Date : 20050913
Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 3 février 2005 par une agente d'examen des risques avant renvoi (l’agente), dans laquelle elle a conclu que les preuves étaient insuffisantes pour établir la nationalité somalienne de la demanderesse. Par conséquent, le risque auquel était exposée celle-ci n’a pas été évalué.
LES FAITS
[2] La demanderesse prétend qu’elle a 70 ans et qu’elle est citoyenne de la Somalie. Elle déclare que son mari a été tué et que son foyer a été détruit au cours de la guerre civile qui a ravagé ce pays à la fin des années 80. En 1988, la demanderesse a fui la Somalie pour se rendre dans un camp de réfugiés en Éthiopie. Elle est arrivée au Canada en février 2002 et elle a fait une demande d’asile.
[3] Dans la décision rendue le 12 mars 2003, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. La Commission a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves crédibles pour établir l’identité de la demanderesse. Celle-ci n’avait pas de pièces d’identité et, en raison de ses problèmes de santé mentale et physique, elle a été incapable de témoigner. Le représentant désigné de la demanderesse a déposé afin de tenter d’établir l’identité de la demanderesse; cependant, la Commission a conclu qu’il ne connaissait pas assez bien la demanderesse pour établir de manière fiable son identité.
[4] Dans sa décision de rejet de la demande de Mme Hussein, le commissaire a fait les observations suivantes :
Même si je suis compatissant à l’endroit de cette demandeuse, compte tenu de sa santé mentale et physique, je dois répéter et conclure que je ne dispose pas de ce dont j’ai besoin pour rendre une décision favorable.
[…]
Le fardeau de la preuve dans l’établissement d’une demande d’asile incombe au demandeur, et bien qu’il y ait des circonstances atténuantes qui ont pu empêcher la demandeuse de le faire, je dois toujours évaluer si celle-ci a rempli cette obligation.
[5] La demanderesse a déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) le 1er septembre 2004. Dans ses observations à l’appui de sa demande d’ERAR, l’avocat de la demanderesse a ainsi expliqué pourquoi la demanderesse avait été incapable de déposer à l’audience concernant sa demande d’asile :
[TRADUCTION]
Ce n’est qu’après l’audience sur la demande d'asile que ses amis ici au Canada ont compris la gravité de ses troubles mentaux. Au moment de l’audience, personne ne savait que Mme Hussein avait une peur maladive des hommes noirs et personne n’aurait pu prévoir les conséquences désastreuses de l’intervention d’un avocat noir sur le déroulement de l’audition de sa demande d’asile, surtout si l’on considère que l’avocat en question n’avait pas rencontré Mme Hussein avant l’audience. Lorsque Mme Hussein a rencontré son avocat dans la salle d’audience, elle a refusé de parler. Avant cet incident, personne, pas même le personnel médical qui lui avait assuré des services de counselling, n’avait pu déceler ce problème.
[6] En outre, étaient également jointes à ces observations les pièces suivantes : deux déclarations solennelles émanant d’une citoyenne canadienne nommée Anab Mohamed Rodol, qui disait qu’elle avait connu la demanderesse en Somalie, et une autre émanant de la demanderesse au sujet de son identité, et des certificats médicaux indiquant que la demanderesse était atteinte du syndrome de stress post-traumatique et d’autres problèmes de santé. Mme Rodol a dit dans ses deux déclarations solennelles que :
[TRADUCTION]
La demanderesse […] et moi-même étions voisines à Hergeisa, en Somalie. Mme Hussein était une amie de ma mère, Asha Osman, qui se trouve aussi ici au Canada et voilà comment je l’ai connue quand j’étais enfant et fréquentée pendant plus de 20 ans.
[…]
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours connu Shukri Hussein parce qu’elle était notre voisine à Hergeisa et qu’elle était une amie de ma mère. Elle vivait dans le même pâté de maison, à environ 10 petites maisons de chez nous. Shukri rendait souvent visite à ma mère.
LES TEXTES LÉGAUX PERTINENTS
[7] L’alinéa 113a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) se lit comme suit :
Examen de la demande
113. Il est disposé de la demande comme il suit : a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet; |
Consideration of application
113. Consideration of an application for protection shall be as follows: (a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection; |
Le paragraphe 161(2) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) (le Règlement) prévoit ce qui suit :
Nouveaux éléments de preuve
161(2) (2) Il désigne, dans ses observations écrites, les éléments de preuve qui satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 113a) de la Loi et indique dans quelle mesure ils s’appliquent dans son cas. |
New evidence
161(2) (2) A person who makes written submissions must identify the evidence presented that meets the requirements of paragraph 113(a) of the Act and indicate how that evidence relates to them. |
LA DÉCISION
[8] L’identité de la demanderesse a été la question déterminante pour l’agente d’ERAR. Elle a signalé que, aux termes de l’alinéa 113a) de la LIPR, elle ne pouvait porter son attention que sur :
[TRADUCTION]
les nouveaux éléments de preuve dégagés depuis le rejet [de la demande d’asile] ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce que le demanderesse les ait présentés au moment du rejet.
[9] L’agente a conclu que les renseignements figurant dans la déclaration solennelle de la demanderesse (notamment son nom, la date et le lieu de sa naissance) ne constituaient pas des éléments de preuve nouveaux parce qu’ils étaient énoncés dans les renseignements personnels dont avait été saisie la Commission. En ce qui a trait aux deux déclarations solennelles signées par Mme Rodol, l’agente a conclu que, comme la déclarante avait été en contact étroit avec la demanderesse depuis 2002, elle aurait dû déposer devant la Commission. L’agente a signalé que ni la demanderesse ni la déclarante n’ont donné d’explication sur le fait que cette dernière ne s’est pas présentée à l’audience. Par conséquent, l’agente a conclu que les affidavits produits ne satisfaisaient pas aux exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR.
[10] Subsidiairement, l’agente a conclu que si ces affidavits étaient admissibles, les renseignements qui y figuraient n’étaient pas assez précis pour établir l’identité de la demanderesse.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[11] La demanderesse soulève les deux questions suivantes, que la Cour considère déterminantes :
1. L’agente a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu subsidiairement que les nouveaux éléments de preuve concernant l’identité de la demanderesse n’étaient pas admissibles aux termes de l’alinéa 113a) de la LIPR?
2. L’agente a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu subsidiairement que les nouveaux éléments de preuve produits n’établissaient pas la nationalité somalienne de la demanderesse?
ANALYSE
1re question en litige
L’agente a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les éléments de preuve figurant dans les affidavits n’étaient pas admissibles aux termes de l’alinéa 113a) de la LIPR?
[12] Dans la décision Kaybaki c. Canada (Solliciteur général du Canada), [2004] A.C.F. no 27, j’ai énoncé le principe de droit suivant : aux termes de la LIPR, l’agent d’ERAR ne doit examiner que les « nouveaux éléments de preuve » dégagés après le rejet de la demande d’asile ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable (dans les circonstances) de s’attendre à ce que les demandeurs les ait présentés devant la Commission.
[13] Le dossier montre que le représentant désigné de la demanderesse ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que la question de l’identité de la demanderesse fasse l’objet de débats à l’audience. Ayant examiné le dossier, la Cour conclut que l’agente d’ERAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les déclarations du nouveau témoin appelé à établir l’identité de la demanderesse n’étaient pas admissibles. L’alinéa 113a) de la LIPR prévoit que l’agent d’ERAR ne doit pas tenir compte de nouveaux éléments de preuve sauf s’« il n'était pas raisonnable, dans les circonstances, de s'attendre à ce [que le demandeur] les ait présentés » au moment du rejet de la demande d’asile. Je suis d’avis que l’on ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que la demanderesse produise plusieurs témoins censés déposer au sujet de son identité lors de l’audience concernant sa demande d’asile. À la lecture du dossier, il est manifeste que personne n’avait prévu que la demanderesse deviendrait si troublée en faisant connaissance avec son avocat au moment de l’audience concernant sa demande d’asile qu’elle serait incapable de parler. Par conséquent, l’agente aurait dû admettre les déclarations de Mme Rodol, une femme censée avoir connu la demanderesse en Somalie.
[14] La Cour conclut que, lors de l’audience devant la Commission, l’avocat de la demanderesse ne s’attendait pas à ce que l’identité de la demanderesse, une citoyenne somalienne vivant à Ottawa, soit matière à controverse puisqu’elle était bien connue dans la collectivité somalienne d’Ottawa et considérée comme somalienne. Lorsque la demanderesse a été physiquement incapable de déposer à l’audience, son avocat a été pris par surprise.
2e question en litige
L’agente a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu subsidiairement que les nouveaux éléments de preuve produits n’établissaient pas la nationalité somalienne de la demanderesse?
[15] La Cour estime que l’agente a commis une erreur manifestement déraisonnable lorsqu’elle a subsidiairement conclu que les déclarations étaient de nature trop générale pour établir que la demanderesse était somalienne. Ces déclarations contenaient des renseignements détaillés au sujet de la demanderesse, notamment de sa famille : le nom et la profession de sa mère, les noms et le nombre de ses frères et sœurs et le sort qu’ont connu certains d’entre eux. La déclarante a aussi donné des renseignements concernant les enfants du conjoint de la demanderesse, elle a mentionné le fait qu’elle avait perdu un bébé par le passé, et elle a fourni des détails précis sur les liens unissant sa la mère et la demanderesse et l’évolution de ces liens ici au Canada. Il est difficile de voir en quoi ces renseignements sont de « nature trop générale » pour établir l’identité de la demanderesse.
CONCLUSION
[16] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des parties n'a demandé que soit certifiée une question de portée générale. Aucune question ne sera certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE :
La présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision rendue le 3 février 2005 par l’agente d’ERAR soit annulée et que la demande d’ERAR soit renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen; la Cour ordonne en outre que l’avocat de la demanderesse désigne les éléments des déclarations qui satisfont aux exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR et indique de quelle manière ils tendent à établir l’identité de la demanderesse.
« Michael A. Kelen »
Juge
Traduction certifiée conforme
François Brunet, LL.B., B.C.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑1925‑05
INTITULÉ : SHUKRI HAJI HUSSEIN
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 6 SEPTEMBRE 2005
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
DATE DES MOTIFS : LE 13 SEPTEMBRE 2005
Jean Lash POUR LA DEMANDERESSE
Joanna Hill POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jean Leash
Avocate
Ottawa (Ontario) POUR LA DEMANDERESSE
John H. Sims, c.r.
Sous-procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR