Date : 20031110
Dossier : IMM-3686-02
Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2003
ENTRE :
ROMEO FIDADELFO RIVERA-VELASQUEZ
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE RUSSELL
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision datée du 14 juin 2002 (la décision) par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal) a rejeté la revendication du statut de réfugié de Romeo Fidadelfo Rivera-Velasquez (le demandeur). Le demandeur sollicite l'annulation de la décision du tribunal et le renvoi de la revendication à un tribunal différemment constitué pour qu'il rende une nouvelle décision.
CONTEXTE
[2] Le demandeur, qui est né le 2 janvier 1980, est un citoyen du Guatemala d'origine autochtone dont le père et le grand-père étaient des dirigeants bien en vue de leur collectivité. Le grand-père du demandeur a été élu représentant d'un groupe d'Autochtones qui ont fait valoir des revendications territoriales devant les tribunaux guatémaltèques.
[3] Le père du demandeur a représenté son peuple auprès des autorités à Ojo de Agua et Canibal, et a, de ce fait, été forcé d'agir à titre de maire adjoint. Le demandeur soutient que ce n'était pas là un honneur, mais plutôt un poste dangereux obligeant son père à se rendre dans des régions éloignées où tant les criminels que l'armée le mettaient en danger.
[4] Le demandeur devenant conscient au début de l'adolescence du déni à son peuple de ses droits sociaux et politiques fondamentaux, il a commencé à prendre part, à l'instigation d'un ami plus âgé, aux activités d'un groupe informel de jeunes Autochtones du village.
[5] Le demandeur et d'autres personnes se trouvant au lieu de réunion de leur village ont été arrêtés et battus en juillet 1993, et la police a averti le demandeur qu'elle l'aurait à l'oeil.
[6] En septembre 1993, des allochtones ont agressé le demandeur et d'autres personnes au lieu de réunion local des Autochtones. Blessé, le demandeur a pris la fuite; il a plus tard appris l'arrestation de sept de ses amis par les autorités.
[7] Après cet incident, les chefs du groupe du demandeur ont approché les autorités guatémaltèques pour les presser de porter des accusations contre les responsables de l'attaque. Par la suite, deux des sept amis arrêtés ont été assassinés et trois autres ont disparu.
[8] En plus des problèmes vécus par la famille immédiate du demandeur, une tante de celui-ci s'est fait tirer dessus et a été blessée en 1993. L'époux de cette dernière s'est fait tirer dessus et est mort en 1995, et il en a été de même pour une autre tante du demandeur en 1994. Aucun de ces incidents n'a donné lieu à une enquête.
[9] En 1995, le demandeur a fait l'objet de menaces de mort, et des militaires en civil ont pénétré de force chez lui et ont soumis sa famille à des menaces et à des mauvais traitements. Ces incidents ont hâté la fuite du demandeur vers les États-Unis en juin 1995, alors qu'il était âgé de quinze ans.
[10] Le demandeur déclare qu'il n'a pas demandé l'asile aux États-Unis, y demeurant plutôt dans la clandestinité, parce qu'il craignait que les autorités américaines rejettent sa demande d'asile et l'expulsent vers le Guatemala. Le demandeur a travaillé et a fréquenté le collège aux États-Unis, puis les autorités de l'immigration l'ont appréhendé. Après avoir été libéré et sur l'avis d'un avocat américain qui lui a dit que le Canada était sa seule porte de sortie, le demandeur a quitté ses frères et soeurs ainsi que la vie qu'il s'était faite aux États-Unis. Cela est survenu en juillet 2000, alors que le demandeur avait dix-neuf ans. Ce dernier a demandé l'asile au Canada, au point d'entrée de Fort Erie.
[11] Tous les neuf frères et soeurs du demandeur ont quitté le Guatemala. Les deux plus jeunes d'entre eux qui ont fui le Guatemala à l'époque de Noël en 1999 seraient quelque part au Mexique selon le demandeur, mais ces derniers n'ont pu être retracés par ses frères, qui n'ont pu non plus communiquer avec leurs père et mère.
[12] La revendication du statut de réfugié du demandeur se fonde sur sa crainte alléguée d'être persécuté au Guatemala en raison de sa race (il est Autochtone), de ses opinions politiques imputées et de son appartenance à un certain groupe social (sa famille).
LA DÉCISION SOUS EXAMEN
[13] Le tribunal a conclu que le demandeur n'avait pas raison de craindre d'être persécuté au Guatemala et qu' « aucune documentation n'indique qu'il serait persécuté ou qu'il serait victime d'une discrimination quelconque équivalant à de la persécution s'il devait retourner au Guatemala » .
[14] Dans une brève décision (trois pages), le tribunal a traité comme suit de ce qu'il considérait être l'élément fondamental de l'affaire :
[...] La preuve documentaire indique que la principale raison de l'incapacité de la population autochtone à acquérir une force politique et économique est qu'elle peut difficilement accéder à l'éducation et aux programmes sociaux. Les Autochtones sont exploités à cause de leur statut social peu élevé et leur incapacité de demander réparation. Le demandeur d'asile ne possède pas ses caractéristiques. Il a reçu une bonne éducation, il parle plusieurs langues et a étudié dans un collège communautaire aux États-Unis. Il pourra se trouver un emploi très rapidement au Guatemala. Aucune preuve n'indique que les personnes d'origine autochtone sont incapables de se trouver un emploi simplement du fait de leur race. Aucune preuve documentaire n'indique non plus que le revendicateur serait persécuté du fait de sa race. Le conflit interne est terminé au Guatemala. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y a plus de violations des droits de la personne ni que le racisme n'existe plus. Cependant, la situation a beaucoup changé depuis que le revendicateur a quitté le pays en 1995. Il n'a pas à craindre le recrutement forcé ou l'obligation de participer à des patrouilles de protection civile. Il est libre de vivre partout où il veut dans le pays.
[15] Le tribunal a ensuite conclu qu'il n'existait « pas suffisamment de preuve permettant de conclure que Romeo Fidadelfo Rivera Valasquez a des raisons sérieuses de penser qu'il serait persécuté s'il devait retourner au Guatemala » .
[16] Le demandeur soutient que, selon la preuve sur les conditions dans le pays produite à la présente audience, il continue d'y avoir de graves problèmes au Guatemala malgré une amélioration de la situation. On rapporte que des groupes armés ayant des liens avec les autorités accomplissent des actes illégaux, ainsi qu'une augmentation des exécutions sommaires, sous forme de décès en prison ou d'opérations d' « épuration ethnique » . Dans une forte proportion des cas de violation des droits de la personne, il y a entrave à la justice et défaut de l'État de faire enquête et de punir les délinquants. Cela démontre, selon le demandeur, que l'État ne peut protéger les citoyens, particulièrement ceux d'origine autochtone.
QUESTION EN LITIGE
[17] Le demandeur soulève la question suivante :
Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en concluant qu' « aucune preuve » n'indiquait que le demandeur serait persécuté?
[18] M. Jarvis, l'avocat du défendeur, a soulevé des objections à l'audience devant notre Cour concernant le fait que, selon lui, de nouvelles questions n'avaient pas été soulevées par l'avocate de la demanderesse dans ses observations écrites mais seulement lors de sa plaidoirie.
[19] L'avocat du défendeur m'a fait renvoi, à juste titre, à la décision de la Cour fédérale Coomaraswamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 C.A.F. 153, [2002] A.C.F. n ° 603. La juge Layden-Stevenson s'est dit d'accord avec cette dernière décision et l'a suivie dans Kazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. n ° 969, où elle a déclaré ce qui suit :
14. Il y a lieu de mentionner qu'au cours de sa plaidoirie, l'avocat du demandeur a changé de cap et s'est engagé dans une nouvelle voie. Il alléguait désormais violation de l'obligation d'équité en raison du défaut non plus de fournir les services d'un interprète, mais d'avertir le demandeur qu'il lui incombait, le cas échéant, d'obtenir de tels services. Il a soutenu que l'agent des visas devait mettre fin à l'entrevue pour permettre au demandeur d'obtenir les services d'un interprète. L'avocat du défendeur s'est objecté, à bon droit, parce que ces arguments n'ont pas été soulevés dans les observations écrites et que son client n'en avait pas reçu avis. Le défendeur a demandé de pouvoir présenter des observations écrites en réponse à ces arguments, au cas où la Cour serait prête à y faire droit.
[...]
16. Il n'est par loisible au demandeur de remanier ses arguments à l'audience. Lorsque l'exposé du demandeur ne soulève pas une question, l'avocat du défendeur n'a pas l'occasion d'y répondre et il ne convient pas que la Cour la tranche; se reporter à cet égard à Coomaraswamy et al c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 153; [2002] A.C.F. n ° 603. On n'examinera pas, par conséquent, l'argument selon lequel le demandeur devrait être informé de son droit de retenir les services d'un interprète.
[20] Le défendeur est d'avis que l'avocate du demandeur ne s'objecte qu'à une question dans son mémoire, soit celle de voir « [traduction] si le tribunal a tenu compte ou non de l'ensemble de la preuve à l'appui de sa crainte alléguée de persécution » . L'avocat du défendeur estime que l'avocate du demandeur s'est quelque peu écartée de la teneur de son mémoire lorsque, dans sa plaidoirie, elle a insisté sur le fait que le tribunal avait fait abstraction d'une forte preuve concernant les conditions dans le pays, et elle a contesté la conclusion du tribunal portant que le « conflit interne est terminé au Guatemala » .
[21] Il est vrai que le mémoire de l'avocate du demandeur ne fait ressortir que la question suivante :
[traduction]
Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en concluant qu' « aucune documentation n'indique qu'il serait persécuté » ?
[22] Elle traite ensuite plus abondamment de cette question et de ce qu'elle entend soulever à l'audience :
[traduction]
14. Le tribunal a déclaré dans ses motifs qu'il n'y a « aucune documentation » ni « aucune preuve » pour étayer la crainte du demandeur; cette conclusion sévère équivaut à une conclusion d' « absence de preuve » .
[...]
16. Il y avait preuve abondante au dossier quant à la persécution dans le passé du demandeur et de sa famille, à l'hostilité des allochtones envers les Autochtones et, sous forme de documentation sur le pays, à l'incapacité qui persiste de l'État de protéger valablement ses citoyens.
17. Le tribunal n'a pas tiré de conclusions quant à la crédibilité défavorables au demandeur, et il ne semblerait donc pas y avoir de motif permettant au tribunal de ne pas tenir compte du témoignage du demandeur ou de la déclaration irréfutée dans son formulaire de renseignements personnels selon laquelle « [traduction] Il y a des disparitions. Il y a des enlèvements. Il y a à l'endroit des Autochtones des actes de violence discrètement approuvés et [...] favorisés par les autorités » . Au soutien de ses dires, le demandeur cite d'ailleurs les déclarations d'autres réfugiés et immigrants clandestins aux États-Unis.
[...]
19. En l'espèce, le tribunal a conclu qu'il n'y avait « aucune preuve » ou « absence de preuve » ; ce faisant, il n'a pas étudié et apprécié la preuve dont il disposait et qui lui aurait permis de tirer une conclusion favorable au demandeur.
20. La définition de « réfugié au sens de la Convention » nécessite de se prononcer sur la probabilité que surviennent des événements futurs et nous estimons, en toute déférence, que pour un pays comme le Guatemala comptant de longs et graves antécédents de violations des droits de la personne, une preuve sous forme de témoignage personnel et de documentation sur le pays doit être étudiée et appréciée avec le plus grand soin.
[23] Ce dont le demandeur se plaint essentiellement c'est que, lorsque le tribunal a déclaré qu'il n'y avait « aucune documentation » et « aucune preuve » pour étayer la prétention de crainte de persécution, cela équivalait à conclure catégoriquement qu'aucune preuve n'avait été présentée ou examinée relativement à l'élément central de sa revendication. J'examinerai la demande sous cet angle.
ARGUMENTS
Demandeur
[24] Je considère que toutes les questions soulevées par l'avocate du demandeur à l'audience se rapportent à l'unique question en litige invoquée et, si d'autres que celle-ci se trouvaient indirectement soulevées dont il n'était pas traité dans le mémoire, j'en ai tout simplement fait abstraction.
[25] Le demandeur soutient que le tribunal a déclaré dans ses motifs qu'il n'y avait « aucune documentation » ni « aucune preuve » pour étayer la prétention de crainte de persécution du demandeur. C'est là une conclusion sévère qui équivaut à une conclusion d' « absence de preuve » . Le demandeur renvoie au Oxford English Dictionary, qui définit l'absence comme « [traduction] le fait d'être absent ou au loin » et le qualificatif « absent » comme « [traduction] qui est au loin, retiré ou non présent » .
[26] Le demandeur soutient qu'il y avait une preuve abondante au dossier quant à la persécution dans le passé du demandeur et de sa famille, à l'hostilité des allochtones envers les Autochtones et, sous forme de documentation sur le pays, à l'incapacité qui persiste de l'État de protéger valablement ses citoyens autochtones.
[27] Le demandeur ajoute que le tribunal n'a pas tiré de conclusions défavorables quant à sa crédibilité, et qu'il ne semblerait pas y avoir de motif permettant au tribunal de ne pas tenir compte de son témoignage ou de la déclaration irréfutée dans son formulaire de renseignements personnels selon laquelle « [traduction] Il y a des disparitions. Il y a des enlèvements. Il y a à l'endroit des Autochtones des actes de violence discrètement approuvés et [...] favorisés par les autorités » . Au soutien de ses dires, le demandeur cite les déclarations d'autres réfugiés et immigrants clandestins aux États-Unis.
[28] Selon le demandeur, la Cour d'appel fédérale a conçu un critère en deux volets pour les cas où un décisionnaire conclut en l'absence de preuve. Il faut premièrement, bien sûr, que le dossier étaye la conclusion d'absence de preuve et, deuxièmement, que cette conclusion soit un élément important de la décision du tribunal (Mahjoor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] A.C.F. n ° 449.
[29] Le demandeur soutient qu'en l'espèce, le tribunal a conclu qu'il n'y avait « aucune preuve » ou « absence de preuve » et, ce faisant, n'a pas étudié et apprécié la preuve dont il disposait et qui lui aurait permis de tirer une conclusion favorable au demandeur.
[30] Le demandeur soutient que la définition de « réfugié au sens de la Convention » nécessite qu'on se prononce sur la probabilité de survenance d'événements futurs. Il ajoute que, pour un pays comme le Guatemala comptant de longs et graves antécédents de violations des droits de la personne, une preuve sous forme de témoignage personnel et de documentation sur le pays doit être étudiée et appréciée avec le plus grand soin.
Défendeur
[31] Le défendeur soutient pour sa part que le demandeur cite des passages partiels et incomplets de la décision, qu'il fait ensuite valoir pour alléguer que le tribunal n'a pas du tout pris en compte les éléments dont il disposait. Le défendeur soutient que le demandeur a dénaturé ce que le tribunal avait déclaré. Voici les passages pertinents de la décision :
Cependant, aucune documentation n'étaye les allégations du revendicateur selon lesquelles il serait victime d'une grave discrimination ou d'une forme de persécution s'il devait retourner au Guatemala.
[...]
Cependant, aucune documentation n'indique qu'il serait persécuté ou qu'il serait victime d'une discrimination quelconque équivalant à de la persécution s'il devait retourner au Guatemala.
[32] Selon le défendeur, ces passages ne laissent pas voir que le tribunal a omis de lire l'ensemble de la preuve du demandeur ou d'écouter l'ensemble de son témoignage au sujet de la persécution dont il avait été victime, comme le démontre clairement la mention répétée par le tribunal dans sa décision de la preuve du demandeur relative à sa persécution :
Dans le long exposé circonstancié contenu dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), le revendicateur explique longuement les problèmes que sa famille a éprouvés lorsque la guerre civile sévissait au Guatemala.
[...]
Le revendicateur vient d'une famille autochtone de paysans et sa famille a souffert pendant le conflit interne.
[33] Le demandeur souligne que ces passages ne font mention que de sa famille; il n'en ressort pas que le tribunal a pris en compte les événements vécus par le demandeur lui-même.
[34] Pour sa part, le défendeur soutient en outre qu'il ne se dégage pas des deux passages concernés que le tribunal n'a pas tenu compte de la preuve documentaire relative à la protection offerte par l'État, comme en atteste clairement la mention répétée de cette preuve par le tribunal dans sa décision :
La preuve documentaire indique [...] [que le] taux de pauvreté et d'analphabétisme au sein de la population autochtone du Guatemala est plus élevé que celui qui existe chez d'autres races guatémaltèques. Le manque d'éducation et de connaissances linguistiques a empêché la population autochtone de s'intégrer dans la vie politique, économique, sociale et culturelle du pays. La population autochtone, qui a vu ses droits de la personne violés de façon considérable à l'époque de la guerre civile, est encore touchée de façon disproportionnée en raison de la vulnérabilité de son statut dans les domaines économiques, sociaux et politiques.
[...]
La preuve documentaire indique que la principale raison de l'incapacité de la population autochtone à acquérir une force politique et économique est qu'elle peut difficilement accéder à l'éducation et aux programmes sociaux. Les autochtones sont exploités à cause de leur statut social peu élevé et leur incapacité de demander réparation.
[35] Le défendeur soutient également que le tribunal a manifestement tenu compte des déclarations du demandeur en regard des violations des droits de la personne actuellement subies par les Autochtones au Guatemala, comme il ressort clairement de la décision :
La population autochtone, qui a vu ses droits de la personne violés de façon considérable à l'époque de la guerre civile, est encore touchée de façon disproportionnée en raison [...]
[...]
Les Autochtones sont exploités à cause [...]
[36] Le défendeur ajoute que le demandeur ne devrait pas avoir gain de cause avec son « [traduction] attaque fondée sur le dictionnaire » ciblant des passages restreints de la décision. Le défendeur soutient que l' « absence » à l'égard de laquelle le tribunal recourt au dictionnaire peut s'entendre d'une absence « complète » mais aussi, tout simplement, d'une absence « partielle » . Et alors que le demandeur suppose que le tribunal voulait dire absence « complète » , celui-ci a lui-même clarifié le sens qu'il donnait à l'expression à la fin de la décision :
Par conséquent, le tribunal estime qu'il n'existe pas suffisamment de preuve permettant de conclure que Romeo Fidadelfo Rivera Valasquez a des raisons sérieuses de penser qu'il serait persécuté s'il devait retourner au Guatemala.
[37] Le défendeur conclut que le recours à l'expression « aucune » par le tribunal ne veut pas dire qu'il n'a pas perçu l'existence de la moindre preuve, et a donc dû faire abstraction d'une partie de la preuve du demandeur.
ANALYSE
Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision du tribunal?
[38] La Cour doit d'abord décider quelle norme de contrôle judiciaire il convient d'appliquer en l'espèce.
[39] Dans Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (C.A.F.), [1993] A.C.F. n ° 732, la Cour d'appel fédérale a traité de la norme de contrôle appropriée pour les décisions de la Section du statut de réfugié :
4. Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. [...]
[40] La Cour ne doit pas réévaluer la preuve présentée au tribunal tout simplement parce qu'elle en serait arrivée à une conclusion différente. La décision ne doit pas être modifiée dans la mesure où des éléments de preuve étayent la conclusion du tribunal quant à la crédibilité et où aucune erreur dominante n'a été commise.
Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte d'éléments de preuve lorsqu'il a conclu qu' « aucune preuve » n'indiquait que le demandeur serait persécuté?
[41] La décision du tribunal est malheureusement bien courte et sa terminologie souvent vague au point de créer de la confusion. Il y a toutefois lieu de considérer la décision dans son ensemble, sans examiner à la loupe des passages spécifiques isolés.
[42] Dans Annalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. n ° 1078, le juge Muldoon a mis en garde contre le recours à une analyse sémantique poussée à l'extrême :
19. La Commission a-t-elle appliqué une norme trop rigoureuse aux éléments de preuve « épurés » ? Les demandeurs s'appuient sur l'utilisation par celle-ci du mot « would » dans ses motifs (par opposition du mot « could » ), verbe utilisé au paragraphe 69.3(5) pour soutenir que la Commission a effectivement appliqué une norme trop rigoureuse. La Cour n'estime toutefois pas que le verbe « would » diffère de façon importante du verbe « could » . Encore moins défendable est la thèse avancée par les demandeurs selon laquelle le verbe « would » , tel qu'utilisé par la Commission, indique que celle-ci cherchait à déterminer s'il était absolument certain qu'ils obtiendraient gain de cause sur la base des seuls éléments de preuve épurés. Comme le note le défendeur, si l'on retenait les arguments des demandeurs, il faudrait, pour reprendre les termes utilisés par le juge Joyal dans Miranda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 81 (1re inst.), que l'on procède à un examen au microscope ou à un genre d'autopsie sémantique de l'ensemble des décisions.
[43] Dans Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. n ° 1954, le juge Gibson s'est également refusé à examiner à la loupe la décision en cause :
13. Il reste uniquement à savoir si la SSR pouvait à bon droit tirer les conclusions auxquelles elle est arrivée au sujet de la crédibilité du demandeur. L'avocate du demandeur a soutenu que la SSR ne pouvait pas tirer ces conclusions; qu'il s'agissait de conclusions abusives et arbitraires, tirées sans tenir compte de la totalité des éléments dont disposait la SSR. L'avocate m'a invité à examiner à la loupe les motifs de la SSR qui, même s'ils n'étaient pas tout à fait cohérents en tant que tels, l'étaient suffisamment pour justifier la conclusion relative au manque de crédibilité.
[44] Le juge Martineau a statué dans Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. n ° 461 qu'à moins de preuve contraire, on tient pour acquis que le tribunal a pris en compte tous les éléments de preuve dont il disposait :
18. Les conclusions de fait et l'importance que doit attacher la Section d'appel aux éléments de preuve appellent une norme de retenue judiciaire très élevée. À moins d'une preuve contraire, on tient pour acquis que la Section d'appel a pris en compte tous les éléments de preuve dont elle dispose. À cet égard, la décision de la Section d'appel doit être interprétée dans son ensemble et ne devrait pas être soumise à un examen microscopique.
[45] Il ressort ce qui suit de l'examen de la décision dans son ensemble :
1. Le tribunal a compris que le demandeur a allégué craindre d'être persécuté s'il devait retourner au Guatemala, en raison de sa race (autochtone), de ses opinions politiques imputées et de son appartenance à un certain groupe social.
2. Le tribunal a reconnu qu'il y avait un « long exposé circonstancié » dans le Formulaire de renseignements personnels du demandeur et que ce dernier avait expliqué « longuement les problèmes que sa famille a éprouvés lorsque la guerre civile sévissait au Guatemala » .
3. Le tribunal a reconnu et convenu que « [l]e manque d'éducation et de connaissances linguistiques a empêché la population autochtone de s'intégrer dans la vie politique, économique, sociale et culturelle du pays » .
4. Le tribunal a en outre reconnu et convenu que « [l]a population autochtone, qui a vu ses droits de la personne violés de façon considérable à l'époque de la guerre civile, est encore touchée de façon disproportionnée en raison de la vulnérabilité de son statut dans les domaines économiques, sociaux et politiques » .
5. Le tribunal a reconnu et convenu que, bien que la guerre civile ait pris fin, « [l]es autochtones sont exploités à cause de leur statut social et de leur incapacité de demander réparation » .
6. Le tribunal a reconnu et convenu que des violations des droits de la personne se produisaient toujours et que le racisme n'avait pas été éliminé.
7. Le tribunal, malgré toutes les questions dont il a convenu ou qu'il a reconnues, a néanmoins estimé que le demandeur n'avait pas démontré le bien-fondé de sa revendication, pour les motifs suivants :
a. Les violations subies par le demandeur et sa famille l'ont été dans le passé, et les temps ont changé. Le conflit interne est terminé même s'il y a toujours des violations des droits de la personne et du racisme. La situation a beaucoup changé depuis que le demandeur a quitté le pays en 1995.
b. Le demandeur a maintenant reçu une bonne éducation, il parle plusieurs langues et il a étudié dans un collège communautaire aux États-Unis.
c. Le demandeur pourra se trouver un emploi au Guatemala, ce à quoi il n'y aura pas obstacle simplement du fait de sa race.
[46] Ayant dégagé ce qui précède de l'examen de la décision, il m'est impossible de conclure que le tribunal entendait dire de manière littérale qu'il n'avait été saisi d'absolument aucune preuve relativement aux importantes questions soulevées par le demandeur. Je suis convaincu que le tribunal a bel et bien tenu compte du « long exposé circonstancié » et de la « preuve documentaire » du demandeur avant de conclure que la situation dans le pays, bien qu'elle ne soit pas parfaite, avait changé suffisamment pour que le demandeur n'ait plus de motifs de craindre d'être persécuté. Cela ne veut pas dire que la Cour en serait venue à la même conclusion, une question qui est sans pertinence dans la mesure où la Cour ne devrait intervenir que pour les motifs énoncés dans Aguebor, précité.
[47] On peut parfaitement comprendre l'hésitation du demandeur à retourner au Guatemala. Il a désormais une bonne éducation, sa famille est plutôt dispersée, les violations de droits du passé - on peut le comprendre - lui déplaisent et il craint ce que l'avenir pourrait lui réserver dans ce pays. Cela ne fait toutefois pas de lui un réfugié au sens de la Convention et le tribunal s'est montré bien conscient, dans sa décision, de cette distinction essentielle.
[48] Je conclus que le tribunal n'a pas commis d'erreur de droit eu égard aux motifs soulevés par le demandeur. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[49] Il est demandé aux avocats de signifier et déposer leurs éventuelles observations relativement à la certification d'une question de portée générale dans les sept jours de la réception des présents motifs. Chaque partie aura un délai additionnel de trois jours pour signifier et déposer sa réplique aux observations de l'autre partie. Ordonnance sera ensuite délivrée.
« James Russell »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3686-02
INTITULÉ : ROMEO FIDADELFO RIVERA-VELASQUEZ
demandeur
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE MARDI 8 SEPTEMBRE 2003
MOTIFS : LE JUGE RUSSELL
DATE DES MOTIFS : LE LUNDI 10 NOVEMBRE 2003
COMPARUTIONS :
Christina Kurata POUR LE DEMANDEUR
Stephen Jarvis POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Christina Kurata POUR LE DEMANDEUR
206, rue Bloor Ouest, bureau 7
Toronto (Ontario)
M5S 1T8
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date : 20030908
Dossier : IMM-3686-02
ENTRE :
ROMEO FIDADELFO RIVERA-VELASQUEZ
demandeur
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE