Toronto (Ontario), le 22 novembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a tranché, en date du 25 novembre 2004, que le demandeur n'était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
[2] Le demandeur prie la Cour d'annuler la décision de la Commission et de renvoyer l'affaire à un tribunal différemment constitué pour qu'une nouvelle décision soit rendue.
Contexte
[3] Usman Rafiq (le demandeur) est un citoyen pakistanais âgé de 24 ans. Il prétend craindre d'être persécuté par les membres de la Ligne musulmane du Pakistan (PML) et par le gouvernement pakistanais en raison de ses activités politiques au sein de l'aile étudiante du Parti du peuple, soit la Fédération étudiante (PSF), et par la suite au sein du Parti du peuple pakistanais (PPP).
[4] Le demandeur a allégué les faits qui suivent dans l'exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels (FRP). En 1997, pendant ses études au Allama Iqbal College (le collège), il a officiellement joint les rangs de la PSF. Il a été élu secrétaire général de la PSF au collège. Il y avait deux autres organisations étudiantes rivales au collège, l'une était la Fédération des étudiants musulmans (MSF) qui était associée à la Ligue musulmane du Pakistan et l'autre était l'Anjuman Tulba-e-Islam qui était associé au Parti Jamaat Islami.
[5] En avril 2000, le demandeur a été amené à l'hôpital pour une blessure par balle à la cuisse droite parce que des membres de la MSF l'avaient pris pour cible. L'incident a été signalé à la police, mais celle-ci n'a pas préparé de rapport en raison de l'intervention du collège.
[6] Le demandeur a terminé ses études à ce collège en septembre 2000 et il a par la suite travaillé pour l'entreprise de fabrication d'instruments chirurgicaux de son père. En mai 2001, il a officiellement joint les rangs de l'aile jeunesse du PPP. En septembre 2001, il a été nommé vice-président de l'aile jeunesse du PPP dans son village, Adha, situé dans le district de Sialkot. Le demandeur s'est employé à organiser et faire connaître l'aile locale de son parti.
[7] Le 14 août 2002, pendant qu'il prononçait un discours pour commémorer le « Jour de l'indépendance » au Pakistan, des membres du groupe Quaid-e-Azam de la Ligue musulmane du Pakistan (PMLQ) ont agressé tous les participants. Le demandeur a été laissé inconscient avec le nez et la bouche ensanglantés. Il a eu des points de suture à la tête et il a été hospitalisé pendant environ dix jours. L'incident a été signalé à la police qui a préparé un procès-verbal introductif.
[8] Le demandeur a fait campagne pour le PPP après l'annonce de la tenue d'élections générales en octobre 2002. Ses opposants politiques du PMLQ l'ont menacé et pressé de quitter le PPP pour se joindre à eux. Aux élections, le PMLQ a remporté les sièges nationaux et provinciaux de sa région.
[9] En octobre 2002, des étrangers ont fait feu sur lui alors qu'il rentrait à la maison en motocyclette. Il n'a pas été blessé. Son père a signalé l'incident à la police, qui n'a pris aucune mesure ni produit de rapport.
[10] Plus tard ce soir-là, le père du demandeur a reçu un appel téléphonique de menace où l'interlocuteur disait que le demandeur aurait dû adhérer au PMLQ. Après avoir reçu deux autres appels semblables, provenant prétendument de personnes inconnues membres du PMLQ, le père du demandeur a pris des arrangements avec un agent pour l'aider à s'enfuir du Pakistan le 25 décembre 2002. Le demandeur est arrivé au Canada le même jour. Il a demandé l'asile le 30 décembre 2002 et sa demande a été entendue le 3 septembre 2004. La Commission a rejeté sa demande dans une décision datée du 25 novembre 2004. Cette décision fait l'objet du présent contrôle judiciaire.
Motifs de la Commission
[11] La Commission a reconnu l'identité personnelle et nationale du demandeur. Elle n'a toutefois pas estimé que les éléments importants de la preuve du demandeur en ce qui a trait à son profil d'activiste du PPP et à la crainte subjective d'être persécuté par le PMLQ étaient crédibles.
[12] La Commission a tiré les conclusions factuelles suivantes :
a) La Commission a exprimé certaines réserves quant à la véracité d'une lettre qui mentionnait que le demandeur avait été élu secrétaire général. Elle a écrit ce qui suit à la page 4 de la décision :
Cartes du PSF
Le demandeur d'asile a déposé deux cartes; la première est datée de septembre 1997 et la deuxième, qui n'est pas datée, porte le numéro « 47/98 » , ce qui indique qu'il est le secrétaire général. Il appert d'une lettre correspondante que le demandeur d'asile a été élu secrétaire général. À la question de savoir pourquoi la lettre provenait de Sialkot plutôt que du président du village, le demandeur d'asile a répondu que le bureau de district l'a nommé exclusivement pour rédiger la lettre. Le tribunal estime que cette explication est déraisonnable puisqu'on s'attendrait à ce que le comité du village soit chargé de préparer la lettre, pas le bureau de district.
b) La Commission a jugé que les deux cartes de la PSF qui avaient été délivrées au cours d'années consécutives n'étaient pas authentiques parce que le renouvellement se fait habituellement tous les deux ans, tel qu'il est précisé au verso de la carte d'adhésion au PPP.
c) En ce qui a trait à l'autre lettre présentée à l'appui de la demande d'asile, la Commission a écrit ce qui suit aux pages 4 et 5 de la décision :
Le demandeur d'asile a soumis [...] une lettre en date du 9 septembre 2001 sur le papier à en-tête d'un avocat qui possède le papier à en-tête du PPP à Sialkot précisant que le demandeur d'asile a été choisi ou nommé vice-président. Ce papier à en-tête ne contient aucune adresse, seulement un timbre sous la signature de l'auteur, qui indique « PPP DE SAILKOT » . Le tribunal n'accorde pas beaucoup de poids à la lettre puisqu'elle n'a pas été imprimée sur le bon papier à en-tête et qu'elle ne contient pas d'adresse. Le tribunal estime qu'elle n'est pas authentique, ce qui porte atteinte à la crédibilité générale du demandeur d'asile.
d) La Commission a estimé que, exception faite du témoignage du demandeur (qu'elle n'a d'ailleurs pas cru), aucun élément de preuve ne permettait d'établir que certains des collègues de parti du demandeur s'étaient heurtés à des difficultés en raison de leur appartenance politique.
e) La Commission n'a accordé aucun poids à une autre lettre du PPP soumise à l'appui de la demande d'asile, parce que le mot anglais « PEOPLES » y était écrit sans apostrophe, que cette lettre, qui a été rédigée en anglais, comportait plusieurs fautes d'orthographe et de grammaire et qu'elle n'indiquait pas que le demandeur était ciblé par le PMLQ.
f) La Commission a jugé que le demandeur avait adhéré au PPP, mais qu'il ne possédait pas le profil qui aurait fait en sorte qu'il aurait été pris pour cible.
g) La Commission a conclu que le demandeur avait fabriqué la preuve concernant l'allégation de l'incident survenu le Jour de l'indépendance, soit le 14 août 2002. Elle a relevé des incohérences entre la preuve écrite, le témoignage de vive voix du demandeur et le procès-verbal introductif (FIR).
Aux pages 6 à 8 de la décision, la Commission a écrit ce qui suit :
Pendant son témoignage de vive voix, le demandeur d'asile a présenté un tout autre tableau que celui qu'il a présenté dans la preuve écrite, et le FIR contient une autre version des faits. Le demandeur d'asile a fait la déclaration suivante dans son FRP :
[Traduction]
[...] le 14 août 2002, alors que je prononçais un discours pour commémorer le « Jour de l'indépendance » au Pakistan, des fiers-à-bras du PML (Q) ont agressé tous les participants et ils nous ont battus avec des barres et des bâtons. Comme j'étais leur cible primaire, j'ai été gravement blessé lorsqu'un agresseur m'a frappé à la tête avec son bâton. Ils m'ont laissé sans connaissance; j'avais le nez et la bouche ensanglantés. Lorsque la manifestation s'est dispersée, j'ai été transporté à l'hôpital où j'ai dû recevoir 26 points de suture à la tête. J'ai été hospitalisé pendant environ 10 jours. Les membres chevronnés de mon parti ont signalé cet incident à la police [...]. [sic]
Le demandeur d'asile a fait les déclarations suivantes dans le cadre de son témoignage de vive voix :
· environ 100 personnes étaient présentes,
· il prononçait un discours sur l'estrade,
· les fiers-à-bras se sont dirigés tout droit vers l'estrade et ont commencé à lui asséner des coups,
· cinq autres personnes ont été blessées,
· il a nommé les cinq personnes qui ont été blessées,
· il a dit que le président et lui-même ont été pris pour cible.
Par la suite, on lui a demandé combien de personnes étaient présentes ce jour-là et le demandeur d'asile a déclaré qu'il y en avait plus de 15, mais il n'avait pas le nombre précis. À la question de savoir quel était leur moyen de transport, le demandeur d'asile a répondu que ces personnes se déplaçaient en motocyclette. Il a dit qu'il avait pris la parole et qu'il parlait de l'indépendance de 1947 et du régime militaire. Le demandeur d'asile a indiqué que les fiers-à-bras se sont dirigés tout droit vers l'estrade et ont commencé à lui asséner des coups de bâton ou d'arme. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi ils l'ont battu, le demandeur d'asile a répondu que c'est parce qu'il travaillait beaucoup pour le parti. Il a déclaré que son père a signalé l'incident.
FIR
Selon le FIR, les faits relatifs à cet incident sont les suivants :
· le père du demandeur d'asile et deux autres hommes ont signalé l'incident,
· il y avait six ou sept fiers-à-bras,
· ceux-ci étaient armés de fusils à feu,
· les fiers-à-bras ont commencé à les traiter de mauvais noms,
· lorsqu'ils ont commencé cela, le demandeur d'asile leur a demandé de ne pas faire de bruit,
· son fils a été frappé avec la crosse d'un fusil et des bâtons,
· son fils a été gravement blessé et il est tombé,
· les gens autour d'eux sont intervenus et les fiers-à-bras ont pris la fuite.
Le FIR n'indique aucunement que d'autres personnes ont été blessées. À la question de savoir pourquoi les trois versions du même incident diffèrent, le demandeur d'asile a répondu qu'elles ne divergent pas, que deux années se sont écoulées depuis cet incident et que son père a effectivement signalé l'incident. Le tribunal estime que cette explication n'est pas raisonnable, et les divergences entre les trois versions l'amènent à croire que l'incident n'a jamais eu lieu.
La Commission a en outre noté qu'il ressortait de la preuve documentaire que les cas de harcèlement politique étaient souvent signalés dans les journaux, mais que l'incident du 14 août ne l'avait pas été. La Commission a estimé qu'il aurait dû être relaté dans le journal local parce qu'il se rapportait au Jour de l'indépendance.
h) La Commission a estimé que le rapport médical sur le prétendu incident du 3 avril 2000, lorsqu'on a tiré sur lui, a été obtenu dans le seul but d'étayer la demande d'asile. La Commission a fait remarquer que le témoignage du demandeur où il déclare qu'il portait un pantalon au moment de l'incident est incompatible avec le rapport médical dans lequel il était affirmé qu'il portait un shalwar, soit le costume traditionnel. Le demandeur a insisté à l'audience pour dire qu'il portait un pantalon et que le médecin avait dû faire une erreur dans le rapport médical.
i) La Commission a jugé que certaines photos présentées à l'appui de la demande d'asile étaient le résultat d'une mise en scène et qu'elles avaient tout simplement été produites pour renforcer la demande. Ces photos montrent des activistes du PPP blessés qui posaient avec un bandage sur la tête. La Commission était préoccupée par le fait que les photos n'avaient pas été prises lorsque les blessures ont été infligées.
[13] La Commission s'est également penchée sur les éléments subjectifs et objectifs de la crainte de persécution du demandeur. Selon la Commission, la preuve documentaire révélait que des activistes du PPP avaient été durement traités, mais il serait très improbable que ces personnes soient des « membres subalternes du PPP » . La même preuve documentaire précisait que, entre 2001 et 2004, certains activistes du PPP avaient été appréhendés. La Commission a conclu que le demandeur n'avait pas établi qu'il avait un profil au sein du PPP et que sa demande d'asile n'avait ni fondement subjectif ni fondement objectif.
Questions en litige
[14] Le demandeur soulève les questions en litige suivantes :
a) La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des éléments de preuve qui lui ont été dûment soumis ou en ne les interprétant pas correctement?
b) La Commission a-t-elle tiré des conclusions de fait manifestement déraisonnables ou fondé sa décision sur des conclusions de fait tirées de manière abusive ou arbitraire, sans égard aux documents qui lui ont été dûment soumis?
c) La Commission a-t-elle mal appliqué ou interprété la définition de réfugié au sens de la Convention, commettant ainsi une erreur de droit?
d) Si les erreurs commises par la Commission n'étaient pas des erreurs de droit donnant matière à révision, l'effet cumulatif de ces erreurs équivaut-il à une erreur de droit?
[15] Le demandeur a soulevé une question préliminaire au début de l'audience concernant l'absence de transcription. Les parties ont demandé que je tranche cette question préliminaire avant la présentation de leur argumentation verbale sur les autres questions en litige dans la présente affaire.
[16] Le principal motif invoqué par la Commission pour rejeter la demande d'asile était que le demandeur n'était pas crédible. La Commission s'est appuyée pour en arriver à cette conclusion d'absence de crédibilité sur les incompatibilités alléguées entre les documents écrits et le témoignage de vive voix du demandeur. Puisque je n'ai pas de transcription de l'audience, je ne suis pas en mesure d'apprécier si ces incompatibilités existent réellement. Il s'agit d'un point important en l'espèce puisque le manque de crédibilité du demandeur qui se fonde sur les incompatibilités alléguées était au coeur du rejet de la demande d'asile.
[17] La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et l'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur celle-ci.
[18] Compte tenu de la conclusion relative à la question préliminaire, il n'est pas nécessaire d'examiner les autres questions en litige.
[19] Aucune des parties n'a exprimé la volonté de soumettre une question grave de portée générale pour examen en vue de la faire certifier.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE quela demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur celle-ci.
« John A. O'Keefe »
Traduction certifiée conforme
Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-10656-04
INTITULÉ : USMAN RAFIQ
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 26 OCTOBRE 2005
ET ORDONNANCE : LE JUGE O'KEEFE
DATE DES MOTIFS : LE 22 NOVEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
John Savaglio POUR LE DEMANDEUR
Lorne McClenaghan POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John Savaglio
Pickering (Ontario) POUR LE DEMANDEUR
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada