Dossier : IMM-9686-04
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
LE JUGE PHELAN
[1] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile que le demandeur avait présentée sur le fondement de sa crainte d’être persécuté en Chine du fait des activités religieuses illégales qu’il avait exercées dans ce pays. La Cour statue sur la demande de contrôle judiciaire de cette décision.
Genèse de l’instance
[2] Le demandeur affirme s’être converti au christianisme. Il est arrivé au Canada le 28 mars 2003 muni d’un visa d’étudiant d’un an. Le 5 avril 2003, sa mère lui a appris que le Bureau de la sécurité publique (BSP) avait effectué une descente à son église. Suivant le demandeur, le BSP était à sa recherche. Parce qu’il se trouvait au Canada, il était accusé de participation à des activités anti-gouvernementales. Il a également appris que trois autres membres de son Église avaient été arrêtés.
[3] La SPR a estimé que le demandeur n’était pas crédible. Voici les principales conclusions qu’elle a tirées :
a) il n’était pas logique que le demandeur montre de l’intérêt pour la foi chrétienne en raison des pressions qu’il subissait à l’école et de la dépression;
b) le demandeur avait omis de mentionner dans son FRP qu’il était baptisé;
c) il n’est pas raisonnable d’admettre que le demandeur se soit enseigné le christianisme à lui-même en « feuilletant » la Bible;
d) la lettre d’appui du ministre de son Église canadienne ne reprenait pas les faits que le demandeur avait relatés dans sa demande d’asile au sujet des événements survenus en Chine;
e) la lettre du ministre n’était pas un certificat religieux, contrairement à ce qui était exigé par le formulaire d’examen initial de la SPR;
f) il y avait lieu de tirer une conclusion défavorable du fait que le demandeur connaissait le nom des trois membres de son Église arrêtés en Chine;
g) il était déraisonnable de la part du demandeur d’ignorer si le BSP avait laissé une citation à comparaître ou un mandat à son domicile en Chine;
h) il y avait lieu de tirer une conclusion défavorable de l’empressement du demandeur à présenter sa demande d’asile aussi rapidement après les événements qui ont cristallisé sa crainte d’être persécuté s’il devait retourner en Chine.
[4] Le demandeur affirme que ces conclusions sont manifestement déraisonnables, que la méthode retenue par la SPR pour analyser les faits est entachée d’irrégularités et que la SPR a fait preuve de partialité envers le demandeur.
Analyse
[5] Il n’y a rien dans le dossier qui permette d’affirmer que le demandeur a été victime de partialité ou de conclure à une crainte raisonnable de partialité. La conclusion de la Cour suivant laquelle la SPR n’a pas respecté la norme de contrôle applicable n’a rien à voir avec la question de la partialité.
[6] La norme de contrôle applicable aux conclusions tirées par la CISR au sujet de la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable (Conkova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 300 (C.F. 1re inst.) (QL)) :
La norme de contrôle qu'il convient d'appliquer aux décisions de la SSR est, de façon générale, celle de la décision manifestement déraisonnable, sauf pour ce qui est des questions portant sur l'interprétation d'une loi, auquel cas la norme qu'il convient d'appliquer est celle de la décision correcte. Sivasamboo c. Canada [1995] 1 C.F. 741 (1re inst.), (1994) 87 F.T.R. 46, Pushpanathan c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 982, (1998) 160 D.L.R. (4th) 193. La question litigieuse en l'espèce porte sur l'appréciation que la SSR a faite de la preuve, un aspect de l'affaire qui relevait clairement de son mandat et son champ d'expertise. Le point de vue que la SSR a adopté à l'égard de la preuve était raisonnable, tout comme l'aurait été le point de vue opposé. La preuve, comme c'est si souvent le cas, est ambiguë et équivoque. Certains éléments de preuve étayent le point de vue des demandeurs, alors que d'autres le minent. Il incombe à la SSR de tenir compte de tous les éléments de preuve (ce qui ne l'oblige toutefois pas à mentionner expressément chaque élément de preuve qu'elle examine), de les soupeser, et de parvenir à une conclusion. Toute conclusion qu'elle tire qui n'est pas erronée à première vue n'est pas manifestement déraisonnable. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, (1996) 144 D.L.R. (4th) 1. En l'espèce, la conclusion que la SSR a tirée n'est pas erronée à première vue, même si d'autres personnes seraient peut-être parvenues à une autre conclusion. Aucun motif n'appelle l'intervention de notre Cour.
[7] Pour parvenir à ce degré de contrôle, les conclusions clés ne doivent pas pouvoir résister à une analyse approfondie des questions à l’étude. Le défaut d’expliquer comment on en est arrivé à cette conclusion, une appréciation fondamentalement erronée des faits et le poids cumulatif des conclusions contestables sont des facteurs qui donnent ouverture à ce degré de contrôle judiciaire. Le tribunal doit, comme je le suis, être très réticent à intervenir, mais le dossier qui m’a été soumis ne me permet pas de confirmer les conclusions de la SPR.
[8] La SPR a conclu qu’il n’était pas logique de penser que la conversion du demandeur au christianisme était attribuable aux pressions qu’il avait subies et à la dépression. Bien que la Cour puisse ne pas être du même avis – la façon dont on forge ses convictions n’étant pas toujours une chose facile à déterminer – la conclusion de la SPR n’est pas manifestement déraisonnable.
[9] Le défaut du demandeur de mentionner son baptême n’aurait pas dû être retenu contre lui. Il est en effet prévu ce qui suit dans les directives du FRP :
« Exposez dans l’ordre chronologique tous les événements importants et les raisons qui vous ont amené à demander l’asile au Canada. »
[10] Même en donnant l’interprétation la plus libérale possible de ces directives, le baptême du demandeur ne pouvait constituer une raison de demander l’asile au Canada. Les conséquences du baptême, de l’adhésion à la foi chrétienne, pouvaient constituer le début de la cause ayant amené le demandeur à demander l’asile, mais pas le baptême lui-même. Le demandeur a expliqué son omission par le fait qu’il avait déclaré dans son FRP qu’il était chrétien, vraisemblablement parce que, pour être chrétien, il faut recevoir le baptême. Or, même si, en droit canon, il n’est pas nécessaire d’être baptisé pour devenir chrétien (question sur laquelle la Cour s’abstient de tirer une conclusion), c’est l’explication que le demandeur a donnée. C’était une explication convaincante qui a été retenue, du moins par la SPR.
[11] Sur la question de savoir comment le demandeur s’était préparé au baptême, la qualité de la transcription de son témoignage soulève une question qui trouble la Cour. Les réponses données rapportent les propos de l’interprète. Or, elles sont truffées d’erreurs de grammaire, de syntaxe et de structure, ce qui laisse croire que l’interprète ne parlait pas couramment l’anglais. On ne peut affirmer avec certitude si ce problème est imputable à une connaissance imparfaite de sa langue maternelle par le demandeur, et si l’interprète s’est contenté de reprendre ces lacunes, ou si c’est la traduction elle-même qui pose problème. La traduction crée cependant de la confusion et des contradictions dans la preuve qui ne reflètent pas nécessairement les explications données par le demandeur.
[12] La question de la préparation au baptême et l’idée que le demandeur avait acquis ses connaissances du christianisme « en feuilletant la Bible » ne rendent pas fidèlement compte de l’ensemble de la preuve. La Cour n’est pas convaincue qu’il s’agit là d’une réponse juste et exacte à la question et elle estime donc que la conclusion tirée n’est peut-être pas juste et exacte.
[13] La conclusion défavorable de la SPR selon laquelle la lettre du ministre de l’Église ne relatait pas les faits se justifie difficilement. Il n’était pas nécessaire de communiquer ce genre de renseignements, lequel aurait d’ailleurs constitué du ouï-dire, et il serait au mieux peu utile pour une personne qui n’a pas eu personnellement connaissance des faits de reprendre le récit du demandeur. L’omission de cet exposé des faits inutile ne devrait pas être invoquée pour entacher la crédibilité du demandeur.
[14] La SPR a ensuite conclu que la lettre ne constituait pas un certificat religieux sans toutefois expliquer pourquoi elle en arrivait à cette conclusion. Il n’y a aucune définition de l’expression « certificat religieux », aucune formule n’est utilisée ni prescrite, et la Commission n’a donné aucune directive sur les facteurs à respecter pour qu’un document puisse être considéré comme un certificat religieux.
[15] La SPR a également tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur était en mesure de nommer les membres de son Église qui avaient été arrêtés. Comme cet événement s’était produit après le départ du demandeur de la Chine, il y avait peut-être lieu de se demander comment il connaissait ces noms. Pourtant, la CISR pouvait facilement trouver la réponse à cette question : le demandeur était en contact avec sa mère, puisque c’est ainsi qu’il avait appris qu’il était recherché par le BSP.
[16] Le problème que pose le raisonnement suivi par la SPR est le fait que c’est le commissaire qui a posé la question au sujet du nom des personnes arrêtées. Si la SPR ne croyait pas que le demandeur était au courant de ce fait, il est difficile de comprendre pourquoi le commissaire a posé la question. L’autre problème est le fait que, s’il avait répondu qu’il ignorait le nom de ces personnes, sa crédibilité s’en serait trouvée encore plus affaiblie puisqu’il aurait ignoré quelque chose que la SPR estimait qu’il devait savoir. Voilà, selon le demandeur, un cercle vicieux parfait.
[17] La SPR a critiqué la réponse du demandeur à la question de savoir si le BSP avait laissé une citation à comparaître ou un mandat à son domicile. La SPR a estimé que son témoignage sur cette question était contradictoire. Il ressort de la transcription que les réponses n’étaient pas claires. On ne sait toutefois pas avec certitude si cette situation est imputable à la traduction ou à la preuve.
[18] Finalement, la SPR a tiré une conclusion défavorable de l’empressement avec lequel le demandeur a demandé l’asile. C’est le contraire de ce qu’on reproche habituellement aux demandeurs, c’est-à-dire d’avoir tardé à demander l’asile, ce qui permet de penser que le demandeur qui attend avant de demander l’asile ne craint pas réellement d’être persécuté.
[19] Le présumé empressement s’expliquait par le fait que le demandeur a demandé l’asile 18 jours après être arrivé au Canada muni d’un visa d’étudiant. Il a demandé l’asile onze jours après avoir été mis au courant de la descente effectuée à l’église qu’il fréquentait en Chine et de l’arrestation de ses amis. La SRP s’est fondée sur sa conclusion générale quant au manque de crédibilité du demandeur pour conclure qu’il s’était empressé de demander l’asile.
[20] Il semble que la SPR était d’avis que, comme il se trouvait au Canada muni d’un visa d’un an, le demandeur aurait dû attendre plus longtemps avant de demander l’asile. La SPR n’invoque aucun motif convaincant pour justifier son rejet des explications du demandeur ou pour motiver le fait qu’elle estimait que le demandeur aurait dû attendre plus longtemps avant de présenter sa demande. D’ailleurs, le demandeur aurait pu se retrouver devant un autre cercle vicieux s’il avait attendu, car alors son retard aurait pu être retenu contre lui.
Dispositif
[21] Bien qu’il eût été possible de confirmer l’une ou l’autre des conclusions de la SPR au motif qu’elles sont déraisonnables sans être toutefois manifestement déraisonnables, certaines d’entre elles contredisent de toute évidence la preuve, et l’accumulation d’un nombre aussi important de conclusions déraisonnables, inexpliquées ou inexplicables justifie à elle seule la Cour de conclure que la décision de la SPR est manifestement déraisonnable.
[22] Par conséquent, la décision de la SPR sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la CISR pour que celui‑ci procède à une nouvelle audition.
[23] Il n’y a aucune question à certifier.
Juge
Traduction certifiée confirme
Michèle Ali
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 12 SEPTEMBRE 2005
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : MONSIEUR LE JUGE PHELAN
DATE DES MOTIFS : LE 15 SEPTEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
Shelley Levine POUR LE DEMANDEUR
Amy Lambiris POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
LEVINE ASSOCIATES POUR LE DEMANDEUR
Avocats
Toronto (Ontario)
JOHN H. SIMS, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)