Référence : 2004 CF 1037
Toronto (Ontario), le 26 juillet 2004
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER
ENTRE :
JORGE ALBERTO RODRIGUEZ COITINHO
MARIA CHRISTINA SANCHEZ GONZALEZ
BARRIOS SANCHEZ ALDO ISMAEL
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Monsieur Jorge Alberto Rodriguez Coitinho, le demandeur principal, est un citoyen de l'Uruguay âgé de 40 ans. Il est arrivé au Canada en 2001 avec sa femme, son fils adulte et ses cinq enfants mineurs. Les demandeurs allèguent craindre avec raison d'être persécutés en Uruguay à cause des opinions politiques qu'on prête au demandeur principal et à son fils adulte et de l'appartenance syndicale de ces derniers. Les présumés agents de persécution sont des membres du syndicat dont faisaient partie le demandeur principal et son fils, le syndicat SUNCA (Sindicato de la Construccion), qui auraient eu recours à des mesures extraordinaires pour forcer les autres membres du syndicat à voter pour un parti politique que le demandeur principal et son fils n'appuyaient pas.
[2] Dans une décision datée du 23 juin 2003, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté les demandes des demandeurs pour le motif qu'ils _ ne se sont pas acquittés de leur fardeau qui était de présenter une preuve claire et convaincante que l'État était incapable de leur fournir une protection ou ne le désirait pas _.
[3] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.
Questions en litige
[4] L'affaire soulève une seule question déterminante :
1. La Commission a-t-elle commis une erreur en faisant abstraction d'éléments de preuve pertinents, en interprétant mal la preuve dont elle disposait ou en tirant des conclusions de fait manifestement déraisonnables lorsqu'elle a conclu que les demandeurs pouvaient bénéficier de la protection de l'État?
Analyse
[5] La Commission a jugé que la question de la protection de l'État était déterminante lorsqu'il s'agissait de trancher les demandes des demandeurs. Le défendeur fait valoir que la décision de la Commission n'est pas entachée d'erreur susceptible de contrôle. Le défendeur soutient, avec raison, qu'il était loisible à la Commission de préférer la preuve documentaire à la preuve présentée par les demandeurs (Zhou c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immmigration), [1994] A.C.F. no 1087 (C.A.F.) (QL)), et que la présomption selon laquelle le récit d'un demandeur est véridique peut être réfutée par l'absence de preuves documentaires mentionnant un fait qu'on pourrait normalement s'attendre à y trouver (Adu c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1995] A.C.F. no 114 (C.A.F.) (QL)). Toutefois, à mon avis, les motifs de la Commission renferment au moins deux erreurs susceptibles de contrôle.
[6] La première erreur a trait à la façon dont la Commission a interprété l'enquête menée par le ministère du Travail. Il est clair à la lecture de la preuve documentaire que les pratiques de discrimination antisyndicale sur lesquelles le ministère a enquêté concernaient la discrimination dont un employeur faisait preuve à l'encontre d'un membre d'un syndicat et non pas la corruption politique au sein même des syndicats. Une conclusion relative à la protection de l'État ne peut donc s'appuyer sur cette interprétation erronée de la preuve.
[7] La Commission tire ensuite une conclusion très troublante. Sans affirmer que la preuve présentée par les demandeurs n'est pas crédible, la Commission _ accorde plus de poids à la preuve documentaire parce qu'elle provient de sources connues, informées et qui n'ont aucun intérêt dans l'issue de la présente audience _. Cela revient à dire qu'on devrait toujours privilégier la preuve documentaire aux dépens de la preuve présentée par le demandeur d'asile parce que ce dernier a un intérêt dans l'issue de l'audience. Si on l'acceptait, ce raisonnement aurait pour effet de toujours écarter la preuve soumise par un demandeur d'asile. La décision de la Commission ne fait pas état des raisons pour lesquelles la preuve présentée par les demandeurs, bien qu'elle fût censée être présumée véridique (Adu, précité), a été jugée suspecte. De plus, ce raisonnement ne tient pas eu égard aux faits de la présente affaire.
[8] La preuve documentaire que la Commission considère comme neutre comprend les déclarations faites par le président et le secrétaire général du syndicat SUNCA - les dirigeants du syndicat dont les membres auraient menacé et persécuté les demandeurs. Comment la Commission peut-elle prétendre que le président et le secrétaire général de SUNCA sont indifférents à la question qui fait l'objet de l'audience? Sur quoi le commissaire s'appuie-t-il lorsqu'il laisse entendre que ces personnes sont en mesure de formuler des commentaires objectifs et impartiaux sur les graves allégations qui pèsent contre les membres du syndicat qu'elles représentent? Lorsque le demandeur principal a été interrogé au sujet de cette preuve, il a répondu : [traduction] _ Évidemment, ils ne vont pas reconnaître qu'ils font des menaces. _ La Commission n'a pas tenu compte de cette explication. Elle aurait dû le faire si elle voulait accorder une importance aussi grande à cette preuve.
[9] En résumé, la Commission a mal interprété la preuve. Elle a également omis d'expliquer de façon intelligible pourquoi elle avait préféré la preuve documentaire émanant des représentants de SUNCA à la preuve présentée par les demandeurs. Ces erreurs rendent sa décision manifestement déraisonnable. La décision ne peut donc pas être maintenue.
[10] Il est difficile de s'imaginer que les demandeurs ne puissent pas bénéficier de la protection de l'État dans un pays doté d'une démocratie constitutionnelle pluraliste comme l'Uruguay. Toutefois, une conclusion en ce sens doit obligatoirement résulter d'une analyse minutieuse de la preuve, et ce n'est pas le cas en l'espèce. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l'affaire sera renvoyée à la Commission pour nouvel examen.
[11] Les parties n'ont proposé aucune question de portée générale aux fins de certification. Aucune question ne sera certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La demande est accueillie.
2. L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.
3. Il n'y a pas de question à certifier.
_ Judith A. Snider _
Juge
Traduction certifiée conforme
Aleksandra Koziorowska, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5710-03
INTITULÉ : JORGE ALBERTO RODRIGUEZ COITINHO
MARIA CHRISTINA SANCHEZ GONZALEZ
BARRIOS SANCHEZ ALDO ISMAEL
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 26 JUILLET 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE SNIDER
DATE DES MOTIFS : LE 26 JUILLET 2004
COMPARUTIONS:
J. Byron M. Thomas POUR LES DEMANDEURS
Stephen H. Gold POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Byron M. Thomas POUR LES DEMANDEURS
Avocat
Toronto (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
COUR FÉDÉRALE
Date : 20040726
Dossier : IMM-5710-03
ENTRE :
JORGE ALBERTO RODRIGUEZ COITINHO
MARIA CHRISTINA SANCHEZ GONZALEZ
BARRIOS SANCHEZ ALDO ISMAEL
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE