaissant l'existence des autres preuves documentaires qui y figurent. En page 4 des motifs de sa décision, elle fait état de certains nuages sombres sur l'horizon politique du Chili (page 7, Dossier de la Commission) :
Une infime partie de la preuve documentaire indique qu'il existe une certaine tension entre une partie de la population civile qui veut faire la lumière complète sur les crimes commis sous le régime Pinochet et certains militaires.
[non souligné dans l'original]
À l'opposé de la Commission, je constate que le gros des preuves documentaires donne un aperçu moins favorable du climat politique au Chili. Sur plus de 100 pages, qui comprennent des comptes rendus d'Amnistie internationale, les rapports compilés sur les divers pays par le Département d'État des États-Unis et des articles de presse, les preuves documentaires couvrant la période 1992-1995 jettent la lumière sur l'influence solidement établie et insidieuse du général Pinochet sur les systèmes électoral, politique et judiciaire du Chili (pages 46, 67, 70-71, 116, 126, 146-147, Dossier de la Commission), les limitations imposées à la liberté d'expression (pages 78, 106, 114-117, 146, 147) et le piétinement pénible de la poursuite des coupables du régime Pinochet (pages 59 et 63). Je ne suis pas convaincu que la Commission ait pris en considération l'intégralité des preuves documentaires. Je sais qu'il n'appartient pas à la Cour d'infirmer purement et simplement l'appréciation faite par la Commission de ces preuves, mais en l'espèce, celle-ci a tout simplement ignoré les preuves qui s'opposent à ses conclusions générales sur les faits. Je conclus qu'elle a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire dans sa caractérisation et son appréciation, à la lumière des preuves produites, du sens du climat politique au Chili.
2. Les sévices sur la personne de la requérante
La requérante affirme qu'elle a subi des sévices physiques lors de ses arrestations. La Commission a explicitement rejeté cette assertion cruciale dans les motifs de sa décision. Voici ce qu'on peut y lire : «Elle n'a jamais été détenue plus de douze heures et n'a été victime d'aucune agression physique ou autre». La Commission a aussi passé sous silence les menaces par téléphone ainsi que l'attitude nonchalante affichée par la police avant son arrestation de juillet 1995. Un autre fait cité par la Commission et qui ne s'accorde pas avec les preuves et témoignages produits est la durée des périodes de détention de la requérante. Celle-ci affirme qu'elle a été détenue pendant 24 heures en 1992, et non pas 12 heures comme l'a noté la Commission. En effet, le motif de contrôle judiciaire pris par la requérante est que la décision de la Commission était fondée sur une conclusion de fait erronée au mépris des preuves administrées.
Il ressort du dossier que la requérante a effectivement subi des sévices physiques, encore que le dossier ne dise pas exactement combien de fois. Durant les débats, l'intimé reconnaît qu'il y a eu certains sévices physiques malgré la conclusion contraire initiale de la Commission. La transcription de l'audience du 12 février 1996 de cette dernière révèle que la requérante faisait état de coups et d'agression physique par la police militaire à deux occasions, lors de sa première arrestation en novembre 1989 : «La police militaire nous a commencé à battre, à nous frapper, nous a fait monter dans des, ça veut dire, camionnettes…» (page 175, Dossier de la Commission), et lors de sa troisième arrestation en juillet 1995 : «On m'a pris, je comprenais pas pourquoi, ça veut dire, on me donnait des coups…» (page 185, Dossier de la Commission). En page 189 de la même transcription, la requérante relatait les appels téléphoniques anonymes qu'elle reçut environ trois mois avant l'arrestation de juillet 1995. Par affidavit en date du 29 avril 1996, déposé à l'appui de sa demande de contrôle judiciaire, la requérante affirme que lors des trois arrestations, «chaque fois [elle a] été battue par les agents de sécurité» (par. 3, page 10, Dossier de la requérante). Son «Formulaire de renseignements personnels», joint à sa revendication initiale du statut de réfugié, ne fait état que des actes de violence subis lors de sa dernière arrestation (lignes 36 et 37, pièce A de l'affidavit en date du 21 mai 1996 de Lise Simoneau).
J'estime que, conjuguée avec la caractérisation par le Commission du climat politique au Chili, l'erreur qu'elle reconnaît avoir commise au sujet des sévices physiques justifie le contrôle judiciaire. On lui passe des erreurs d'omission si elles ne compromettent pas l'intégrité du processus juridictionnel ou si elles ne sont pas entièrement arbitraires et abusives. La Cour ne soumet pas l'analyse faite par la Commission à un examen à la loupe dans un contrôle judiciaire de cette nature; v. Boulis c. Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration, [1974] R.C.S. 875. Dans la même veine, le juge Joyal a tiré la conclusion suivante au paragraphe 2 de son jugement Naikar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. No. 592 (QL) : «Un tribunal doit examiner ce qui semble être des erreurs dans la décision rendue par la Commission, à la lumière des conclusions [auxquelles] celle-ci est parvenue sur le fond. Autrement dit, si la Commission n'avait pas commis les erreurs qu'on lui reproche, ses conclusions auraient-elles été sensiblement différentes?».
Cependant, la Cour infirmera la décision de la Commission si celle-ci a commis une erreur de commission et contredit les preuves sur un élément crucial comme le fait qu'il y a eu sévices physiques. La violence physique peut être le facteur déterminant pour examiner si la crainte de persécution exprimée par un demandeur est fondée. Il est vrai qu'il ne s'agit pas en l'espèce d'actes de torture commis par les forces de sécurité, mais de brutalités ou de «coups» donnés à la requérante lorsqu'elle fut appréhendée manu militari par la police à une ou deux occasions. La nature relativement mineure et peu fréquente des actes de violence dans ce cas d'espèce diminue-t-elle l'étendue de l'erreur commise par la Commission ainsi que le champ du contrôle judiciaire? La Commission a consacré la grande partie des motifs de sa décision à caractériser le climat politique au Chili et au fait que la requérante n'était pas une cible particulière lors de ses trois arrestations. Il est hautement probable que, compte tenu des preuves prises dans leur ensemble et en particulier des preuves documentaires sur le changement dans la situation politique, la Commission eût tiré la même conclusion même si elle avait correctement décrit les sévices physiques en question. Cependant, son interprétation injustifiée et déraisonnable des preuves documentaires fait que son erreur sur la question de la violence physique devient plus déterminante. J'en conclus que l'erreur de la Commission sur la question des sévices physiques est un motif de contrôle judiciaire. Je conviens avec l'intimé que les autres erreurs mineures comme la durée de la période de détention de la requérante lors de sa deuxième arrestation en 1992 n'entache pas sa décision.
Par ces motifs, la Cour fait droit à la demande de contrôle judiciaire. L'affaire est renvoyée à un tribunal de composition différente qui instruira la revendication faite par la requérante du statut de réfugiée à la lumière de l'ensemble des preuves documentaires et des incidents de violence physique.
Signé : Max M. Teitelbaum
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Juge
OTTAWA,
le 6 mars 1997
Traduction certifiée conforme ________________________________
F. Blais, LL. L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER
NUMÉRO DU GREFFE : IMM-1105-96
INTITULÉ DE LA CAUSE : Hurtado Tapia, Ruth Sabina
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : 11 février 1997
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE TEITELBAUM
LE : 6 mars 1997
ONT COMPARU :
M. William Sloan pour la requérante
M. Daniel Latulippe pour l'intimé
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
M. William Sloan pour la requérante
Montréal (Québec)
M. George Thomsonpour l'intimé
Sous-procureur général du Canada