Date : 20001011
Dossier : T-1044-00
ENTRE :
RÉVÉREND FRÈRE MICHAEL J. BALDASARO ET
RÉVÉREND FRÈRE WALTER A. TUCKER
demandeurs
- et -
JEFFREY A. LEVY
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE HENEGHAN
[1] Les demandeurs, le révérend frère Walter A. Tucker (le révérend frère Tucker) et le révérend frère Michael J. Baldasaro (le révérend frère Baldasaro), ont interjeté appel de l'ordonnance du protonotaire adjoint Peter A.K. Giles, rendue le 14 août 2000 et modifiée par une ordonnance datée du 28 août 2000.
[2] Le présent appel est introduit par voie de requête conformément à la règle 51 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles).
[3] L'ordonnance qui fait l'objet de l'appel prévoit ce qui suit :
[TRADUCTION] Vu la requête, datée du 13 juillet 2000, présentée pour le compte du défendeur en vue d'obtenir :
1. Une ordonnance qui rejette l'action des demandeurs, sans autorisation de la modifier, et avec dépens sur une base avocat-client.
LA COUR ORDONNE :
Que la déclaration soit radiée parce qu'elle ne révèle aucune cause d'action et que l'action soit rejetée. Que les dépens soient adjugés au défendeur peut importe l'issue de l'affaire.
[4] Le révérend frère Tucker et le révérend frère Baldasaro soutiennent dans leur avis d'appel que le protonotaire adjoint a commis une erreur de droit en rendant cette ordonnance. Les motifs d'appels spécifiques exposés dans l'avis de requête sont les suivants :
[TRADUCTION]
1. Le protonotaire adjoint, A. K. Giles, a commis une erreur de droit grave lorsqu'il a interprété et appliqué erronément les faits et questions en litiges qui sous-tendaient la demande des demandeurs, tel qu'il appert au paragraphe 1, celui-ci et d'autres, et qu'il a déclaré en conséquence de son interprétation et de son application erronées que les demandeurs n'avaient pas qualité pour agir.
2. Le protonotaire adjoint, A. K. Giles, a commis une erreur de droit grave lorsqu'il a conclu, nonobstant le langage clair et sans équivoque de la déclaration, que la demande des demandeurs était une action qui constituait une « poursuite abusive » et que les demandeurs n'avaient pas qualité pour agir pour intenter une telle action.
3. Le protonotaire adjoint a mal lu les mots contenus au paragraphe 1 : « persécution malveillante » , les a interprétés et appliqués erronément et a ainsi commis une erreur de droit telle que la Cour doit intervenir et annuler l'ordonnance datée du 14 août 2000.
4. Le paragraphe 51(1) des Règles de la Cour fédérale (1998).
5. Tout autre motif que la Cour voudra autoriser.
[5] L'ordonnance rendue par le protonotaire adjoint a entraîné la radiation de l'action introduite par les demandeurs. Les demandeurs ont interjeté le présent appel dans le but d'annuler cette ordonnance pour qu'ils puissent poursuivre leur action.
[6] La présente action porte sur la tenue d'une enquête sur le cautionnement qui a eu lieu par suite du dépôt de poursuites criminelles contre les demandeurs. Le 15 mai 2000, les demandeurs ont été accusés de possession et de trafic de marijuana en violation de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. C-38.8. Ils ont été arrêtés par la suite. Ils étaient présents à la Cour de justice de l'Ontario à Hamilton pour une enquête sur le cautionnement, le 17 mai 2000. Les demandeurs soutiennent que leurs droits ont été violés par suite de la tenue de l'enquête sur le cautionnement.
[7] Les demandeurs affirment que M. Levy, le procureur de la Couronne, ne les a pas appelés par leurs titres corrects. Monsieur Levy, selon les documents déposés, agissait à titre de mandataire du procureur général en ce qui avait trait à la poursuite et il représentait la Couronne à l'enquête sur le cautionnement.
[8] Les demandeurs soutiennent que M. Levy a agi malicieusement, illégalement et de manière non professionnelle lors de la tenue de leur enquête sur le cautionnement. Ils affirment que l'on n'aurait pas dû exiger qu'ils fournissent un cautionnement. Ils déclarent qu'ils ont à tort passé la nuit en détention, à cause des actes de M. Levy. Ils affirment que M. Levy a agi en violation des droits qui leur sont conférés à titre de citoyens canadiens. Ils soutiennent que les accusations de possession et de trafic de marijuana portées contre eux constituent une violation de leur droit à la liberté de religion, étant donné qu'ils affirment avoir besoin de marijuana pour tenir des services religieux.
[9] Le dossier démontre que les demandeurs ont été remis en liberté moyennant des conditions imposées conformément à la partie 16 du Code criminel canadien. Les conditions prévoyaient ce qui suit :
[TRADUCTION]
a) se présenter au détachement de la GRC à Hamilton le premier et le troisième lundi de chaque mois au 100, rue Main Est entre 9 h et 17 h à compter du 5 juin 2000;
b) demeurer dans la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth sauf pour se présenter en cour dans une autre juridiction;
c) résider au 535, rue Barton Est à Hamilton;
d) remettre son passeport;
e) être à leur résidence de minuit à 6 h tous les jours, sauf pour comparaître en cour dans une autre juridiction;
f) garder la paix et avoir une bonne conduite;
g) ne pas posséder d'arme à feu, d'arbalète, d'arme prohibée, d'arme à autorisation restreinte, d'un dispositif prohibé, de munitions, de munitions prohibées ou de substances explosives;
h) s'abstenir de posséder, de consommer ou d'utiliser du cannabis, de la marijuana ou un de leur dérivé, des drogues et des substances contrôlées;
i) ne pas fréquenter des personnes qui possèdent un casier judiciaire, à l'exception du coaccusé.
[10] Par la suite, les demandeurs ont demandé l'examen de leurs conditions de remise en liberté à la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Ils y ont comparu le 7 juillet 2000. Monsieur le juge Stayshn a entendu la demande d'examen des conditions de remise en liberté et a réduit le nombre de conditions, mais il a néanmoins exigé des demandeurs qu'ils avisent la police de tout changement de résidence, qu'ils s'abstiennent de communiquer avec des personnes qui possèdent un casier judiciaire (sauf l'un l'autre), et garder la paix et avoir une bonne conduite.
[11] Le 14 juin 2000, la présente action a été intentée. Elle est dirigée contre M. Levy personnellement et allègue des violations des droits constitutionnels des demandeurs. Les demandeurs réclament les dommages-intérêts suivants :
[TRADUCTION]
i. Dommages-intérêts généraux pour délit, persécution malveillante, diffamation, détention et emprisonnement illégaux, traitements ou peines cruels et inusités, violations et dénégations de droits et libertés constitutionnels et des principes de justice fondamentale au montant de 69 000 $ par demandeur plus les dépens,
ii. dommages-intérêts exemplaires au montant de 69 000 $ par demandeur plus les dépens.
[12] Le 13 juillet 2000, le procureur général du Canada (le procureur général) a déposé une requête pour radier la présente action conformément à la règle 221. L'avis de requête ne mentionne aucun alinéa en vertu duquel le procureur général présente la requête. Plutôt, le libellé de l'avis de requête est peu précis et expose les motifs suivants pour expliquer pourquoi l'action devrait être radiée :
[TRADUCTION]
a) L'affaire excède la compétence de la Cour;
b) L'affaire est chose jugée;
c) L'action ne révèle aucune cause d'action valable;
d) L'action est scandaleuse, frivole et vexatoire;
e) L'action constitue autrement un abus de procédure;
f) Les règles 3, 221 et 400 des Règles de la Cour fédérale (1998); et
g) Tout autre motif que l'avocat du procureur général pourra invoquer et que la Cour jugera acceptable.
[13] La requête a été entendue par M. Giles, le 14 août, qui a ordonné la radiation de la déclaration. Le 28 août, M. Giles a rendu une ordonnance additionnelle, à laquelle on a fait référence précédemment. Cette ordonnance prévoit clairement que la déclaration est radiée sans autorisation de la modifier. Aucuns motifs n'ont été déposés avec ces ordonnances.
[14] La décision quant au présent appel repose sur la norme de contrôle applicable à un appel d'une ordonnance d'un protonotaire. La norme est décrite dans l'arrêt de la Cour d'appel fédérale dans Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, à la page 463 :
[...] au sujet de la norme de révision à appliquer par le juge des requêtes à l'égard des décisions discrétionnaires de protonotaire. Selon en particulier la conclusion tirée par lord Wright dans Evans c. Bartlam, [1937] A.C. 473 (H.L.) à la page 484, et par le juge Lacourcière, J.C.A., dans Stoicevski c. Casement (1983), 43 O.R. (2d) 436 (C. div.), le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :
a) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'une mauvaise appréciation des faits,
b) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.
Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.
[15] Étant donné que la décision du protonotaire tranche définitivement l'action des demandeurs, je dois envisager l'affaire qui est portée en appel en exerçant mon pouvoir discrétionnaire comme si j'avais entendu la requête en radiation au départ. Le point de départ est d'examiner la déclaration en fonction du critère applicable à la radiation d'un acte de procédure.
[16] Ce critère a été pris en considération par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Hunt c. T & N plc et al (1990), 117 N.R. 321 dans lequel le juge Wilson a écrit, au nom de la Cour, à la page 345 :
[...] en supposant que les faits exposés dans la déclaration peuvent être prouvés, est-il [TRADUCTION] « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable?
[17] Les documents déposés auprès du protonotaire et ceux qui ont été déposés dans le cadre du présent appel comprennent des extraits de transcriptions d'audience devant le juge de paix et devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Ces transcriptions relatent les remarques faites lors des deux auditions par le révérend frère Tucker, M. Levy, le juge de paix et récemment, par le juge Stayshn.
[18] Les documents déposés auprès du protonotaire comprennent également la déclaration qui a été déposée à la Cour ainsi que l'affidavit déposé par Eric West, c.r., avocat principal du ministère de la Justice qui est responsable des mandataires de la Couronne pour l'Est de l'Ontario.
[19] La cause d'action, selon la déclaration qui a été déposée, repose sur des allégations de malveillance, de persécution et de violation de droits garantis par la Charte. Les actes illégaux qui auraient été commis ont tous trait à la façon dont l'enquête sur le cautionnement s'est déroulée le 17 mai 2000. L'enquête sur le cautionnement a été tenue par suite de l'arrestation des demandeurs relativement à des accusations de possession et de trafic de drogues contrôlées.
[20] Tel que mentionné précédemment, le critère à appliquer en matière de radiation d'acte de procédure est de savoir s'il est évident et manifeste que la déclaration ne révèle aucune cause d'action valable. Il s'agit du critère qui doit être appliqué, si une partie présente la requête en vertu de l'alinéa 221(1)a), 221(1)b) ou 221(1)c) des Règles. Toutefois, une requête présentée en vertu de l'alinéa 221(1)a) des Règles a une conséquence pratique comparativement à d'autres règles.
[21] Selon le paragraphe 221(2) des Règles, une partie n'a pas à présenter de preuve dans le cadre d'une requête qui vise l'obtention d'une ordonnance de radiation d'un acte de procédure au motif que ce dernier « ne révèle aucune cause d'action [...] valable » . En l'espèce, les demandeurs disent que le protonotaire adjoint a tenu compte indûment d'une preuve par affidavit lorsqu'il a statué sur la requête présentée par le procureur général.
[22] Bien qu'il soit clair qu'aucune preuve par affidavit ne peut être fournie dans le cadre d'une requête présentée en vertu de l'alinéa 221(1)a) des Règles, il est tout aussi clair que le procureur général n'a pas fait référence à un alinéa précis du paragraphe 221(1) des Règles dans l'avis de requête qui a été déposé. Bien que cela ait pu être intentionnel de la part du procureur général, pour justifier le dépôt de la preuve par affidavit, à mon avis il n'a résulté de la confiance que l'on a pu mettre en cet affidavit aucun préjudice pour les demandeurs.
[23] Comme je suis en mesure d'exercer mon pouvoir discrétionnaire de novo, sur la base de documents soumis au protonotaire, je dois également appliquer le critère énoncé dans Hunt c. Carey Canada inc. précité. Lorsque le critère est appliqué aux circonstances de l'espèce, la question en litige peut être formulée de la façon suivante : Les demandeurs disposent-ils d'une cause raisonnable d'action contre le défendeur pour la malveillance, la persécution ou la violation de droits garantis par la Charte qui aurait résulté de la conduite de ce dernier relativement à l'enquête sur le cautionnement qui a eu lieu par suite du dépôt de certaines accusations criminelles contre les demandeurs?
[24] La malveillance peut servir de fondement à une action pour poursuite abusive. Les éléments constitutifs pour obtenir gain de cause dans une action pour poursuites abusives ont été identifiés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170. Ces quatre éléments sont les suivants :
a) les procédures ont été engagées par le défendeur;
b) le tribunal a rendu une décision favorable au demandeur;
c) l'absence de motif raisonnable et probable;
d) l'intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l'application de la loi.
(Voir J. G. Fleming, The Law of Torts (5e éd. 1977), à la page 598.)
[25] Il n'y a rien dans la déclaration qui démontre que le défendeur, M. Levy, était responsable de l'introduction de poursuites criminelles contre les demandeurs, qui a mené à la tenue d'une enquête sur le cautionnement. Selon les documents déposés, il m'apparaît que l'enquête sur le cautionnement des demandeurs s'est déroulée selon la procédure prévue au Code criminel du Canada, y compris la modification des conditions initiales de remise en liberté. Le déroulement de la procédure devant le juge de paix et par la suite, devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario, est une question qui relève entièrement du pouvoir discrétionnaire des cours concernées.
[26] Les demandeurs n'ont pas fait la démonstration qu'ils ont une cause d'action pour poursuite abusive.
[27] Aucune jurisprudence n'a été citée pour démontrer que la persécution donne ouverture à une cause d'action civile dans ce pays. On fait le plus fréquemment référence à la persécution dans le contexte d'une demande de statut de réfugié.
[28] La Cour suprême du Canada a traité de façon exhaustive des éléments constitutifs de la persécution dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward [1993] 2 R.C.S. 689. Un élément clé de la définition de persécution est l'incapacité de l'État d'assurer la protection de ses ressortissants.
[29] La lecture de la déclaration déposée par les demandeurs ne révèle aucune allégation qui démontre que l'État, c'est-à-dire le Canada, n'a pas su assurer la protection des demandeurs. L'allégation selon laquelle l'introduction de poursuites criminelles contre eux équivaut à de la « persécution » est sans fondement.
[30] La question en litige qui se dégage de l'avis de requête déposé par le procureur général était de savoir si la déclaration révélait une cause d'action.
[31] Il n'y a rien dans les documents qui m'ont été soumis qui prouve que la déclaration en question donne ouverture à une cause d'action. Aucun jugement n'a encore été rendu relativement aux poursuites criminelles intentées en raison de la possession et du trafic de marijuana qui auraient eu lieu et aucune preuve ne démontre que ces accusations ont été portées pour une raison autre que l'application des lois qui sont présentement en vigueur au Canada.
[32] En ce qui a trait à l'allégation générale selon laquelle les droits des demandeurs garantis par la Charte auraient été violés, je suis d'avis que ces allégations sont incluses dans l'action implicite pour poursuites abusives. J'ai déja abordé cette question.
[33] Par conséquent, l'appel est rejeté avec dépens.
« E. Heneghan »
J.C.F.C.
OTTAWA (ONTARIO)
Le 11 octobre 2000
Traduction certifiée conforme
Kathleen Larochelle, LL.B.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
NO DU GREFFE : T-1044-00
INTITULÉ DE LA CAUSE : RÉVÉREND FRÈRE MICHAEL J. BALDASARO
ET RÉVÉREND FRÈRE WALTER A. TUCKER
- et -
JEFFREY A. LEVY
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 11 septembre 2000
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR MADAME LE JUGE HENEGHAN
EN DATE DU : 11 octobre 2000
ONT COMPARU :
Révérend frère Michael J. Baldasaro Pour les demandeurs (en leur propre nom)
et révérend frère Walter A. Tucker
Robert Jaworski Pour le défendeur
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Morris Rosenberg Pour le défendeur
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)