Date : 20000523
Dossier : T-251-99
Ottawa (Ontario), le 23 mai 2000
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE
ENTRE :
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
demandeur
- et -
LAI BING LEE
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE O'KEEFE
[1] Il s'agit d'un appel conformément au paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté et à l'article 21 de la Loi sur la Cour fédérale, interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le demandeur) contre la décision du juge de la citoyenneté Robert Sommerville datée du 21 décembre 1998, par laquelle il a accordé la citoyenneté canadienne à Lai Bing Lee (la défenderesse).
[2] La défenderesse est venue au Canada avec son mari et sa famille en tant que personne à charge qui accompagne. Elle a obtenu le statut de résidente permanente au Canada le 14 février 1994. Le 15 juin 1997, elle a rempli une demande de citoyenneté canadienne pour adulte.
[3] La défenderesse et sa famille se sont départi de leurs avoirs à Hong Kong et ont utilisé une partie de cet argent pour acheter la maison familiale de Thornhill (Ontario), où elle habite avec ses deux fils, qui vont à l'école en Ontario. La défenderesse et son mari ont transféré leurs effets d'immigrant de Hong Kong à Toronto.
[4] À l'appui de sa demande, la défenderesse a présenté des copies de son passeport, sa carte d'assurance sociale, sa carte du régime d'assurance-hospitalisation de l'Ontario, les documents relatifs à son compte bancaire, ses comptes visa, ses déclarations de revenus, les documents relatifs à l'achat de la maison de Thornhill, les documents relatifs à l'inscription des enfants à l'école et divers autres documents.
[5] La défenderesse a aidé son mari à établir et exploiter son entreprise au Canada.
[6] La défenderesse a parrainé sa mère âgée et malade pour qu'elle vienne au Canada. La mère est devenue une résidente permanente au mois de juillet 1997. Les effets d'immigrant de la mère sont arrivés en même temps qu'elle au Canada.
[7] La défenderesse a été absente du Canada au cours des périodes suivantes :
De année/mois/jour |
À année/mois/jour |
Destination |
Nombre de jours absente |
94/09/29 |
95/01/23 |
Hong Kong |
117 |
95/08/12 |
96/02/08 |
Hong Kong |
184 |
96/09/01 |
97/04/08 |
Hong Kong |
240 |
Total |
541 |
[8] La défenderesse a déclaré qu'elle était retournée à Hong Kong pour : prendre soin de sa mère, se départir de biens, accompagner son mari et l'aider à exploiter son entreprise.
Question en litige
[9] La défenderesse satisfait-elle à l'exigence relative à la résidence pour l'obtention de la citoyenneté canadienne prévue à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté?
Dispositions législatives et analyse
[10] Le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté prévoit :
|
|
[11] Le juge de la citoyenneté a conclu que la défenderesse était admissible à recevoir la citoyenneté canadienne. La décision exposait notamment :
[TRADUCTION] Elle satisfait l'exigence relative à la résidence tel que définie par le juge Thurlow. |
[12] Le demandeur a soutenu que la défenderesse n'a pas satisfait les exigences relatives à la résidence de l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté.
[13] Premièrement, la jurisprudence de notre Cour a établi que les termes « résidence » et « résident » utilisés à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté ne se limitent pas à une présence physique au Canada. Dans certains cas, les demandeurs peuvent avoir une maison au Canada et, malgré le fait qu'ils en soient absents pour un certain temps, ce temps peut néanmoins être considéré aux fins du paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté. Dans Re Wang, (8 mai 1996), dossier T-1085-95, le juge Cullen a dit aux pages 3 et 4 :
La jurisprudence de référence en matière de résidence est l'arrêt Re Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208 (C.A.). Aux pages 213 et 214, le juge en chef adjoint Thurlow a déclaré : |
[...] |
Il me semble que les termes « résidence » et « résident » employés dans l'alinéa 5(1)b) de la nouvelle Loi sur la citoyenneté ne soient pas strictement limités à la présence effective au Canada pendant toute la période requise, ainsi que l'exigeait l'ancienne loi, mais peuvent aussi comprendre le cas de personnes ayant un lieu de résidence au Canada, qu'elles utilisent comme un lieu de domicile dans une mesure suffisante [sic] fréquente pour prouver le caractère effectif de leur résidence dans ce lieu pendant la période pertinente, même si elles en ont été absentes pendant un certain temps. Cette interprétation n'est peut-être pas très différente de l'exception à laquelle s'est référé le juge Pratte lorsqu'il emploie l'expression « (d'une façon au moins habituelle) » , mais, dans un cas extrême, la différence peut suffire pour mener le requérant au succès ou à la défaite. |
Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu'elle n'a pas cessé d'y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l'absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d'autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l'occasion se présente. Ainsi que l'a dit le juge Rand dans l'extrait que j'ai lu, cela dépend [TRADUCTION] « essentiellement du point jusqu'auquel une personne s'établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d'intérêts et de convenances, au lieu en question » . |
Dans l'affaire Re Koo (1992), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.), à la page 293, le juge Reed a examiné de façon approfondie la jurisprudence en matière de résidence et résumé les différentes formulations servant à déterminer si un appelant résidait au Canada ou non en dépit d'une absence physique : |
La conclusion que je tire de la jurisprudence est la suivante : le critère est celui de savoir si l'on peut dire que le Canada est le lieu où le requérant « vit régulièrement, normalement ou habituellement » . Le critère peut être tourné autrement : le Canada est-il un pays où le requérant a centralisé son mode d'existence? |
Pour décider si un appelant « vit régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada, Madame le juge a aussi proposé aux pages 293 et 294 six questions que pourrait utiliser la Cour pour se guider dans sa conclusion en matière de résidence : |
1) la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s'absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté; |
2) où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant; |
3) la forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu'elle n'est qu'en visite; |
4) quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables); |
5) l'absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger) |
6) quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada: sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays. |
À part le « critère du lieu où le requérant vit » de l'affaire Koo, la Cour a aussi utilisé quatre autres formulations servant à déterminer la résidence. En vertu du « critère du motif » , le motif de l'absence physique du Canada de l'appelant est examiné. Si l'absence était de nature temporaire et involontaire -- comme pour s'occuper d'un parent malade ou fréquenter une école à l'étranger -- l'appel est habituellement accueilli. Conformément au « critère de l'intention » , la Cour doit déterminer si l'appelant a démontré l'intention d'établir et de conserver un foyer au Canada. La Cour a aussi utilisé un « critère en trois volets » : l'appelant doit avoir établi une résidence au Canada, conservé un pied-à-terre au Canada, et avoir eu l'intention de résider au Canada. Enfin, la Cour a fait référence aux « indices de résidence » et à la « qualité des attaches » , en notant que le critère plus sévère, soit la qualité des attaches, devenait plus important. |
Le juge Cullen a également dit, à la page 7 de la décision :
Comme l'a écrit mon collègue le juge Noël dans l'affaire Stephen Yu Hung Lai, C.F. 1re inst., T-2258-93 : |
Dans les cas où l'absence physique se produit pendant la période prévue par la loi, il faut, pour faire la preuve de la résidence continue, présenter des éléments de preuve démontrant le caractère temporaire de l'absence, une intention claire de revenir au Canada et l'existence de liens factuels suffisants avec le Canada pour affirmer que l'on résidait en fait au Canada durant la période en cause (...) Lorsqu'un homme d'affaires choisit le Canada comme lieu de résidence en y fixant son foyer conjugal et sa famille, il lui est loisible de se déplacer, dans les limites raisonnables, pour gagner sa vie. |
[14] Lorsqu'un demandeur compte des absences prolongées du Canada dans les quatre années qui précèdent immédiatement sa demande de citoyenneté, il faut examiner les raisons pour lesquelles il a été absent du Canada et déterminer si le demandeur vivait « régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada.
[15] La défenderesse en l'espèce a déclaré qu'au cours de deux de ses absences, elle était à Hong Kong vu la maladie de sa mère et qu'au cours de la troisième absence, elle aidait sa mère à immigrer au Canada. Au cours des deux premières absences, elle s'était également départie des biens que la famille possédait à Hong Kong. Au cours des trois absences, elle aidait son mari à s'acquitter des obligations de son entreprise.
[16] Il appert du dossier que :
1. La défenderesse a déménagé au Canada avec sa famille. |
2. La défenderesse et son mari ont fait l'acquisition d'une maison en Ontario. |
3. Ses deux garçons allaient à l'école en Ontario. |
4. Elle a vendu les biens qu'elle possédait à Hong Kong. |
5. Elle a transféré ses effets d'immigrant en Ontario. |
6. Elle a parrainé sa mère âgée et malade pour qu'elle vienne au Canada, et les effets d'immigrant de sa mère sont arrivés en même temps qu'elle au Canada. |
7. Elle a ouvert un compte bancaire personnel au Canada et paie de l'impôt sur le revenu au Canada. |
8. La défenderesse a travaillé pour l'entreprise de son mari au Canada. |
9. Les effets d'immigrant de la défenderesse et de son mari ont été expédiés au Canada. |
[17] À mon avis, la défenderesse a satisfait aux critères énoncés par Madame le juge Reed (ils sont reproduits à la page 11 de cette décision), étant donné que :
1. La défenderesse est arrivée au Canada le 14 février 1994 et y est demeurée jusqu'au 29 septembre 1994, moment auquel sa première absence au cours de la période de quatre ans pertinente a débuté. |
2. Le mari de la défenderesse et ses deux enfants vivaient au Canada, exception faite des absences de son mari pour affaires, pour se départir de biens et pour aider sa belle-mère. |
3. La défenderesse se comportait à l'endroit du Canada comme s'il s'agissait de son pays. Ses enfants vivaient au Canada tout comme son mari, sauf quand il s'absentait tel que mentionné précédemment. |
4. Au cours des trois absences, elle aidait sa mère malade. Au cours des deux premières absences, elle s'était départie des biens à Hong Kong et au cours des trois absences, elle aidait son mari à exploiter son entreprise. |
5. L'absence physique causée par la maladie de sa mère n'est pas susceptible de se répéter étant donné que sa mère a immigré au Canada. J'estime qu'il est très raisonnable de passer du temps à l'extérieur du pays pour aider un membre de sa famille qui est malade. La défenderesse s'est également absentée du Canada pour affaires. Il faut s'y attendre puisque les activités de l'entreprise de son mari impliquent des déplacements à l'extérieur du Canada. |
6. Le lien de la défenderesse est plus significatif avec le Canada qu'avec tout autre pays. Elle a une résidence et une entreprise au Canada. Elle ne possède de résidence nulle part sauf au Canada. Ses enfants vont à l'école au Canada et elle paie de l'impôt sur le revenu au Canada. |
[18] Cela constitue l'application des faits de l'espèce aux facteurs énumérés par Madame le juge Reed aux pages 293 et 294 de sa décision Re Koo, précitée.
[19] Reprenons la conclusion de Madame le juge Reed dans Re Koo, précitée, à la page 293 :
La conclusion que je tire de la jurisprudence est la suivante : le critère est celui de savoir si l'on peut dire que le Canada est le lieu où le requérant « vit régulièrement, normalement ou habituellement » . Le critère peut être tourné autrement : le Canada est-il un pays où le requérant a centralisé son mode d'existence? |
[20] Je suis d'avis que la défenderesse satisfait aux critères énoncés par Madame le juge Reed.
[21] Je conclus que la décision du juge de la citoyenneté devrait être maintenue étant donné qu'elle est correcte. À mon avis, la défenderesse s'est établie au Canada comme elle y a centralisé son mode d'existence.
[22] Bien que j'aie conclu que le juge de la citoyenneté n'a pas commis d'erreur, il se peut très bien qu'à la lumière des arrêts Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc. [1997] 1 R.C.S. 748 et Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [1998] 1 R.C.S. 982, la norme d'examen puisse être plus empreinte de retenue que la norme de la décision correcte, mais il n'est pas nécessaire que je tranche la question en l'espèce.
[23] Je suis d'avis la défenderesse s'est absentée du Canada pour des raisons extraordinaires et temporaires. À ce titre, ces absences devraient être incluses dans le calcul des trois années de résidence au Canada qui sont requises à l'intérieur du délai de quatre ans qui précède immédiatement la date de sa demande de citoyenneté.
[24] Je conclus donc que la défenderesse satisfait aux exigences relatives à la résidence prévues à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté.
[25] Par conséquent, l'appel est rejeté.
ORDONNANCE
[26] LA COUR ORDONNE que l'appel soit rejeté.
« John A. O'Keefe »
J.C.F.C.
Ottawa (Ontario)
Le 23 mai 2000.
Traduction certifiée conforme
Kathleen Larochelle, LL.B.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
NO DU GREFFE : T-251-99
INTITULÉ DE LA CAUSE : Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Lai Bing Lee
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 14 janvier 2000
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MONSIEUR LE JUGE O'KEEFE
EN DATE DU : 23 mai 2000
ONT COMPARU :
Leena Jaakkimainen Pour le demandeur
Irvin Sherman Pour la défenderesse
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Morris Rosenberg
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario) Pour le demandeur
Martinello & Associates Pour la défenderesse
Don Mills (Ontario)