Date : 20020424
Dossier : DES-6-01
Référence neutre : 2002 CFPI 460
ENTRE :
SA MAJESTÉ LA REINE, Bureau des substituts
du Procureur général, Montréal, Québec
- et -
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC,
Direction du contentieux, Montréal, Québec
Demandeurs
- et -
JAGGI SINGH, Montréal, Québec
- et -
JONATHAN ASPIREAULT-MASSÉ, Prévost, Québec
Défendeurs
(Prononcés à Montréal à l'audience le 19 avril 2002)
[1] Il s'agit d'une demande présentée en vertu de l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5, tel que modifié. Les intimés sont accusés d'avoir participé à une émeute le 23 octobre 2000 qui a eu lieu lors de la rencontre du G20 ici, à Montréal. Ils vont subir leur procès devant la Cour supérieure.
[2] Lors d'une séance de divulgation de la preuve, après avoir apparemment été satisfait par une preuve présentée devant lui mais dont j'ignore le contenu, le juge Boilard a ordonné à la poursuite de donner les noms, les matricules et les "will say statements" (les versions écrites), de tous les agents de la Sûreté du Québec (S.Q). qui étaient présents lors de l'incident, habillés en civil et en anonymat. Cette ordonnance a provoqué de la part du Procureur général du Québec une objection fondée essentiellement sur la sécurité nationale. Il y avait d'autres motifs, mais il suffit pour nos fins ici aujourd'hui de ne traiter que de l'objection basée sur la sécurité nationale. Cette objection m'a été déférée en tant que juge désigné par le Juge en chef de cette Cour en vertu de l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada.
[3] Un mot sur la procédure que nous avons suivie. Au moment où la demande a été signifiée et déposée à la Cour, l'ancien texte de l'article 38 était alors en vigueur. Peut de temps après, soit le 24 décembre 2001, cette loi a été considérablement modifiée. À la lumière des nouvelles dispositions du texte de l'article 38, j'ai ordonné que le Procureur général du Canada soit mis en cause et cela a été fait. Par la suite, je lui ai demandé de prendre position sur l'objection qui avait été formulée par le Procureur général du Québec. Après certaines hésitations de la part du ministère public fédéral, celui-ci a accepté de prendre position dans les termes suivants:
Comme nous en avons déjà informé la Cour, par lettre datée du 19 mars 2002, le Procureur général du Canada est d'avis que la présente affaire soulève effectivement des questions de sécurité nationale, et que dans les circonstances de l'espèce, les renseignements qui font l'objet de l'opposition, s'ils sont divulgués, sont susceptibles de porter préjudice à la sécurité nationale, en ce que cette divulgation pourrait compromettre la capacité de la Direction des enquêtes et des renseignements de sécurité (DERS) de la Sûreté du Québec de jouer un rôle d'assistance et/ou de coopération auprès du gouvernement du Canada, lequel assume un rôle directeur en la matière, dans le cadre d'un effort global visant à protéger la sécurité nationale.
(Extrait des représentations du Procureur général du Canada.)
[4] Par la suite, nous avons tenu une audience en présence des avocats de toutes les parties au cours de laquelle j'ai décidé d'examiner les affidavits confidentiels et les renseignements qui avaient fait l'objet de l'objection formulée par le Procureur général du Québec. Les motifs que j'ai alors donnés pour justifier cet examen n'ont pas été enregistrés et étant très similaires à ceux que j'avais prononcés quelques jours auparavant dans l'affaire Ribic v. Canada, [2002] F.C.J. No. 384 (QL), je ne me répéterais pas ici, si ce n'est que pour dire que dans les deux cas, il s'agissait d'une accusation criminelle, où le juge de la Cour supérieure chargé de présider le procès des accusés dans les deux cas avait décidé que les renseignements lui semblaient, à prime abord, pertinents et en avait demandé la divulgation.
[5] À la suite de l'examen ex parte que j'ai fait des renseignements en question, j'ai rendu une ordonnance intérimaire où, étant d'opinion qu'une partie des renseignements en question ne pouvait en aucune manière compromettre la sécurité nationale, j'ai ordonné le 22 mars 2002 ce qui suit:
EN CONSÉQUENCE, LA COUR REND L'ORDONNANCE INTÉRIMAIRE SUIVANTE:
AUTORISE la divulgation modifiée, sous la forme du résumé suivant, d'une partie des renseignements faisant l'objet de l'opposition:
a) Les rapports contemporains à la manifestation du 23 octobre 2000 qui ont été préparés par certains agents de la Sûreté du Québec ne contiennent aucun indice qui pourrait laisser croire que ces agents aient tenté d'agir à titre d'agent provocateur lors de la manifestation du 23 octobre 2000;
b) Ces rapports ne contiennent aucune information concernant Jonathan Aspireault-Massé pour la journée du 23 octobre 2000;
c) Ces rapports contiennent des informations concernant les faits et gestes de Jaggi Singh pour la journée du 23 octobre 2000, entre 16h00 et 19h00, toute référence à des heures n'étant ici qu'approximative, à savoir:
"Vers 16h00, Sigh a rejoint le groupe des manifestants qui se regroupent rue de Maisonneuve face à l'Université Concordia.
Sigh discute avec une femme inconnue au volant d'un pick up brun Dodge Ram 2001, immatriculé FX43795 (la "camionnette") sur lequel sont installés 2 gros haut-parleurs.
Sur les lieux de la manifestation, Sigh parle avec différents individus masqués.
Sigh est monté dans la boîte de la camionnette et s'est aussi adressé au micro aux manifestants.
La camionnette est placée au centre du Boul René-Lévesque.
Sigh est souvent vu près de ce véhicule.
Sigh est vu à l'ouest de la rue Drummond et de Maisonneuve marchant à l'inverse de la manifestation. Il regardait partout et avait des pamphlets dans les mains. Il était arrivé sur le site du Sheraton vers 16h30. Il discutait avec divers groupes. Il se promenait sans cesse.
Vers 18h30, Sigh a été vu à bord de la camionnette vers la rue Metcalfe et un motard du SPCUM l'a intercepté. Sigh parlait dans un megaphone et encourageait les manifestants à poursuivre leur marche."
RÉSERVE aux défendeurs le droit de faire toute autre représentation sur l'opposition à la divulgation de renseignements lors de la prochaine audience fixée au 19 avril 2002 à 9H30.
[6] Finalement, nous avons tenu une autre audience aujourd'hui où, après avoir lu les représentations écrites déposées par les procureurs de part et d'autre, j'ai d'abord invité les intimés à m'expliquer pourquoi je devais ordonner de plus amples divulgations que celles déjà faites dans l'ordonnance du 22 mars.
[7] Les intimés n'ont présenté aucune preuve à l'appui de leur position. Toutefois, ils prétendent qu'ayant un droit fondamental à un procès juste et équitable, ils avaient droit à tout ce que le juge Boilard avait demandé au Procureur général du Québec de produire, notamment les noms, les matricules et les rapports des différents agents de la S.Q., les "will say statements". Par contre, la preuve présentée par le Procureur général du Québec a révélé en effet que la divulgation des renseignements recherchés risquerait de compromettre la capacité de la S.Q., notamment la DERS (acronyme pour Direction des enquêtes et renseignements de sécurité), de jouer un rôle d'assistance et/ou de collaboration auprès du gouvernement du Canada dans le cadre de l'effort global visant à protéger la sécurité nationale. Plus particulièrement, la preuve ex parte a révélé l'ampleur de l'évaluation de la menace mise en place dans le cadre de la préparation du troisième Sommet des Amériques, le rôle que la DERS a joué dans le cadre de cette évaluation et la nature de l'opération de ce service lors de l'opération du 23 octobre 2000, lors de la rencontre à Montréal.
[8] La preuve démontre que des liens entre les corps policiers des agences de renseignements canadiens et étrangers (incluant la S.Q.) ont été établis, des informations ont été échangées et partagées et les banques de données ont été constituées et sont encore utilisées par ces différents intervenants. À cet égard, je fais ici miennes les paroles du juge MacKay dans l'affaire précédente Singh v. Canada (Attorney General), [2000] A.C.F., no. 1007 :
[...] le SCRS, la GRC et d'autres organismes exercent leurs fonctions liées à la sécurité nationale avec le secret nécessaire. Des liens entre d'autres corps de police, services de renseignements et agences de sécurité, notamment ceux qui se trouvent à l'étranger, sont établis et des renseignements sont échangés, pourvu qu'ils ne soient pas divulgués à des personnes autres que celles qui sont concernées par la sécurité nationale. Si ces renseignements devaient être divulgués, la confiance de l'auteur des renseignements risquerait d'être ébranlée, comme ce serait le cas de tous les liens confidentiels similaires. Il est indéniable qu'aujourd'hui, la sécurité nationale du Canada dépend en partie de liens semblables à ceux-ci ainsi que des renseignements qui sont échangés. À mon avis, l'intérêt public lié à la nécessité de préserver la confiance à l'égard des liens réciproques qui permettent d'obtenir des renseignements précieux en matière de sécurité est très important.
[9] L'intérêt public invoqué par les intimés est celui d'un procès juste et équitable. Je considère toutefois qu'il leur appartenait de faire une preuve et de faire la démonstration pourquoi il était nécessaire de connaître les noms, les matricules et de plus amples détails de ce qu'aurait à dire les agents de la S.Q. Les intimés avaient déjà les informations contenues dans l'ordonnance intérimaire qui comprennent tout ce que la documentation examinée avait à dire au sujet des deux intimés. Les intimés disent en réponse que parce que les agents de la S.Q. qui étaient présents lors de la manifestation sont des observateurs expérimentés dont on peut espérer qu'ils peuvent éclairer l'interlocuteur sur tout ce qui s'est passé ce jour-là, il se peut qu'en les interrogeant, surtout en les contre-interrogeant, ils peuvent obtenir des renseignements utiles à la défense. Mais dans mon opinion, il s'agit là d'une pure spéculation. D'une part, je n'ai rien devant moi qui indique en quoi la défense va consister et d'autre part, de quelle sorte de renseignements, à part les informations déjà révélées, les agents en question pouvaient être en possession et en quoi ces informations seraient pertinentes. L'exercice de pondération que commande l'article 38 de la Loi exige que chaque partie fasse valoir son point de vue et l'appuie, si nécessaire, d'une preuve appropriée. Il ne suffit pas pour les intimés de citer l'ordonnance du juge Boilard ; celui-ci n'était pas saisi de l'objection du Procureur général du Québec et n'a pas pris connaissance de la preuve qui a été présentée devant moi.
[10] J'en viens donc à la conclusion qu'à l'exception des renseignements déjà révélés et avec une modification que je mentionnerai tout à l'heure, je dois maintenir l'objection. J'y ajouterais toutefois une indication sur le nombre d'agents de la S.Q. habillés en civil qui étaient présents lors de la manifestation du 23 octobre 2000. Même si cette information comporte un léger risque de révéler l'envergure de l'opération, je considère que ce risque est minimal par rapport à l'importance que l'information pourrait avoir pour la défense lors du procès des intimés.
[11] Je vais ajouter à l'ordonnance un paragraphe D qui se lira comme suit :
d) Le nombre total des agents de la S.Q. habillés en civil qui étaient présents lors de la manifestation était de 24.
[12] J'ajouterais également une ordonnance en vertu du paragraphe 4 de l'article 38.06 permettant aux parties d'utiliser et de présenter en preuve les informations divulguées par la présente ordonnance.
Juge
Ottawa, Ontario
Le 24 avril 2002
COUR FEDERALE DU CANADA
SECTION DE PREMIERE INSTANCE
NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER: DES-6-01
INTITULE : SA MAJESTE LA REINE
ET LE PROCUREUR GENERAL DU QUEBEC -et
JAGGI SINGH
ET JONATHAN ASPIREAULT-MASSE
LIEU DE L'AUDIENCE : Montreal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : les 21 mars et 19 avri1 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE L'HONORABLE JUGE HUGESSEN EN DATE DU: 24 avri1 2002
COMPARUTIONS / AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Me Mario Normandin POUR LE CO-DEMANDEUR
Ministere de la Justice du Québec LE PROCUREUR GENERAL
Montreal (Quebec) DU QUEBEC
Me Robert Marchi et Me David Lucas POUR LE PROCUREUR Ministere de la Justice du Canada GENERAL DU CANADA Montreal (Québec)
Me William Sloan POUR LE DEFENDEUR 10, rue Ontario ouest JAGGI SINGH Montreal (Québec)
Me Kathleen Caron POUR LA CO-DEMANDERESSE Bureau des substituts du Procureur general SA MAJESTE LA REINE Montreal (Québec)
Me Pascal Lescarbeau et Me Denis Barrette POUR LE DEFENDEUR
10, rue Ontario ouest JONATHAN ASPIREAUL-MASSE Montreal (Québec)