Date : 20040407
Dossier : T-85-02
Référence : 2004 CF 542
Ottawa (Ontario), le 7 avril 2004
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE
ENTRE :
PAUL TYWRIWSKYI
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
LE JUGE O'KEEFE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de M. Hank Koudsi, directeur adjoint par intérim, Recouvrement des recettes, Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC comme elle s'appelait alors) rendue le 12 décembre 2001. M. Koudsi, agissant en tant que représentant du ministre, a refusé d'exercer le pouvoir discrétionnaire que lui conférait le paragraphe 220(3.1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1, (la Loi) pour accorder au demandeur l'exonération totale des intérêts et des pénalités relatifs à sa dette fiscale.
[2] Le demandeur sollicite une ordonnance en vue d'obtenir :
1. l'annulation de la décision de M. Koudsi;
2. Tout autre allégement tenu pour équitable et approprié.
Contexte
[3] Le demandeur a accumulé une très importante dette fiscale entre 1990 et 1997 après avoir omis de payer ses dettes fiscales au moment où elles étaient dues. Dans une lettre à l'ADRC datée du 18 octobre 1999, il a demandé au ministre d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour renoncer aux intérêts et aux pénalités imposés sur la dette fiscale impayée, en conformité avec les dispositions de la Loi en matière d'équité. Lors de sa requête, le demandeur devait à l'ADRC la somme de 52 570,93 $ en impôts impayés, pénalités et intérêts. Dans sa demande d'équité, le demandeur a invoqué son impossibilité de payer, de même que des troubles émotifs sérieux et une souffrance morale grave suivant la rupture de son union de fait en 1994.
[4] L'ADRC a rejeté la demande de dispense des intérêts et des pénalités dans une lettre datée du 8 juin 2000.
[5] Dans une lettre datée du 21 juin 2000, le demandeur a sollicité une révision en équité de son dossier par le deuxième réviseur. Le demandeur a invoqué les mêmes motifs, savoir des difficultés financières et des troubles émotifs sérieux et une souffrance morale grave causés par la rupture de son union de fait en 1994.
[6] L'ADRC a accusé réception de la demande du demandeur. Par la suite, l'ADRC a demandé et obtenu du demandeur de nouveaux renseignements financiers, ainsi que le procès-verbal de l'accord de séparation entre le demandeur et sa conjointe de fait.
[7] L'agente de perception, Elisa McEachern, de l'unité d'examen des dispositions législatives en matière d'équité de l'ADRC, a résumé les faits en l'espèce et elle a présenté les recommandations sur lesquelles est fondée la décision de l'ADRC de refuser en partie la demande de révision en équité par le deuxième réviseur.
[8] Dans une lettre datée du 12 décembre 2001, M. Hank Koudsi, directeur adjoint par intérim, Recouvrement des recettes, a avisé le demandeur du résultat de la révision en équité faite par le deuxième réviseur. L'ADRC refusait de dispenser le demandeur des intérêts et des pénalités pour des raisons de difficultés financières parce que les renseignements financiers fournis par le demandeur avaient été jugés non fiables, que le demandeur avait préféré rembourser d'autres créanciers plutôt que l'ADRC, que le dossier du demandeur révélait qu'il n'avait pas respecté ses obligations fiscales par le passé et qu'il possédait un immeuble locatif qu'il pouvait vendre pour diminuer sa dette fiscale.
[9] De surcroît, M. Koudsi a dit que la demande d'annulation des pénalités et des intérêts fondée sur l'impossibilité de payer du demandeur à cause de troubles émotifs et d'une grande souffrance morale avait été rejetée parce qu'elle n'était pas fondée.
[10] Même si les motifs invoqués par le demandeur pour être dispensé des intérêts et des pénalités ont été rejetés, l'ADRC a annulé une partie des intérêts accumulés pour deux autres raisons. Premièrement, conformément aux lignes directrices énoncées dans la Circulaire d'information 92-2, les intérêts qui s'étaient accumulés pendant la durée de deux arrangements de paiement (du 13 mars 1997 au 27 février 1998 et du 31 juillet 2000 au 31 octobre 2001) ont été annulés puisqu'ils étaient supérieurs aux versements effectués. Deuxièmement, à cause du délai de traitement des demandes d'équité du demandeur, les intérêts accumulés entre le 18 octobre 1999 (date de la première demande) et le 30 juin 2000 (date de la lettre de décision de l'ADRC), entre le 21 juin 2000 (date de la demande relative au deuxième réviseur) et le 30 juillet 2000 et entre le 1er novembre et le 12 décembre 2001 (date de la décision du deuxième réviseur excluant la période de chevauchement relativement à la dispense des intérêts déjà accordée) ont été annulés.
[11] Les intérêts annulés s'élevaient à environ 16 241,70 $.
[12] Il s'agit du contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser au demandeur l'exonération totale des intérêts et pénalités accumulés relativement à sa dette fiscale.
Observations du demandeur
[13] Selon le demandeur, sa divulgation de renseignements financiers démontre l'existence de difficultés financières, l'ADRC était au courant de ses troubles émotifs et de sa souffrance morale dès 1993 et il a pris tous les moyens raisonnables pour régler sa dette fiscale. Il fait valoir que l'ADRC n'a pas pris sa décision en tenant suffisamment compte de sa situation.
[14] Le demandeur fait ressortir qu'il a conclu des arrangements de paiement avec l'ADRC dans le but de réduire sa dette, mais qu'il n'a pas pu réduire le montant du capital impayé à cause des intérêts élevés et qu'il n'a pas été en mesure de conclure un arrangement. Le demandeur affirme qu'il verse le montant minimal dû à ses autres créanciers. Le demandeur prétend que la vente de son immeuble locatif aurait peu d'impact sur sa dette fiscale puisqu'il aurait à rembouser l'hypothèque et à payer les frais. Il soutient qu'il lui serait défavorable d'être forcé de vendre son immeuble.
[15] Le demandeur allègue plusieurs problèmes relatifs à la manière dont l'ADRC a traité son dossier. Premièrement, le demandeur allègue que la longue période de temps qui s'est écoulée pendant le traitement du report des pertes d'entreprise de 1994 et de 1995 à d'autres années d'imposition n'a jamais été expliquée et que cela n'a jamais été fait correctement. Deuxièmement, il n'a jamais reçu un relevé de compte à jour démontrant quelque annulation des intérêts que ce soit. Troisièmement, même si des Demandes formelles de paiement ont été envoyées aux trois locataires du demandeur en 1999, le montant des loyers n'a jamais été déduit de sa dette fiscale. Quatrièmement, le demandeur prétend que sa dette devrait être prescrite. Cinquièmement, le demandeur s'objecte à la lettre de décision du 12 décembre 2001 qui affirmait notamment qu'il avait fourni des renseignements financiers non fiables et il rejette la définition de l'expression « difficultés financières » donnée par l'ADRC. Enfin, le demandeur s'objecte à ce que M. Koudsi soit le décideur dans cette affaire puisqu'il n'a jamais parlé au demandeur, qu'il ne l'a jamais rencontré et que, selon le demandeur, il ne possède aucun renseignement sur sa situation.
[16] Le demandeur demande que soit infirmée la décision du 12 décembre 2001 de M. Koudsi.
Observations du défendeur
[17] Le défendeur prétend que la Cour ne peut intervenir dans une décision discrétionnaire du ministre prise en conformité avec le paragraphe 220(3.1) de la Loi que si cette décision est manifestement déraisonnable.
[18] Le défendeur affirme que lorsque, comme en l'espèce, le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de bonne foi et en conformité avec les principes de justice naturelle et qu'il n'a pas fondé sa décision sur des considérations inappropriées ou étrangères, la Cour ne doit pas s'ingérer dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire simplement parce qu'elle aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en avait incombé.
[19] Le défendeur fait valoir qu'il a soigneusement examiné tous les faits disponibles ainsi que les lignes directrices publiées dans la Circulaire d'information 92-2 avant de décider d'exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 220(3.1) pour accorder au demandeur une partie seulement de la dispense demandée.
[20] Même si la Circulaire d'information 92-2 permet de renoncer aux pénalités et aux intérêts si ces intérêts ou pénalités découlent de situations indépendantes de la volonté du contribuable, notamment « des troubles émotifs sérieux ou une souffrance morale grave » , le défendeur prétend que le demandeur n'a présenté aucune preuve concernant la nature ou la gravité de ses troubles émotifs et de sa souffrance morale et sur la manière que ces troubles ont rendu le paiement des impôts qu'il devait indépendant de sa volonté. Le défendeur demande également à la Cour de s'interroger sur la question de savoir comment la rupture d'une relation amoureuse survenue en 1994 aurait pu empêcher le contribuable de payer ses impôts entre 1990 et 1997.
[21] Le défendeur prétend que son refus d'annuler les intérêts pour des raisons de troubles émotifs et de souffrance morale n'était pas manifestement déraisonnable puisque la demande du demandeur n'était pas fondée.
[22] Le défendeur souligne que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire afin d'exonérer le demandeur du paiement de 16 241,70 $ en intérêts. Après un examen de la manière dont le dossier du demandeur avait été traité, le défendeur a annulé les intérêts relatifs à trois périodes de temps différentes, entre octobre 1999 et décembre 2001. Le défendeur a également annulé les intérêts pour une période de onze mois à compter de mars 1997 et pour une période additionnelle de quinze mois à compter de juillet 2000 lorsque les intérêts accumulés sur le compte du demandeur se sont avérés supérieurs aux versements convenus avec le demandeur.
[23] Le défendeur prétend qu'en décidant de ne pas annuler d'autres intérêts et pénalités imposés au demandeur, il était indiqué de tenir compte du fait que le demandeur n'avait pas respecté ses obligations fiscales par le passé, qu'il n'avait pas toujours payé ses dettes et du fait qu'il avait accumulé une dette importante sur sa nouvelle carte de crédit alors qu'il avait une dette fiscale.
[24] Somme toute, le défendeur prétend que le demandeur n'a pu faire la preuve d'aucun manquement aux principes de justice naturelle ni erreur de droit qui justifierait la modification de la décision du ministre par la Cour.
[25] Le défendeur demande que la présente demande soit rejetée avec dépens.
Questions en litige
[26] Voici les principales questions en litige en l'espèce :
1. Quelle est la norme de contrôle qui doit être appliquée à une décision de l'ADRC prise en vertu de l'alinéa 220(3.1) de la Loi?
2. Y a-t-il des motifs de modifier une décision prise par le ministre dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire?
Dispositions législatives applicables et publications de l'ADRC
[27] Le paragraphe 220(3.1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, précitée, permet au ministre du Revenu national (ou à son représentant légal) de renoncer aux pénalités et aux intérêts payables en vertu de la Loi. Le paragraphe 220(3.1) est ainsi libellé :
220.(3.1) Le ministre peut, à tout moment, renoncer à tout ou partie de quelque pénalité ou intérêt payable par ailleurs par un contribuable ou une société de personnes en application de la présente loi, ou l'annuler en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte de pareille annulation. |
220.(3.1) The Ministre may at any time waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Loi by a taxpayer or partnership and, notwithstanding subsections 152(4) to 152(5), such assessment of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall be made as is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest. |
[28] L'ADRC a formulé des lignes directrices concernant l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 220(3.1). Ces lignes directrices sont contenues dans la Circulaire d'information 92-2 intitulée « Lignes directrices concernant l'annulation des intérêts et des pénalités » datée du 18 mars 1992:
Introduction
[...]
2. La circulaire énonce les lignes directrices qui serviront à appliquer les nouvelles mesures législatives. Elle explique la manière dont les contribuables et les employeurs peuvent demander l'annulation des intérêts et des pénalités ou la renonciation à ceux-ci à l'égard de l'année d'imposition 1985 et des années d'imposition suivantes. Elle précise également les renseignements qu'ils devront fournir pour que leur demande puisse être traitée.
[...]
Mesures législatives
4. Les nouvelles mesures législatives prévoient l'annulation de la totalité ou d'une partie des intérêts et des pénalités ou la renonciation à ceux-ci. Les annexes de la circulaire présentent une liste des principales dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu concernant l'annulation des intérêts ou des pénalités ou la renonciation à ceux-ci. Les nouvelles mesures législatives sont entrées en vigueur le 17 décembre 1991 et visent l'année d'imposition 1985 et les années d'imposition suivantes. L'expression « délai normal d'établissement d'une nouvelle cotisation » est importante en ce qui concerne le numéro 13. Le « délai normal d'établissement d'une nouvelle cotisation » est la période qui se termine trois ans après la date de mise à la poste d'un avis de cotisation initial.
Lignes directrices et exemples de cas où l'annulation des intérêts et des pénalités ou la renonciation à ceux-ci peuvent être autorisés
5. Il sera convenable d'annuler la totalité ou une partie des intérêts ou des pénalités, ou de renoncer à ceux-ci, si ces intérêts ou pénalités découlent de situations indépendantes de la volonté du contribuable ou de l'employeur. Voici des exemples de situations extraordinaires qui pourraient empêcher un contribuable, un agent d'un contribuable, l'exécuteur d'une succession ou un employeur de faire un paiement dans les délais exigés ou de se conformer à d'autres exigences de la Loi de l'impôt sur le revenu :
[...]
d) des troubles émotifs sérieux ou une souffrance morale grave comme un décès dans la famille immédiate.
6. L'annulation des intérêts ou de pénalités ou la renonciation à ceux-ci peuvent également être justifiées si ces intérêts ou pénalités découlent principalement d'actions attribuables au Ministère comme dans les cas suivants :
a) des retards de traitement ce qui a eu pour effet que le contribuable n'a pas été informé, dans un délai raisonnable, de l'existence d'une somme en souffrance;
[...]
7. Il peut être convenable dans des situations où il y a incapacité de verser le montant exigible d'examiner la possibilité de renoncer ou d'annuler la totalité ou une partie des intérêts afin d'en faciliter le recouvrement, par exemple dans les cas suivants :
a) lorsque les mesures de recouvrement ont été suspendues à cause de l'incapacité de payer;
b) lorsqu'un contribuable ne peut conclure une entente de paiement qui serait raisonnable parce que les frais d'intérêts comptent pour une partie considérable des versements; dans un tel cas, il faudrait penser à renoncer à la totalité ou à une partie des intérêts pour la période où les versements débutent jusqu'à ce que le montant exigible soit payé pourvu que les versements convenus soient effectués à temps.
[...]
10. Le Ministère tiendra compte des points suivants dans l'étude des demandes d'annulation des intérêts ou des pénalités ou de renonciation à ceux-ci :
a) si le contribuable ou l'employeur a respecté, par le passé, ses obligations fiscales;
b) si le contribuable ou l'employeur a, en connaissance de cause, laissé subsister un solde en souffrance qui a engendré des intérêts sur arriérés;
c) si le contribuable ou l'employeur a fait des efforts raisonnables et s'il n'a pas fait preuve de négligence ni d'imprudence dans la conduite de ses affaires en vertu du régime d'autocotisation;
d) si le contribuable ou l'employeur a agi avec diligence pour remédier à tout retard ou à toute omission.
[...]
Exercice du pouvoir discrétionnaire
14. Si un contribuable ou un employeur estime que le Ministère n'a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable et équitable, il peut alors demander, par écrit, au directeur d'un bureau de district ou d'un centre fiscal d'examiner la situation.
[...]
Analyse et décision
[29] Les principes qui régissent la disposition sur l' « équité fiscale » ont été énoncés par le juge Rouleau dans la décision Kaiser c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.) (1995), 93 F.T.R. 66, au paragraphe 8 :
L'objet de cette disposition législative est de permettre à Revenu Canada, Impôt, de gérer plus équitablement le régime fiscal, en faisant la place au bon sens dans le traitement des contribuables qui, en raison de leur infortune ou de circonstances échappant à leur volonté, sont incapables de respecter des délais ou de se conformer aux règles propres au régime fiscal. Le libellé de l'article confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire de renoncer aux intérêts en tout temps. Pour le guider dans l'exercice de ce pouvoir, des lignes directrices ont été formulées; elles sont exposées dans la circulaire 92-2.
[30] Question en litige 1
Quelle est la norme de contrôle qui doit être appliquée à une décision de l'ADRC prise en vertu de l'alinéa 220(3.1) de la Loi?
Je suis d'accord avec l'observation du défendeur selon laquelle la norme de contrôle qui s'applique en l'espèce est celle de la décision manifestement déraisonnable.
[31] Dans l'examen de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre, la Cour a maintes fois examiné la question de la norme de contrôle applicable. Dans l'affaire Kaiser, précitée, le juge Rouleau a examiné la question de la norme de contrôle applicable aux décisions prises en vertu du paragraphe 220(3.1). Il a dit, au paragraphe 9 de cette décision :
La jurisprudence a établi une norme que sont tenus d'appliquer les tribunaux lorsqu'ils doivent contrôler l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire comme celui dont il est question en l'espèce. Dans l'arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. p. 2, (1982), 137 D.L.R. (3d) 558 (C.S.C.), le juge McIntyre a dit aux pages 7 et 8 :
En interprétant des lois semblables à celles qui sont visées en l'espèce et qui mettent en place des arrangements administratifs souvent compliqués et importants, les tribunaux devraient, pour autant que les textes législatifs le permettent, donner effet à ces dispositions de manière à permettre aux organismes administratifs ainsi créés de fonctionner efficacement comme les textes le veulent. À mon avis, lorsqu'elles examinent des textes de ce genre, les cours devraient, si c'est possible, éviter les interprétations strictes et formalistes et essayer de donner effet à l'intention du législateur appliquée à l'arrangement administratif en cause. C'est aussi une règle bien établie que les cours ne doivent pas s'ingérer dans l'exercice qu'un organisme désigné par la loi fait d'un pouvoir discrétionnaire simplement parce que la cour aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en avait incombé. Lorsque le pouvoir discrétionnaire accordé par la loi a été exercé de bonne foi et, si nécessaire, conformément aux principes de justice naturelle, si on ne s'est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l'objet de la loi, les cours ne devraient pas modifier la décision.
[32] Plus récemment, dans la décision Sharma c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2001 CFPI 584, [2001] A.C.F. no 867 (QL), le juge Pelletier a examiné de nouveau la question de la norme de contrôle applicable aux décisions fiscales du ministre en matière d'équité, quoique en rapport avec le paragraphe 220(3.2) de la Loi. Le juge Pelletier a conclu qu'en appliquant l'approche pragmatique et fonctionnelle des arrêts Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 et Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, la norme de contrôle appropriée était celle de la décision manifestement déraisonnable.
[33] La norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable s'applique également aux décisions prises en vertu du paragraphe 220(3.1), et non aux seules décisions prises en vertu du paragraphe 220(3.2). Dans la décision Metro-Can Construction Ltd c. Canada, 2002 CFPI 1171, [2002] A.C.F. no 1572 (QL), le juge Teitelbaum a dit, au paragraphe 9 :
Le paragraphe 220(3.1) de la Loi confère au ministre un pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de la renonciation aux pénalités ou intérêts ou de leur annulation. Le ministre n'est pas tenu d'y renoncer ou de les annuler. Par conséquent, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, la Cour doit déterminer si le ministre, ou son représentant légal, a exercé son pouvoir discrétionnaire de la façon appropriée. La norme de contrôle applicable, telle qu'elle a été énoncée par Monsieur le juge Pelletier dans la décision Sharma c. M.R.N., [2001] 3 C.T.C. 169 (C.F. 1re inst.), est celle du caractère manifestement déraisonnable. Comme Monsieur le juge Mackay l'a fait remarquer dans la décision Alasdair MacKay c. M.R.N., 2002 CFPI 234 (C.F. 1re inst.), cette norme exige un degré élevé de retenue de la part du tribunal qui procède à l'examen à l'égard de l'exercice du pouvoir discrétionnaire, d'autant plus que ce pouvoir a trait à une disposition de la Loi de l'impôt sur le revenu portant dispense.
[34] Dans plusieurs affaires récentes tranchées par la Cour, celle-ci a appliqué la norme de la décision manifestement déraisonnable dans le contrôle judiciaire de décisions discrétionnaires prises en vertu du paragraphe 220(3.1). Voici quelques-unes de ces décisions : Heeg c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 337; Brickenden c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2003 CF 929; Edwards c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2002 CFPI 618; Boudreault c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2002 CFPI 84 et Cheng c. Canada, 2001 CFPI 1114.
[35] Pour que la Cour annule la décision du défendeur, elle doit conclure que sa décision est manifestement déraisonnable. Le demandeur doit établir qu'il y a eu déni d'équité procédurale, que le défendeur a fait preuve de mauvaise foi et qu'il s'est fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères.
[36] Comme elle l'a mentionné dans son rapport du 22 novembre 2001, l'agente du recouvrement a fondé sa recommandation de refuser au demandeur l'exonération complète pour des motifs d'équité en ces termes :
[traduction]
Recommandations
Je ne puis recommander l'annulation des pénalités et des intérêts pour des motifs de difficultés financières et d'impossibilité de payer puisque :
· les renseignements financiers ne se sont pas avérés fiables;
· le client a préféré rembourser d'autres créanciers;
· le client n'a pas respecté ses obligations fiscales par le passé;
· il n'y a aucune preuve d'impossibilité de payer à cause de troubles émotifs ou d'une souffrance grave;
· le client possède un immeuble locatif qu'il pourrait vendre dont les capitaux propres pourraient lui permettre de diminuer sa dette fiscale.
[37] Le demandeur a soulevé plusieurs arguments sur lesquels il s'appuie pour contester la décision de ne pas lui accorder une dispense complète.
[38] Erreur relative aux paiements effectués à American Express
Le demandeur conteste le fait qu'il ait fourni des renseignements financiers incomplets ou non fiables au défendeur. Le demandeur affirme que les frais mensuels de 757,94 $ exigés sur sa ligne de crédit American Express était son hypothèque et qu'il l'avait mentionné sur les formulaires de revenue et dépenses comme dette continue.
[39] Si j'ai bien compris, le demandeur fait valoir sur cette question que le défendeur s'est fondé sur ces frais « non divulgués » pour conclure qu'il avait fourni des renseignements financiers non fiables. Puisque cette conclusion était fausse et que le demandeur avait réellement divulgué cette somme, le demandeur prétend que la décision du défendeur en réponse à sa demande d'équité doit être annulée au motif qu'elle est fondée sur une conclusion de fait erronée.
[40] J'ai examiné les documents déposés, notamment les trois déclarations de revenus et dépenses soumises par le demandeur entre octobre 1999 et août 2001 et je conclus que l'interprétation du défendeur des renseignements fournis par le demandeur n'était pas déraisonnable. En octobre 1999, le demandeur a indiqué que ses paiements hypothécaires et ses impôts fonciers s'élevaient à 1 623,41 $ et 391,58 $ respectivement. En juin 2000, il a indiqué qu'ils s'élevaient à 1 715,32 $ et 391,58 $ et finalement en août 2001, les montants indiqués étaient de 1 726,54 $ et de 371,87 $. Aucun des montants inscrits relativement à l'hypothèque ne correspond aux frais de 757,94 $ et le demandeur n'a jamais précisé la nature des frais exigés sur sa ligne de crédit American Express. Il ne s'agissait pas d'une conclusion de fait erronée de la part du défendeur de conclure, en se fondant sur tous les renseignements dont il disposait à l'époque, que le demandeur n'avait pas présenté un bilan complet ou fiable de ses dettes.
[41] Montant minimal payé sur les cartes de crédit
Le demandeur affirme qu'il payait le montant minimal des sommes dues sur sa carte de crédit. Le défendeur a raison de dire que cette affirmation n'est pas appuyée par les données obtenus par l'ADRC par suite de la vérification du crédit du demandeur. Le défendeur était justifié de conclure que le demandeur préférait rembourser la dette de sa carte de crédit plutôt que sa dette fiscale.
[42] Pertes d'entreprise - 1994 et 1995
Dans son affidavit du 13 février 2002, le demandeur affirme :
[traduction] J'estime que les reports rétrospectifs ainsi que les reports prospectifs n'ont jamais été appliqués correctement aux années qu'il fallait. Par conséquent, il est impossible que je doive les sommes d'argent que le ministère exige.
Cet argument vise les cotisations établies pour l'impôt et non le pouvoir discrétionnaire de renoncer aux intérêts et aux pénalités en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi. La Cour n'a pas compétence pour examiner ou annuler les cotisations. Ce rôle incombe à la Cour canadienne de l'impôt : Ministre du Revenu national c. Parsons (1984), 61 N.R. 113 (C.A.F.); Optical Recording Co. c. Ministre du Revenu national (1990), 116 N.R. 200 (C.A.F.).
[43] État des créances fiscales et saisie-arrêt des revenus locatifs
Le demandeur prétend qu'il n'a pas reçu un état de ses créances fiscales à jour et que les sommes provenant de la saisie-arrêt des revenus locatifs n'ont pas été portées à son compte. Toutefois, cet argument ne soulève pas la question du bien-fondé ou de la légalité de la décision du défendeur de ne pas lui accorder toute sa demande d'équité. Le défendeur a dit qu'un état de compte avait été envoyé au demandeur en août 2001 et qu'il n'avait reçu aucun paiement des loyers de la part des locataires du demandeur par suite des demandes formelles de paiement. Ce désaccord entre les parties, pour ce qui concerne les faits, ne remet pas en cause la décision discrétionnaire de l'ADRC en cause en l'espèce.
[44] Le compte devrait être prescrit
Au paragraphe 1 de son exposé des faits et du droit, le demandeur dit :
[traduction]
Cette affaire a commencé en 1990 et elle se poursuit toujours et déborde du cadre de cinq ans. Elle devrait être totalement prescrite.
Cet argument n'aide pas le demandeur. Les années d'imposition en cause seraient prescrites pour ce qui concerne de nouvelles cotisations, mais ce sont les dispositions relatives à l'équité qui sont visées dans la présente demande. Ces dispositions permettent au contribuable de soulever des déclarations de revenus antérieures pour tenter de convaincre le ministre de renoncer aux pénalités et aux intérêts. Ces dispositions, une fois appliquées, favorisent le contribuable.
[45] Troubles émotifs et souffrance mentale
L'ADRC a rejeté les motifs fondés sur des troubles émotifs et une souffrance mentale invoqués par le demandeur à l'appui de sa demande d'exemption d'intérêts. Il ressort clairement du dossier du demandeur qu'il s'est séparé de sa conjointe de fait. Toutefois, le demandeur n'a pas prouvé qu'il avait eu des troubles émotifs ou une souffrance mentale ni la gravité de ces troubles. Il n'a présenté aucune preuve médicale concernant le stress allégué et n'a fait aucun lien entre ce stress et l'impossibilité de s'acquitter de ses obligations fiscales. L'ADRC n'était certainement pas obligée d'accepter à sa face même la déclaration du demandeur en l'absence d'une preuve indépendante, notamment médicale.
[46] Pour établir l'existence du stress qu'il prétend avoir subi, le demandeur a soumis une photocopie du calendrier de novembre 1993 sur lequel le 16 du mois était encerclé. Les mots [traduction] « ai contacté Revenu Canada » étaient inscrits à côté de la date. Il ne s'agit pas d'une preuve suffisante permettant d'étayer les troubles émotifs et mentaux invoqués à l'appui d'une demande d'exonération.
[47] Selon le dossier, l'ADRC a donné au demandeur l'occasion de soumettre une preuve sur cette question, ce qu'il n'a pas fait. Les notes du fichier SARRS de l'ADRC portant sur le demandeur mentionnent une conversation qui a eu lieu entre le demandeur et un fonctionnaire de l'ADRC le 19 juillet 2001, pendant l'examen par le deuxième réviseur du dossier du demandeur. Les notes disent :
[traduction] [...] le client reconnaît n'avoir aucun renseignement provenant d'un médecin concernant des troubles émotifs ou une souffrance mentale causés par l'échec de son couple et je l'ai donc avisé que ce serait impossible d'examiner cette partie de la demande [...]
J'estime qu'il n'était pas manifestement déraisonnable de la part du défendeur de rejeter la demande fondée sur les troubles émotifs et la souffrance morale graves du demandeur.
[48] M. Koudsi était-il le décideur approprié?
Contrairement à ce que prétend le demandeur, il n'est pas exigé que le décideur rencontre personnellement le demandeur avant de lui refuser l'exonération fiscale demandée. Selon le dossier, M. Koudsi disposait de toutes les informations nécessaires avant de prendre sa décision. Aux termes du paragraphe 220(2.01), le ministre peut déléguer ses fonctions à divers fonctionnaires. J'estime que M. Koudsi était le décideur qu'il fallait, conformément à la Loi.
[49] Documents relatifs à la requête en vue de prolonger le délai de signification
Plus tôt, dans le contexte de la procédure en l'espèce, le défendeur a présenté une requête demandant que soit prolongé le délai applicable à la présentation de son dossier de demande. En réponse à cette requête, le demandeur a déposé un affidavit (le 2 juillet 2002) qu'il a maintes fois invoqué pendant les plaidoiries relatives à la demande principale. Le défendeur s'est objecté au motif que l'affidavit du 2 juillet 2002 ne figurait pas au dossier de la demande, ce qui voulait dire que le défendeur n'avait pas eu l'occasion de contre-interroger le demandeur sur l'affidavit au cours de la préparation de la présente audience.
[50] Je comprends les préoccupations du défendeur et, à vrai dire, l'affidavit du demandeur, déposé le 2 juillet 2002 ne fait pas partie des principaux documents à l'appui de la demande. Je soulignerais toutefois que même si l'affidavit avait été présenté en preuve devant la Cour, il ne pourrait servir à la cause de demandeur puisque l'ADRC ne possédait pas cette preuve.
[51] Pour obtenir gain de cause, le demandeur doit démontrer que la décision du ministre était manifestement déraisonnable. Je suis d'avis que la décision de refuser d'exonérer le demandeur du paiement de tous les intérêts et pénalités sollicité dans sa demande d'équité n'était pas manifestement déraisonnable compte tenu de la preuve dont était saisi le ministre. Il n'y a eu ni déni d'équité procédurale, ni mauvaise foi de la part du ministre en prenant sa décision et il ne s'est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères.
[52] La demande de contrôle judiciaire du demandeur est donc rejetée.
ORDONNANCE
[53] LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur soit rejetée.
_ John A. O'Keefe _
Juge
Ottawa (Ontario)
le 7 avril 2004
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-85-02
INTITULÉ : PAUL TYWRIWSKYI
c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 7 OCTOBRE 2003
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET
ORDONNANCE : LE JUGE O'KEEFE
DATE DES MOTIFS : LE 7 AVRIL 2004
COMPARUTIONS :
Paul Tywriwskyi POUR SON PROPRE COMPTE
Kevin Dias POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Paul Tywriwskyi POUR LE DEMANDEUR
Barrie (Ontario)
Kevin Dias POUR LE DÉFENDEUR
Ministère de la Justice
Toronto (Ontario)