Ottawa (Ontario), le 1er juin 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE STRAYER
ENTRE :
EMILIA LOSHKARIEV
ALFRED LOSHKAREV
SOFIA LOSHKAREV
BERENIKA LOSHKAREV
SILIGIZ LOSHKAREV
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
Introduction
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
Les faits
[2] Les demandeurs, des membres d’une même famille, sont des citoyens israéliens qui ont quitté l’ancienne Union soviétique pour s’établir en Israël en 1990. En 1999, le demandeur, mari et père de famille, Alexey Loshkariev, a commencé à exploiter une petite entreprise de construction qui effectuait des travaux de construction, de rénovation et d’entretien des rues et des routes. Il employait des Arabes palestiniens pour exécuter ces travaux, notamment des sous‑traitants qui eux‑mêmes embauchaient des travailleurs arabes. Les travaux étaient exécutés dans une colonie juive, Karney Shomron, et dans la ville de Netanya. Le demandeur dit que, à la suite d’actes terroristes commis par des Palestiniens à ces deux endroits en décembre 2003 et en février 2004 respectivement, ses travailleurs arabes palestiniens ont été attaqués par des [traduction] « extrémistes juifs orthodoxes ». Il a essayé de les protéger lors des deux incidents et il a lui aussi été battu. Il a alors commencé à recevoir des menaces par téléphone et des visites nocturnes d’[traduction] « extrémistes juifs orthodoxes ». Pour y échapper, il est venu au Canada avec sa mère, son fils Alfred et sa fille Sofia; toutes ces personnes ont demandé l’asile le 23 avril 2004. Sa fille Berenika est ensuite arrivée à Toronto et a demandé l’asile le 3 septembre 2004. Sa femme Emilia est arrivée à son tour à Toronto en octobre 2004 et a demandé l’asile le 15 novembre 2004. Le demandeur affirme qu’il a appelé la police les deux fois où lui et ses employés ont été attaqués et que celle‑ci s’est rendue sur les lieux des incidents, mais qu’elle n’a rien fait. Lorsque lui et sa femme ont reçu des appels de menaces, il en a parlé à la police, mais celle‑ci n’a encore pris aucune mesure. Après le départ du demandeur et de certains membres de sa famille pour le Canada, sa femme a continué de recevoir des appels de menaces d’[traduction] « extrémistes juifs orthodoxes » qui lui demandaient où son mari se trouvait; ces individus sont également venus frapper à sa porte le soir. Elle a signalé ces incidents à la police, laquelle n’a rien fait.
[3] Selon les demandeurs, la police israélienne n’a rien fait parce que les personnes visées par leur plainte étaient des colons ou des extrémistes juifs.
[4] Les membres de la famille ont donc demandé que la qualité de réfugié ou de personne à protéger leur soit reconnue parce qu’ils seraient susceptibles d’être persécutés par des extrémistes juifs pour avoir employé des Arabes palestiniens. Les filles Berenika et Sofia prétendent en outre qu’elles sont opposées au service militaire pour des raisons de conscience et qu’elles seront forcées de faire leur service militaire à leur retour en Israël, à défaut de quoi elles seront punies et peut‑être même emprisonnées.
[5] Le tribunal a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’Israël ne pourrait pas ou ne voudrait pas les protéger à leur retour. Il a évidemment pris note du fait qu’Israël est une démocratie dotée d’élections libres et d’un appareil judiciaire indépendant. Il a toutefois souligné en particulier que les demandeurs, des immigrants de l’ancienne Union soviétique, pouvaient compter sur au moins deux partis représentant les intérêts des immigrants de l’ancienne Union soviétique. Il a mentionné explicitement des organisations et des institutions qui défendent ou servent les intérêts de ces immigrants, notamment, par exemple, « des boucheries non cascher et des librairies de langue russe ». Rappelant qu’il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption de protection de l’État, le tribunal a statué qu’ils n’avaient pas présenté une « preuve claire et convaincante » de l’incapacité d’Israël de les protéger.
[6] En ce qui concerne les demandes des filles fondées sur leur prétendue objection au service militaire pour des raisons de conscience, le tribunal les a rejetées pour deux motifs. Premièrement, il n’était pas convaincu que leurs prétendues convictions étaient authentiques. Deuxièmement, il a conclu que l’infliction possible d’une peine raisonnable pour refus de servir dans les forces armées d’un pays pour des raisons de conscience ne devrait pas être considérée comme un traitement ou une peine cruel et inusité.
Les questions en litige
[7] Il me semble que l’affaire soulève deux questions : 1) la CISR a‑t‑elle commis une erreur de fait en concluant que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’Israël était incapable de les protéger et 2) a‑t‑elle commis une erreur de fait ou de droit en concluant que Sofia et Berenika Loshkarev n’étaient pas des objecteurs de conscience ou ne seraient pas l’objet d’un traitement ou d’une peine cruel et inusité à cause de leur refus de faire leur service militaire si elles retournaient en Israël?
Analyse
[8] En ce qui concerne la norme de contrôle applicable, je pense que la question de savoir si les demandeurs peuvent être considérés comme des réfugiés ou des personnes à protéger parce qu’Israël ne peut pas ou ne veut pas les protéger est essentiellement une question de fait. Je crois que la norme de contrôle qui devrait s’appliquer est celle prévue à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales. Il faut ainsi se demander si la CISR « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [elle] dispose ». C’est la norme établie par le législateur; elle équivaut habituellement à la norme de la « décision manifestement déraisonnable », la norme que les tribunaux judiciaires appliquent généralement lorsqu’aucune norme n’est prescrite par la loi.
[9] En ce qui concerne la question de savoir si Berenika et Sofia étaient véritablement des objecteurs de conscience, je crois que la conclusion tirée par la CISR en est une de fait à laquelle s’applique également la norme prévue à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales. Quant à la question de savoir si l’emprisonnement est une peine extrême ou inhumaine au point de constituer un traitement ou une peine inusité, je crois qu’il s’agit d’une question mixte de droit et de fait à laquelle je suis d’avis d’appliquer la norme de la décision raisonnable simpliciter. Je constate cependant que, dans Ates c. Canada, [2005] A.C.F. no 1661, la Cour d’appel fédérale semble, au paragraphe 1, avoir traité cette question comme s’il s’agissait d’une question de droit et elle a peut‑être considéré que la norme applicable était celle de la décision correcte. J’aborderai ce sujet plus loin de manière plus détaillée.
[10] En ce qui concerne les conclusions de fait selon lesquelles les demandeurs n’avaient pas démontré qu’Israël ne voulait pas ou ne pouvait pas les protéger contre les actions d’[traduction] « extrémistes juifs orthodoxes », j’ai conclu que ces conclusions ne tenaient pas compte d’éléments de preuve importants. La preuve décrite explicitement par le tribunal a trait essentiellement à l’existence d’un soutien politique et institutionnel pour les immigrants de l’ancienne Union soviétique et pour les femmes et les filles. Ce type de soutien et de protection, bien qu’il puisse être utile dans certains cas, n’a pas réellement de lien avec la forme de discrimination alléguée par les demandeurs : ces derniers ont été attaqués et menacés parce que le chef de famille emploie des travailleurs arabes palestiniens dans des colonies juives et, en conséquence, ils seraient susceptibles d’être persécutés comme les Arabes palestiniens.
[11] Par ailleurs, le tribunal disposait de nombreux éléments de preuve indiquant que les tensions sont de plus en plus fortes entre les Juifs laïcs et les Juifs ultra‑orthodoxes en Israël et que ces derniers agressent souvent des Arabes palestiniens et leurs sympathisants. Par exemple, Amnistie Internationale écrivait, dans le premier paragraphe d’un rapport portant sur l’année 2004 : « Les colons israéliens ont multiplié les attaques contre des Palestiniens et leurs biens, ainsi que contre des militants étrangers des droits humains » (dossier du demandeur, à la page 142). Le rapport indiquait également :
La plupart des membres des forces de sécurité et des soldats israéliens continuaient de bénéficier de l’impunité. Les enquêtes sur des cas de violations des droits humains débouchant sur une mise en accusation et une condamnation étaient rares. À la connaissance d’Amnesty International, aucune enquête n’a été effectuée dans l’immense majorité des milliers de cas d’homicides illégaux et autres violations graves des droits humains imputables aux soldats israéliens au cours des quatre années précédentes.
Les colons israéliens responsables d’attaques visant des Palestiniens, les biens de ces derniers ou des militants étrangers des droits humains bénéficiaient également de l’impunité. Loin de prendre des mesures pour mettre un terme à ces attaques et empêcher qu’elles ne se reproduisent, l’armée et les forces de sécurité ont constamment réagi en imposant de nouvelles restrictions à la population palestinienne locale. (Ibid., à la page 144).
Un communiqué de presse d’Amnistie Internationale du 24 octobre 2004 indiquait :
Dans les Territoires occupés des colons israéliens multiplient les attaques contre des Palestiniens tout en menant une campagne d’intimidation contre les militants des droits humains israéliens et internationaux. Leur but est d’éliminer la présence de témoins à leurs attaques, et donc de priver la population palestinienne locale de la seule forme de protection limitée dont ils peuvent bénéficier. (Ibid., à la page 146).
Les colons israéliens responsables d’attaques contre des Palestiniens ou contre leurs biens n’ont pas été traduits en justice dans la grande majorité des cas. Une telle impunité encourage les colons à perpétrer de nouvelles attaques et de nouvelles exactions. Dans les rares cas où des colons israéliens ont été poursuivis en justice, ils ont bénéficié d’un degré de clémence inhabituel. (Ibid., à la page 147)
Selon un article paru dans le Washington Post du 11 juillet 2004 :
[traduction]
En s’intéressant surtout à la lutte d’Israël contre le terrorisme palestinien, les analystes politiques et les médias étrangers ont accordé peu d’attention à la division interne qui couvait à l’intérieur du pays entre les mondes laïc et orthodoxe. Pourtant, ce conflit, qui s’annonçait depuis des décennies, peut déstabiliser profondément Israël en tant que nation. La solution qui y sera apportée déterminera ce que sera l’État d’Israël, créé pour être un refuge pour les Juifs, au cours des années à venir. (Ibid., à la page 151).
[12] Un tribunal pourrait soupeser ces propos et d’autres déclarations semblables en tenant compte de la présomption d’une telle protection et conclure tout de même que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de preuve qui leur incombait au sujet de l’absence de protection de l’État. Or, le tribunal n’a pas parlé de ces éléments de preuve dans ses motifs alors qu’ils étaient nettement pertinents au regard de la question précise sur laquelle il devait se prononcer – plus pertinents en fait que l’existence d’un soutien pour les immigrants de l’ancienne Union soviétique ou les femmes et les filles. Bien qu’il ne soit évidemment pas nécessaire de mentionner chaque élément de preuve qui est présenté au tribunal, le fait qu’une preuve qui a un lien direct avec la demande et qui est importante aux fins de la détermination de la validité de celle‑ci n’est pas mentionnée et analysée semble indiquer que le tribunal a tiré une conclusion sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait : voir Bains c. Canada (MEI) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.); Cepeda‑Gutierrez c. MCI, [1990] A.C.F. no 1425, au paragraphe 17; Toro c. MEI, [1981] 1 C.F. 652, au paragraphe 1 (C.A.F.).
[13] Par conséquent, j’annule la décision de la CISR sur la question de la protection de l’État et renvoie cette question pour qu’elle soit examinée de nouveau.
[14] En ce qui concerne les demandes présentées par Berenika et Sofia afin que la qualité de réfugié ou de personne à protéger leur soit reconnue à cause de leur prétendue objection de conscience au service militaire, je ne vois aucune raison d’annuler la décision de la CISR. Pour ce qui est de la conclusion de fait selon laquelle ces jeunes femmes n’ont pas démontré qu’elles étaient véritablement des objecteurs de conscience, je pense qu’il s’agissait d’une question de fait et que le tribunal disposait d’éléments de preuve lui permettant de tirer cette conclusion. À mes yeux, celle‑ci n’est pas manifestement déraisonnable. En ce qui concerne la possibilité qu’elles soient emprisonnées parce qu’elles refusent de faire leur service militaire pour des raisons de conscience, je crois que la conclusion du tribunal selon laquelle cette possibilité ne fait pas en sorte qu’elles puissent être considérées comme des personnes susceptibles de se voir infliger un traitement ou une peine cruel et inusité est raisonnable. Même s’il s’agissait d’une pure question de droit, je conclurais que la décision est correcte parce qu’elle est tout à fait conforme à l’arrêt Ates c. Canada (MCI), précité, rendu par la Cour d’appel fédérale.
La décision
[15] La décision de la CISR de ne pas reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugié ou de personne à protéger parce qu’ils n’ont pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État par Israël sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour faire l’objet d’un nouvel examen en conformité avec les présents motifs.
[16] La demande de contrôle judiciaire visant la décision de la CISR selon laquelle Sofia et Berenika Loshkarev n’ont pas la qualité de réfugié ou de personne à protéger en raison de leur prétendue objection de conscience au service militaire sera rejetée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1) La décision rendue par la CISR le 29 août 2005 selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger parce qu’ils n’ont pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État par Israël est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour faire l’objet d’un nouvel examen en conformité avec les présents motifs.
2) La demande de contrôle judiciaire visant la décision de la CISR concernant les demandes présentées par Sofia et Berenika Loshkarev afin que la qualité de réfugié ou de personne à protéger leur soit reconnue à cause de leur objection de conscience au service militaire est rejetée.
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑5542‑05
INTITULÉ : ALEXEY LOSHKARIEV, EMILIA LOSHKARIEV, ALFRED LOSHKAREV, SOFIA LOSHKAREV, BERENIKA LOSHKAREV, SILIGIZ LOSHKAREV
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 27 AVRIL 2006
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER
DATE DES MOTIFS : LE 1ER JUIN 2006
COMPARUTIONS :
Krassina Kostadinov POUR LES DEMANDEURS
Toronto (Ontario)
Sally Thomas POUR LE DÉFENDEUR
Toronto (Ontario)
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates POUR LES DEMANDEURS
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous‑procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)