Date : 20030312
Dossier : T-369-03
Référence neutre : 2003 CFPI 301
Montréal (Québec), le 12 mars 2003
En présence de : L'HONORABLE JUGE BEAUDRY
ENTRE :
DANIEL TURP
MARTINE BURELLE
GERVAIS COULOMBE
MAXIME DESLIPPES
ALAIN DUFOUR
ANDREW KLUG
ANNE-MARIE LACOSTE
RALUCA PETREA
MARIE-HÉLÈNE SYLVESTRE
DUC ANH THU TRAN
Demandeurs
et
JEAN CHRÉTIEN,
Premier ministre du Canada
JOHN McCALLUM
Ministre de la Défense nationale,
WILLIAM GRAHAM
Ministre des Affaires étrangères du Canada
MARTIN CAUCHON
Procureur général du Canada
Défendeurs
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Les demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale ainsi qu'une requête dans le but d'obtenir des mesures provisoires interdisant aux défendeurs de participer à toute intervention militaire en Irak.
[2] Les défendeurs ont de leur part déposé un dossier de réponse contestant les prétentions des demandeurs et ils ont aussi présenté une requête écrite en rejet du contrôle judiciaire.
[3] Le 10 mars dernier, après avoir entendu les parties par leurs procureurs, j'ai décidé d'entendre en premier lieu la requête en rejet car cette dernière s'attaque autant à la demande de contrôle judiciaire qu'à la requête en mesure provisoire présentée par les demandeurs. J'ai donc décidé qu'il était dans l'intérêt de la justice que jugement soit rendu en premier lieu sur cette requête et j'ai informé les parties que si les demandeurs franchissaient cette première étape, la Cour fixerait une autre date pour entendre les parties concernant les mesures demandées.
QUESTION EN LITIGE
[4] Est-ce que la requête des défendeurs doit être accueillie?
[5] Pour les motifs qui suivent, la requête doit être accueillie.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
[6] Les défendeurs soutiennent que les recours sont prématurés et que les questions soulevées par les demandeurs sont non justiciables. Enfin les défendeurs soulèvent le caractère inapproprié du véhicule procédural utilisé par les demandeurs.
[7] Les demandeurs de leur côté plaident que les recours ne sont pas prématurés étant donné l'envoi de troupes canadiennes dans le Golfe Persique. Ceci démontre l'intention du Canada d'appuyer les mesures de guerre que les États-Unis et d'autres États s'apprêtent à entreprendre.
[8] Ils ajoutent que la décision d'impliquer le Canada à une intervention en Irak non autorisée par le Conseil de sécurité des Nations Unies serait en violation du droit international et du droit constitutionnel canadien. Selon ces derniers, une décision de cette sorte relève uniquement du Parlement et non du Cabinet.
[9] Ils ajoutent que le pouvoir de déclarer la guerre provient de la prérogative royale et sans l'approbation du Parlement canadien ce serait contraire à notre démocratie. Il faut donc contrôler la prérogative royale non seulement en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés mais aussi en vertu de la Charte des Nations Unies et du droit international.
[10] Enfin, les demandeurs soutiennent que les mesures d'urgence requises doivent être accordées dans les plus brefs délais car la situation en Irak évolue de jour en jour et la probabilité d'une agression par l'armée canadienne est de plus en plus imminente.
[11] En conclusion, les demandeurs affirment qu'en l'absence de mesures provisoires décrétées dans les plus brefs délais, les défendeurs sont susceptibles de commettre des violations du droit domestique et du droit international qui ne pourront pas être réparées par un jugement postérieur au mérite.
ANALYSE
[12] Dans la cause Blanco c. Sa Majesté la Reine, 2003 CFPI 263, la Cour a rejeté une requête visant une mesure provisoire interdisant à la Couronne d'envoyer des Forces armées canadiennes en Irak sans le consentement du Parlement. La Cour a noté que le gouvernement du Canada n'a pas encore pris de décision à l'égard de sa participation à une intervention en Irak. La requête devant la Cour était donc prématurée.
[13] De plus, selon ce jugement, il ne s'agissait pas d'une cause justiciable car la décision attaquée en était une de "high policy", selon l'arrêt anglais R. v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, Ex. p. Everett, [1989] 1 All E.R. 655 (C.A.). Cette décision avait été reprise dans Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215 (Ont. C.A.) (QL). Dans cette décision, la Cour d'appel de l'Ontario a statué qu'à l'exception d'une violation à la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte » ), les questions de "high policy" ne sont pas assujetties à la révision par les tribunaux.
[14] Ainsi, dans Blanco, précitée, le juge Heneghan a conclu qu'une décision du gouvernement canadien, prise dans le cadre de ses prérogatives ne peut être attaquée à moins d'une brèche à la Charte. Il n'y en avait pas dans Blanco et quant à moi, il n'y en a pas ici non plus.
[15] Les demandeurs ont tenté de distinguer la cause Blanco de la présente en alléguant un contexte factuel différent. Selon eux, depuis Blanco les déclarations des défendeurs soit à la presse parlée ou écrite ou par l'entremise d'un proche conseiller d'un des défendeurs démontrent bien la volonté de ces derniers de participer à une intervention armée sans l'autorisation par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Le procureur des défendeurs, pour contrer cette affirmation, a déposé un extrait du journal La Presse du 10 mars 2003 où il est indiqué « Monsieur Chrétien a d'ailleurs profité de l'occasion pour répéter que le Canada ne participera à aucune offensive militaire en Irak sans que celle-ci soit autorisée par le Conseil de sécurité. »
PRÉMATURITÉ DU RECOURS
[16] Les demandeurs déclarent au paragraphe 13. a) dans leur demande de contrôle judiciaire ce qui suit :
13. Le gouvernement du Canada n'a pas de position claire sur la participation du Canada à une intervention militaire en Irak :
a) La position prise, à la Chambre des communes, par le gouvernement canadien dans ce dossier n'est pas claire. En effet, les déclarations contradictoires du Premier ministre, du ministre des Affaires étrangères et du ministre de la Défense nationale ne permettent pas de dégager la position officielle du Canada sur la question de la participation militaire à une intervention contre l'Irak;
[17] Les défendeurs d'autre part, plaident qu'aucune décision n'a été prise encore à date et selon toute indication actuelle, il n'y aura aucune offensive militaire canadienne sans qu'elle soit autorisée par le Conseil de sécurité.
[18] Je constate cependant qu'il n'y a aucune décision officielle canadienne de prise à ce jour. Les recours sont donc prématurés.
QUESTIONS JUSTICIABLES
[19] Je suis aussi d'avis que les recours déposés par les demandeurs n'ont pas de chance raisonnable de succès. La décision du déploiement des Forces armées canadiennes en est une de "high policy". Les demandeurs voudraient changer ce terme pour "high accountability". Je n'ai trouvé aucune justification jurisprudentielle pour soutenir cet argument.
[20] Dans Black v. Chrétien et al., précitée, la Cour s'est prononcée sur la question de l'intervention judiciaire en matière de "high policy" à la page 232, au paragraphe 52 :
[52] Thus, the basic question in this case is whether the Prime Minister's exercise of the honours prerogative affected a right or legitimate expectation enjoyed by Mr. Black and is therefore judicially reviewable. To put this question in context, I will briefly discuss prerogative powers that lie at the opposite ends of the spectrum of judicial reviewability. At one end of the spectrum lie executive decisions to sign a treaty or to declare war. These are matters of "high policy". Where matters of high policy are concerned, public policy and public interest considerations far outweigh the rights of individuals or their legitimate expectations. In my view, apart from Charter claims, these decisions are not judicially reviewable. ... [Citations omises.] [Je souligne.]
[21] Conformément à cette décision, j'en viens donc à la conclusion qu'il n'y a pas de questions justiciables qui sont soulevées dans les recours déposés par les demandeurs.
CARACTÈRE INAPPROPRIÉ DU VÉHICULE PROCÉDURAL
[22] Étant donné que j'en suis venu à la conclusion que les recours des demandeurs sont prématurés, et qu'ils ne soulèvent pas de questions justiciables, je ne traiterai pas de la procédure employée par les demandeurs.
ORDONNANCE
Les requêtes de contrôle judiciaire et de mesures provisoires des demandeurs sont rejetées avec frais en faveur des défendeurs.
Michel Beaudry
________________________
Juge
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
Date : 20030312
Dossier : T-369-03
Entre :
DANIEL TURP
MARTINE BURELLE
GERVAIS COULOMBE
MAXIME DESLIPPES
ALAIN DUFOUR
ANDREW KLUG
ANNE-MARIE LACOSTE
RALUCA PETREA
MARIE-HÉLÈNE SYLVESTRE
DUC ANH THU TRAN
Demandeurs
et
JEAN CHRÉTIEN,
Premier ministre du Canada
JOHN McCALLUM
Ministre de la Défense nationale,
WILLIAM GRAHAM
Ministre des Affaires étrangères du Canada
MARTIN CAUCHON
Procureur général du Canada
Défendeurs
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-369-03
INTITULÉ :
DANIEL TURP
MARTINE BURELLE
GERVAIS COULOMBE
MAXIME DESLIPPES
ALAIN DUFOUR
ANDREW KLUG
ANNE-MARIE LACOSTE
RALUCA PETREA
MARIE-HÉLÈNE SYLVESTRE
DUC ANH THU TRAN
Demandeurs
et
JEAN CHRÉTIEN,
Premier ministre du Canada
JOHN McCALLUM
Ministre de la Défense nationale,
WILLIAM GRAHAM
Ministre des Affaires étrangères du Canada
MARTIN CAUCHON
Procureur général du Canada
Défendeurs
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 10 mars 2003
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : L'HONORABLE JUGE BEAUDRY
DATE DES MOTIFS : Le 12 mars 2003
COMPARUTIONS :
Me Daniel Turp Me Marie-Hélène Proulx Me Alexandre Cloutier Me François Roch |
POUR LES DEMANDEURS |
Me Claude Joyal Me René Leblanc Me Bernard Letarte |
POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Daniel Turp Montréal (Québec) Me Marie-Hélène Proulx Montréal (Québec) Me Alexandre Cloutier Hull (Québec) Me François Roch Montréal (Québec) |
POUR LES DEMANDEURS |
Morris Rosenberg Sous-procureur général du Canada |
POUR LES DÉFENDEURS |