Date : 20050113
Dossier : IMM-6492-04
Référence : 2005 CF 29
Montréal (Québec), le 13 janvier 2005
Présent : Monsieur le juge Lemieux
ENTRE :
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
demandeur
et
DEOGRATIAS NKUNZIMANA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
Introduction
[1] Le Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le Ministre) demande que soit cassée la décision de la Section d'appel de l'immigration (le tribunal) qui le 28 juin 2004 accueille l'appel de Deogratias Nkunzimana (le demandeur), citoyen canadien d'origine burundaise, à l'encontre d'une décision d'un agent de visa au Haut Commissariat du Kenya qui rejeta sa demande de parrainage de cinq enfants orphelins que le demandeur disait être l'oncle; enfants issus de ses deux soeurs décédées.
[2] Le Ministre invoque deux motifs à l'appui de sa demande.
[3] Premièrement, le Ministre soumet que le tribunal a erré en droit en se déclarant lié par les règles légales et techniques de preuve malgré les dispositions de l'article 175 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi) qui dispose :
175. (1) Dans toute affaire dont elle est saisie, la Section d'appel de l'immigration_: a) dispose de l'appel formé au titre du paragraphe 63(4) par la tenue d'une audience; b) n'est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve; c) peut recevoir les éléments qu'elle juge crédibles ou dignes de foi en l'occurrence et fonder sur eux sa décision.
(2) Pour l'appel formé au titre du paragraphe 63(4), la section peut, le ministre et le résident permanent ayant été entendus et la nécessité de la présence de ce dernier ayant été prouvée, ordonner sa comparution; l'agent délivre alors un titre de voyage à cet effet. |
175. (1) The Immigration Appeal Division, in any proceeding before it,
(a) must, in the case of an appeal under subsection 63(4), hold a hearing; (b) is not bound by any legal or technical rules of evidence; and
(c) may receive and base a decision on evidence adduced in the proceedings that it considers credible or trustworthy in the circumstances.
(2) In the case of an appeal by a permanent resident under subsection 63(4), the Immigration Appeal Division may, after considering submissions from the Minister and the permanent resident and if satisfied that the presence of the permanent resident at the hearing is necessary, order the permanent resident to physically appear at the hearing, in which case an officer shall issue a travel document for that purpose. |
[4] Deuxièmement, la procureure du Ministre plaide que le tribunal a erré en qualifiant la lettre de l'ambassadrice du Burundi au Canada (l'Ambassadrice) d'acte d'état civil.
[5] Le fait essentiel sur lequel la décision du tribunal repose est une lettre de l'Ambassadrice du 16 octobre 2003 qui atteste que le demandeur est l'oncle des enfants qu'il veut parrainer « sur vérification de l'attestation de la composition familiale du père [du demandeur] et des attestations de naissance » des enfants que le demandeur désire parrainer.
[6] L'attestation de composition familiale est une document signé par l'Administrateur de la Commune de Butaganzwa (l'Administrateur) et atteste que la composition familiale du père et de la mère du demandeur qu'il identifie consiste de cinq enfants dont le demandeur et les deux soeurs décédées dont les enfants en question sont issus.
[7] L'Ambassadrice légalise la signature de l'Administrateur.
La décision du tribunal
[8] Au paragraphe 18, le tribunal écrit :
[18] Cela dit, il demeure que le débat est bien circonscrit en droit : Quelle est la valeur probante du document signé par l'Ambassadrice du Burundi au Canada?
[9] Au paragraphe suivant, le tribunal note que selon la Convention de Vienne en vigueur au Canada, les fonctions consulaires conférées à l'Ambassadrice lui permettent d'agir en qualité de notaire et d'officier d'état civil pour les ressortissants de son pays et conclut aux paragraphes 20, 21 et 28 comme suit :
[20] Alors, lorsque l'Ambassadrice confirme l'attestation de composition familiale préparée par Côme Hatungimana le 16 octobre 2003, cet acte est un acte authentique. Il faut donc, sauf inscription en faux ou procédure semblable devant la SAI qui a les pouvoirs d'une cour supérieure (art. 162 de la Loi), accepter comme avéré que les enfants issus du mariage de Sylvestre Karikurubu et Madeleine Ngenzebuhoro sont les personnes nommées à l'acte.
[21] Il s'agit d'un acte de l'état civil délivré par le poste consulaire conformément à la Convention de Vienne et il n'y a rien dans les notes de notre propre poste consulaire qui indique que l'information fournie pourrait être mal fondée. Donc, en vertu de la règle de la balance des probabilités, ce tribunal doit conclure que ces personnes sont frères et soeurs.
[28] Pour les fins de la présente décision, fort du caractère authentique de l'affirmation de l'ambassadeur alors qu'elle agit comme officier de l'état civil du Burundi, le tribunal est satisfait que les cinq enfants sont le neveu et les autres nièces de l'appelant bien qu'étant les enfants de deux soeurs différentes. (Je souligne)
[10] Au paragraphe 31, le tribunal écrit que « le litige se situe donc seulement sur la valeur probante d'un document déclaré authentique par ... à savoir l'attestation de composition familiale » .
[11] Le tribunal conclut :
[32] Avec respect, le tribunal ne souscrit pas à cette interprétation de ce qui constitue un acte authentique. La fonction même de l'acte authentique est d'attester la véracité de son contenu, c'est pour cette raison que le Code de procédure civile contient une procédure particulière, véritable procès à l'intérieur d'un autre procès qu'on appelle « l'inscription en faux » afin de mettre de côté le contenu d'un acte authentique.
[33] Dans le cas devant nous, l'état étranger déclare, par l'entremise de son officier de l'état civil, que les deux mères des enfants sont les soeurs de l'appelant. À moins de vouloir s'inscrire en faux face à cette déclaration de son Excellence l'ambassadeur du Burundi, le tribunal doit accepter cette preuve non seulement quant à la forme du document, mais également sur le fond.
[34] Cela n'invalide en rien l'affirmation que nos propres postes consulaires à l'étranger ne sont pas tenus d'affronter tous les dangers pour faire des vérifications utiles. Mais il demeure qu'aucune mention de cette difficulté n'est faite à l'origine dans les notes du Système de traitement informatisé des données de l'immigration (STIDI) à ce sujet. Et lorsqu'on présente la documentation attestée par l'ambassadeur, aucun motif sérieux n'est mis de l'avant pour attaquer la véracité du contenu.
[35] Le tribunal aurait pu entendre une preuve à ce sujet si les représentants de l'état canadien voulaient attaquer en faux l'acte authentique du représentant de l'état du Burundi, et la même règle de droit aurait trouvé application, soit l'évaluation de la valeur probante selon la balance des probabilités. Cette preuve n'a pas été faite et le tribunal doit alors conclure que le lien familial entre l'appelant et ses deux soeurs décédés est établi. Il en est de même pour les deux conjoints des soeurs.
[36] Les enfants sont donc, en droit, selon la balance des probabilités, les nièces et le neveu de l'appelant, et font partie du regroupement familial au sens du sous-alinéa 117(1)f)ii) du RIPR.
Analyse
[12] Je crois que la procureure du Ministre a raison de soumettre que l'approche du tribunal n'est pas conforme à la loi et à l'objectif recherché par son article 175 que je considère à caractère impératif et non discrétionnaire. Le tribunal se dit lié par les règles légales et techniques de preuve du Code civil du Québec aussi que le Code de procédure civile en concluant que le contenu de la lettre de l'Ambassadrice devait être tenu pour avéré à moins d'inscription de faux de la part du représentant du Ministre.
[13] De la façon dont je le perçoit, le tribunal introduit dans la Loi à travers la notion d'acte authentique en droit civil un régime de preuve qui enlève au tribunal sa mission première d'évaluer la valeur probante d'un document à la lumière de toute la preuve devant elle. L'approche du tribunal insère une rigidité à l'égard de la preuve qui n'est pas voulu par le législateur et en réalité en l'espèce renverse le fardeau de la preuve et le place sur les épaules du Ministre.
[14] À l'appui de cette constatation, je cite le paragraphe 31 du jugement du juge Décary dans l'affaire Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2004] 1 R.C.F. 3.
¶ 31 Il est acquis, en raison des termes de l'alinéa 69.4(3)c) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de la Loi, que la section d'appel peut recevoir "les éléments de preuve supplémentaires qu'elle estime utiles, crédibles et dignes de foi". Cette disposition a [page39] pour effet de libérer la section d'appel des contraintes résultant de l'application des règles techniques de la présentation de la preuve, dont celles ayant trait à la meilleure preuve et à la preuve par ouïe-dire (voir Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Dan-Ash (1988), Par ailleurs, même si l'alinéa 69.4(3)c) vise la présentation d'éléments de preuve supplémentaires devant la section d'appel, il va de soi que celle-ci doit, eu égard aux éléments de preuve sur lesquels s'est déjà fondél'arbitre et que les parties ont convenu de déposer devant elle, former sa propre opinion relativement à la pertinence et à la crédibilité de ces derniers et les refuser ou leur donner peu ou pas de poids selon les circonstances. Il va également de soi que plus la preuve est indirecte ou invérifiable, plus la section d'appel doit redoubler de vigilance dans son acceptation et dans son appréciation de cette preuve.
[1] Dans l'arrêt Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Dan-Ash [1988] A.C.F. no 571 (C.A.) parlant de l'article 65(2)c) de l'ancienne loi qui disposait en termes semblables à l'alinéa 175(1)c) de la présente Loi, le juge Hugessen écrit que cette disposition a « pour objet et pour effet d'affranchir les audiences se découlant devant la Commission de toutes les règles techniques de preuve et notamment la règle de la ‹meilleure preuve› et celle du ‹ouï-dire› » .
[2] Je n'ai donc pas à traiter du deuxième point soulevé par le Ministre.
[3] J'estime cependant que la décision du tribunal ne doit pas être cassée nonobstant l'erreur de droit.
[4] Le contrôle judiciaire est un pouvoir discrétionnaire qui dans certaines circonstances peut être exercé en n'accordant pas les redressements demandés (voir Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydro [1994] 1 R.C.S. 202).
[5] Dans les circonstances, je ne vois pas l'utilité de demander à une autre formation de la Section d'appel de l'immigration de réétudier la demande de parrainage de M. Nkunzimana parce que celle-ci parviendrait à la même conclusion que celle tirée par la présente formation, c'est-à-dire que, sur la balance des probabilités, les enfants que le demandeur veut parrainer font partie du regroupement familial au sens de la Loi.
[6] En l'espèce, la contestation du Ministre se limitait de savoir si un lien de fraternité existait entre le demandeur et les mères des enfants.
[7] Il est vrai que le Ministre a exprimé certains doutes sur l'authenticité des documents provenant de l'Administrateur (Dossier du Tribunal, page 314).
[8] Cependant, dans une déclaration circonstancielle en date du 10 mars 2004 (Dossier du Tribunal, page 352), l'Administrateur explique que son attestation de la composition familiale en l'espèce a été envoyée sur la demande de l'Ambassadrice et est basée sur des registres de la Commune. Il explique pourquoi le document n'est pas numéroté et est sans date.
[9] Il attribue ces lacunes « simplement par distraction de ma secrétaire » . Il ajoute « pour nous, l'important dans ce document est le contenu démontrant que ‹Deo NKUNZIMANA et ses deux soeurs› sont issus des mêmes parents » .
[10] Ce document a été déposé à la Section d'appel par le demandeur le 18 mars 2004 avec copie par télécopieur au Ministre. Le Ministre n'a pas contesté le bien-fondé de cette déclaration.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que
Cette demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties auront sept (7) jours pour formuler une ou des questions certifiées avec droit de réplique le ou avant le 28 janvier 2005.
« François Lemieux »
juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6492-04
INTITULÉ : LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
demandeur
et
DEOGRATIAS NKUNZIMANA
défendeur
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : le 11 janvier 2005
MOTIFSDE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : LE JUGE LEMIEUX
DATE DES MOTIFS : le 13 janvier 2005
COMPARUTIONS:
Sherry Rafai Far POUR LE DEMANDEUR
Jean-Philippe Trudel POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
John H. Sims POUR LE DEMANDEUR
Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)
Jean-Philippe Trudel POUR LE DÉFENDEUR
Montréal (Québec)