Date : 19991026
Dossier : T-536-99
ENTRE :
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION
demandeur
et
SHEK KIU LUK
défendeur
MOTIFS D"ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE SHARLOW
[1] Le ministère public a interjeté appel contre la décision dans laquelle un juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté de Shek Kiu Luk. Le ministère public fait valoir que M. Luk ne satisfait pas à l"exigence en matière de résidence que prévoit l"alinéa 5(1)c ) de la Loi sur la citoyenneté.
[2] Personne n"a comparu pour le compte du ministère public à l"endroit et au moment dont on avait convenu pour l"audition de l"appel. Monsieur Luk n"a pas comparu non plus. Compte tenu des documents que contient le dossier de la Cour, je suis convaincue que les deux parties ont été avisées de la tenue de l"audition conformément aux Règles de la Cour fédérale (1998). Sur ce fondement, j"ai examiné l"appel en me basant exclusivement sur les documents du ministère public et ceux que le Bureau de la citoyenneté a fournis. Monsieur Luk n"a pas déposé de document.
[3] Monsieur Luk a présenté sa demande de citoyenneté le 18 novembre 1997. En vertu de l"alinéa 5(1)c ), il aurait été admissible à obtenir la citoyenneté de canadienne s"il avait résidé au Canada pendant au moins trois des quatre années qui avaient précédé cette date. En conséquence, la période pertinente pour les fins de sa demande était la période de quatre ans qui s"est terminée le 18 novembre 1997. Au cours de cette période, M Luk a été physiquement absent du Canada pendant 668 jours, de sorte qu"il lui manquait 533 jours pour satisfaire à l"exigence. Cependant, il ressort des notes du juge de la citoyenneté que celui-ci estimait qu"il s"agissait d"une affaire à laquelle s"appliquait le principe énoncé dans In Re Papadogiorgakis , [1978] 2 C.F. 208 (C.F. 1re inst.).
[4] La seule question litigieuse à trancher est donc de savoir si le juge de la citoyenneté a commis une erreur de droit lorsqu"il a appliqué le principe énoncé dans In Re Papadogiorgakis , [1978] 2 C.F. 208 (C.F. 1re inst.). Pour poser la question en ces termes, je me fonde sur les paragraphes 11 à 14 de la décision que le juge Lutfy a rendue dans l"affaire Lam c. Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration, no du greffe T-1310-98, 26 mars 1999 (C.F. 1re inst.) :
[11] L'examen de la norme de contrôle appropriée nécessite également la compréhension des décisions contradictoires rendues par la Section de première instance de la Cour fédérale au cours des deux dernières décennies, soit la période durant laquelle les appels en matière de citoyenneté étaient entendus par la voie d'un procès de novo. Certains juges de la Cour ont adopté le point de vue que la condition de résidence prescrite à l'alinéa 5(1)c) de la Loi implique quelque chose de plus qu'un simple calcul de jours. Ce point de vue a été exprimé pour la première fois par le juge en chef adjoint Thurlow (tel était alors son titre) dans l'affaire Papadogiorgakis. Voici ce qu'il a déclaré : |
Il me semble que les termes "résidence" et "résident" employés dans l'alinéa 5(1)b ) de la nouvelle Loi sur la citoyenneté ne soient pas strictement limités à la présence effective au Canada pendant toute la période requise, ainsi que l'exigeait l'ancienne loi, mais peuvent aussi comprendre le cas de personnes ayant un lieu de résidence au Canada, qu'elles utilisent comme un lieu de domicile dans une mesure suffisante fréquente [sic] pour prouver le caractère effectif de leur résidence dans ce lieu pendant la période pertinente, même si elles en ont été absentes pendant un certain temps. [...] |
Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu'elle n'a pas cessé d'y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l'absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d'autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l'occasion se présente. Ainsi que l'a dit le juge Rand dans l'extrait que j'ai lu cela dépend [traduction] "essentiellement du point jusqu'auquel une personne s'établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d'intérêts et de convenances, au lieu en question". |
Le principe posé dans l'affaire Papadogiorgakis a été résumé par le juge Dubé dans l'affaire Banerjee, Re : " C'est la qualité de l'attachement au Canada qui doit être examinée. " Le juge Dubé a réaffirmé son point de vue plus récemment dans l'affaire Ho, Re : |
Comme je l'ai dit à de nombreuses reprises, la résidence au Canada aux fins d'obtenir la citoyenneté n'implique pas la présence physique en tout temps. Le lieu où réside une personne n'est pas celui où elle travaille, mais bien celui où elle retourne après avoir travaillé. Donc, un demandeur de la citoyenneté qui élit domicile de façon évidente et définitive au Canada, dans l'intention bien claire d'avoir des racines permanentes dans ce pays ne doit pas être privé de la citoyenneté simplement parce qu'il doit gagner sa vie et celle de sa famille en travaillant à l'étranger. Les indices les plus éloquents du maintien de la résidence sont l'établissement permanent d'une personne et de sa famille dans le pays. |
[12] Plusieurs autres juges de la Cour ont adopté un point de vue différent. Dans la décision qu'il a rendue récemment dans l'affaire Harry, Re, le juge Muldoon a réitéré sa ferme conviction quant à l'interprétation correcte de l'alinéa 5(1)c) : |
20. Attribuer la citoyenneté à ceux qui ne prennent pas la peine de se conformer aux dispositions solennellement édictées par le législateur non seulement constitue un crime de lèse-majesté, mais encore discrédite la citoyenneté canadienne. Les demandeurs sérieux et sincères doivent tout simplement observer la loi, comme toute autre personne, que cela leur plaise ou non. Quel terrible message transmet la Cour en annulant la décision d'un juge de la citoyenneté afin d'attribuer la citoyenneté à quelqu'un contrairement à la volonté du législateur! La Cour ne paraît pas bien en s'adonnant à ce genre de fausse munificence. Elle n'encourage pas ainsi le respect de la loi. |
21. Il semble clair que toutes les remarques qui précèdent ne sont pas simplement des conjectures ou des digressions judiciaires. Le législateur a modifié la Loi sur la citoyenneté à l'occasion depuis la promulgation des lois révisées. Il n'en a pas profité pour édicter quelque disposition que ce soit en matière de résidence, pour établir des exceptions ou pour prévoir que la citoyenneté peut être attribuée à tout requérant qui |
- serait probablement un bon citoyen, mais ne remplit pas les conditions prévues à l'alinéa 5(1)c); |
- a " axé " son " style de vie " sur le Canada pour une raison ou une autre, tout en étant absent; |
- a envoyé ou déposé au Canada ses biens personnels (c'est-à-dire son compte bancaire, ses vêtements, sa voiture, etc.) tout en étant absent du Canada; |
- s'est " canadianisé " en moins de temps que la période prescrite de trois années sur les quatre années précédant la date de la demande; |
- doit s'absenter du Canada pour affaires ou pour une autre raison pendant plus d'un an au cours des quatre années précédant la date de la demande; |
- a un conjoint, des enfants ou d'autres membres de la famille qui sont déjà citoyens. |
22. Cette tendance à ne pas tenir compte de la loi telle que le législateur l'a libellée semble remonter à l'affaire Papadogiorgakis [1978] 2 C.F. 208. Cette affaire a été tranchée par un éminent juge de l'époque, mais sa décision n'a pas force obligatoire, simplement parce que les jugements rendus en appel d'une décision du juge de la citoyenneté ne sont pas susceptibles d'appel. Ce facteur peut créer, et crée en fait, un incertitude scandaleuse en droit. |
[13] Un troisième point de vue, qui fait peut-être fond sur les éléments plus solides des deux autres, est formulé dans l'affaire Koo, Re. Madame le juge Reed a conclu dans cette affaire que le critère approprié était le lieu où la personne " vit régulièrement, normalement ou habituellement ", ou a centralisé son mode d'existence. En statuant ainsi, le juge Reed a affirmé que les facteurs pertinents devraient être la durée des séjours au Canada de la personne, le lieu de résidence de la famille proche et de la famille étendue, l'étendue et la cause des absences physiques, la qualité des attaches avec le Canada par rapport à celles qui existent dans un autre pays et la question de savoir si le temps passé au Canada dénote que la personne revient dans son pays ou n'y est qu'en visite. |
[14] Le paragraphe 14(6) de la Loi interdit la formation d'un appel à l'encontre de la décision de la Section de première instance de la Cour fédérale. En conséquence, la Cour d'appel n'a pas eu la possibilité de démêler cette jurisprudence contradictoire. Les juges de la Section de première instance ont eu toute latitude pour formuler leur propre opinion. À mon avis, le juge de la citoyenneté peut adhérer à l'une ou l'autre des écoles contradictoires de la Cour, et, s'il appliquait correctement aux faits de la cause les principes de l'approche qu'il privilégie, sa décision ne serait pas erronée. Jusqu'ici, les juges de la Section de première instance de la Cour fédérale qui ont présidé un procès de novo se sont généralement sentis libres de substituer leur conception de la condition en matière de résidence à celle exprimée dans la décision portée en appel. Cette divergence de vues, tant au sein de la Cour que parmi les juges de la citoyenneté, est cause d'incertitude dans l'administration de la justice dans ce domaine. |
[Les notes en bas de page ont été omises.] |
[5] Le dossier étaye la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle M. Luk a établi sa résidence au Canada dès son arrivée et sa conclusion selon laquelle les absences de M. Luk du Canada étaient de nature temporaire et étaient compatibles avec le fait qu"il continuait de résider au pays. Le juge de la citoyenneté n"a pas commis d"erreur dans la façon dont il a appliqué le critère énoncé dans Papadogiorgakis .
[6] À cet égard, je fais remarquer que certaines absences de M. Luk sont imputables au fait qu"il avait dû se rendre à l"étranger pour traiter d"affaires personnelles telles la nécessité de se défaire de certains bien et de prendre soin de ses parents malades. La plupart de ces absences ont été relativement courtes et se sont produites au début de la période de quatre ans. Le ministère public paraît se fonder particulièrement sur la première période d"absence de M. Luk, qui a débuté 43 jours après son arrivée au pays. À cette occasion, il a été absent du Canada pendant 25 jours seulement, et il ressort du dossier qu"il s"était rendu à Hong Kong pour se défaire de ses biens personnels. Cette absence n"est pas incompatible avec la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle le demandeur avait, à cette époque, établi sa résidence au Canada.
[7] En 1996 et 1997, le demandeur s"est absenté pour une longue période à deux reprises pour faire des affaires et s"occuper d"affaires de famille. Le dossier ne fournit pas beaucoup de détails concernant l"une de ces absences, qui a duré 123 jours, mais il fournit bel et bien une explication à propos de la deuxième absence, la plus longue, qui a duré 342 jours. Monsieur Luk paraît avoir été, à cette époque, représentant d"un fabricant ontarien qui commercialisait ses produits en Extrême-Orient. Il paraît avoir fait sa première vente à Hong Kong à l"occasion de ce voyage, ce qui avait retenu M. Luk à Hong Kong plus longtemps que ce qu"il avait prévu.
[8] Le présent appel est rejeté.
" Karen R. Sharlow "
juge
Toronto (Ontario)
Le 26 octobre 1999.
Traduction certifiée conforme
Bernard Olivier, B.A., LL.B.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Avocats inscrits au dossier
NO DU GREFFE : T-536-99
INTITULÉ DE LA CAUSE : LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION
demandeur
et
SHEK KIU LUK
défendeur
DATE DE L"AUDIENCE : LE LUNDI 25 OCTOBRE 1999
LIEU DE L"AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
ORDONNANCE ET MOTIFS D"ORDONNANCE RENDUS PAR LE JUGE SHARLOW
EN DATE DU : MARDI 26 OCTOBRE 1999
ONT COMPARU : Aucune comparution pour le compte de l"une ou l"autre partie
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER : Morris Rosenberg
Sous-procureuer général du Canada
Pour le demandeur
Shek Kiu Luk
320, chemin McCowan
Scarborough (Ontario)
M1J 3N2
Le défendeur pour son propre compte
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date : 19991026
Dossier : T-536-99
ENTRE :
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION
demandeur
et
SHEK KIU LUK
défendeur
MOTIFS D"ORDONNANCE ET ORDONNANCE