Date : 20191121
Dossier : IMM-424-19
Référence : 2019 CF 1483
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 21 novembre 2019
En présence de monsieur le juge Lafrenière
ENTRE :
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BADRI MOHAMED GOD,
BOUHO AHMED HOUSSEIN,
MOHAMED-AMIN BADRI MAHAMOUD, ABDOURAHMAN BADRI MAHAMOUD,
ISRA BADRI MAHAMOUD
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision, rendue le 2 janvier 2019, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] à savoir que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2]
Le 13 novembre 2019, j’ai énoncé de vive voix les motifs pour lesquels j’ai accueilli la présente demande de contrôle judiciaire. Après y avoir apporté des changements mineurs qui n’ont aucune incidence sur l’essentiel du jugement que j’ai rendu de vive voix, et y avoir ajouté certains renseignements contextuels, voici mes motifs écrits.
I.
Contexte
[3]
Les demandeurs, Badri Mohamed God [M. God], Bouho Ahmed Houssein [Mme Houssein] et leurs enfants, Mohamed-Amin Badri Mahamoud, Abdourahman Badri Mahamoud et Isra Badri Mahamoud, sont citoyens de Djibouti.
[4]
Les cinq demandeurs sont arrivés au Canada en février 2017. Ils ont présenté des demandes d’asile au Canada, fondées sur des allégations distinctes avancées par M. God et Mme Houssein.
[5]
Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], M. God allègue qu’en janvier 2013, il est devenu membre du Mouvement pour le renouveau démocratique [le MRD], qui fait partie de l’Union pour le salut national [l’USN], une coalition de l’opposition. Monsieur God a appuyé l’USN lors des élections djiboutiennes de février 2013. Après les élections, des membres du MRD ont entrepris une campagne de désobéissance civile. Monsieur God soutient que son rôle consistait à mobiliser les membres de la communauté afin qu’ils expriment leur désir d’obtenir la tenue d’élections transparentes.
[6]
Monsieur God affirme avoir vu les autorités faire usage d’une force létale contre des civils lors d’un festival qu’il avait organisé et auquel il a assisté en décembre 2015. Après le festival, M. God a été arrêté et emprisonné durant un mois. Selon sa description, la prison était bondée, il y faisait chaud et la nourriture y était limitée. Il allègue avoir été torturé quotidiennement au moyen de décharges électriques et d’eau froide. Monsieur God soutient également avoir subi un préjudice psychologique. Après sa sortie de prison, il a été assigné à résidence, et la police avait l’habitude de se présenter au domicile des demandeurs tard le soir pour procéder à des vérifications. Monsieur God craint de retourner à Djibouti parce que le gouvernement qui l’a persécuté est toujours au pouvoir.
[7]
Dans un formulaire FDA distinct, Mme Houssein reprend bon nombre des allégations formulées par son mari. Elle affirme que son cousin a été blessé lors du festival qui s’est tenu en décembre 2015. Elle ajoute que lorsque M. God a été arrêté, elle en était à son deuxième mois de grossesse et avait constamment besoin d’aide. Madame Houssein craint que sa vie ne soit menacée si elle doit retourner à Djibouti, parce que les autorités savent que son mari s’est échappé. Elle craint également pour la sécurité de ses enfants.
II.
Décision de la SPR
[8]
La SPR a jugé que le [traduction] « demandeur d’asile »
n’était pas un témoin crédible en raison des incohérences observées entre son formulaire FDA et le témoignage qu’il a livré lors de l’audience. La SPR s’est penchée essentiellement sur la lettre d’un médecin présentée par M. God. Cette lettre indiquait que M. God avait été détenu durant deux semaines alors que, dans son témoignage, M. God a déclaré avoir été détenu durant quatre semaines. La SPR a souligné que M. God n’était pas en mesure d’expliquer pourquoi la lettre du médecin ne faisait aucune mention de la torture qu’il avait subie ni pourquoi cette lettre portait sur la durée de sa détention plutôt que sur les conditions de son séjour en prison. La SPR a conclu que M. God avait improvisé durant son témoignage lors de l’audience et que ses explications concernant les incohérences relevées n’étaient pas crédibles.
[9]
La SPR a accordé peu de poids aux éléments de preuve présentés par M. God. Elle a souligné que le diagnostic du médecin ne semblait pas traduire l’état d’une personne qui aurait été torturée et sous-alimentée durant un mois. En outre, la SPR a mis en doute l’authenticité des documents présentés par M. God. Elle a fait remarquer qu’un des documents contenait des dates écrites à la main, lesquelles dates avaient été caviardées puis inscrites de nouveau. Elle a ajouté qu’un autre document, rédigé en français, renvoyait à une personne portant le titre « Mr. »
plutôt que « M. »
et semblait être une copie dont le bas de la deuxième page aurait été coupé.
[10]
La SPR a conclu que [traduction] « le demandeur d’asile n’est pas un témoin crédible et que, de ce fait, les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi […] »
pour appuyer leurs demandes d’asile.
[11]
La SPR n’aborde pas la demande d’asile de Mme Houssein séparément et ne dit rien au sujet de la crédibilité de cette dernière.
III.
Décision de la SAR
[12]
La question déterminante dans l’appel devant la SAR était de savoir si la SPR avait commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité. Concluant que la SPR n’avait pas commis d’erreur, la SAR a déclaré ce qui suit au paragraphe 32 de sa décision :
[32] Dans sa décision, la SPR fait état de plusieurs préoccupations importantes quant à la crédibilité des témoignages de vive voix et des documents présentés à l’appui de la demande d’asile. Les préoccupations de la SPR ont été soumises à l’appelant principal et à l’appelante associée. Les réponses des témoins n’ont pas été jugées satisfaisantes et la SPR en fait clairement état. Je suis d’accord avec les conclusions [de la] SPR.
[13]
Le problème que pose cette conclusion est qu’en évaluant la crédibilité de M. God, ni la SPR ni la SAR n’ont tenu compte du fait que les deux demandes d’asile étaient indépendantes. La SAR et la SPR n’ont pas examiné séparément les éléments de preuve présentés par Mme Houssein, présumés crédibles en l’absence d’une conclusion expresse quant au contraire.
[14]
Le défendeur soutient qu’il n’a pas été fait abstraction de la demande d’asile et du témoignage de Mme Houssein, et il souligne que les allégations contenues dans le formulaire FDA de cette dernière sont pratiquement identiques à celles faites par son mari. Le défendeur affirme que Mme Houssein n’a pas fait de récit indépendant qui aurait nécessité une analyse distincte.
[15]
Le défendeur fait valoir que, puisque le récit de M. God n’avait pas été jugé crédible, il était loisible à la SAR de conclure qu’aucun des demandeurs n’avait la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. À cet égard, le défendeur renvoie la Cour à la décision rendue par le juge Roger Hughes dans l’affaire Botello c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1245 [Botello]. Dans cette affaire, comme la demande d’asile du demandeur principal avait été jugée non crédible, les demandes d’asile de tous les demandeurs (y compris les demandeurs mineurs) avaient été rejetées. La Cour a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une erreur puisque les demandeurs mineurs n’avaient pas présenté de demandes d’asile distinctes.
[16]
En l’espèce, les circonstances sont fort différentes de celles de l’affaire Botello. Dans le cas présent, Mme Houssein a présenté une demande d’asile distincte. Bien que le récit de Mme Houssein soit en de nombreux points semblable à celui de son mari, il n’est pas identique. Plusieurs des événements qu’elle a relatés sont des événements qu’elle a elle-même vécus.
[17]
Comme l’ont fait valoir les demandeurs, si M. God avait présenté une demande d’asile pour lui seul, il aurait été aisé de comprendre pourquoi il avait été débouté par la SPR et la SAR après avoir été jugé non crédible. Cependant, il est difficile de savoir si cette conclusion défavorable quant à la crédibilité aurait tout de même été tirée si le témoignage de Mme Houssein avait été jugé crédible.
[18]
Après avoir examiné attentivement les décisions de la SPR et de la SAR, je conclus qu’aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Houssein n’est formulée en termes clairs et explicites. La décision est donc irrémédiablement viciée à cet égard et doit être annulée.
A.
La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux documents?
[19]
La SAR a refusé d’admettre en preuve six nouveaux documents au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR. Les demandeurs soutiennent que, puisque tous les documents qu’ils ont cherché à présenter avec leur dossier d’appel sont pertinents et importants, et qu’ils ont une valeur probante, ils auraient dû être admis par la SAR. Cet argument n’a aucun fondement.
[20]
Les questions portant sur l’admission de nouveaux éléments de preuve par la SAR au titre du paragraphe 110(4) sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 29). Il est à présent bien établi qu’un mémoire de l’appelant présenté dans le cadre d’un appel devant la SAR doit inclure des observations complètes et détaillées expliquant en quoi les éléments de preuve documentaire que l’appelant souhaite soumettre sont non seulement conformes aux exigences du paragraphe 110(4), mais également liés à l’appelant.
[21]
En l’espèce, la seule explication fournie par les demandeurs à la SAR quant au fait qu’ils n’avaient pas pu fournir les documents plus tôt est que [traduction] « l’appelant n’avait pas accès aux nouveaux éléments de preuve lorsque sa demande d’asile a été rejetée »
. La SAR a conclu que cette simple affirmation ne constituait pas une explication adéquate. Il s’agissait là d’une réponse complète et raisonnable à la demande des demandeurs, étant donné qu’ils n’avaient présenté aucun argument de fond.
[22]
La SAR a quand même examiné les documents, et a constaté que deux d’entre eux avaient été présentés à la SPR et faisaient déjà partie du dossier. En ce qui concerne les autres documents, la SAR a conclu qu’il ne s’agissait pas de nouveaux éléments de preuve, dans la mesure où ils auraient pu être présentés avant le rejet de la demande d’asile. Dans ces circonstances, je ne puis conclure que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre en preuve les documents en question.
IV.
Conclusion
[23]
Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. L’affaire doit être renvoyée à la SAR uniquement pour que soient réévaluées les demandes d’asile des demandeurs sur la foi du dossier tel qu’il est actuellement constitué.
[24]
Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-424-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés afin qu’elle procède à un nouvel examen en laissant de côté la question de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve.
« Roger R. Lafrenière »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 27e jour de novembre 2019.
Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-424-19
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INTITULÉ :
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BADRI MOHAMED GOD, BOUHO AHMED HOUSSEIN, MOHAMED-AMIN BADRI MAHAMOUD, ABDOURAHMAN BADRI MAHAMOUD, ISRA BADRI MAHAMOUD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Winnipeg (Manitoba)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 13 NOVEMBRE 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE LAFRENIÈRE
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 21 NOVEMBRE 2019
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COMPARUTIONS :
David Matas
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POUR LES DEMANDEURS
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Alexander Menticoglou
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
David Matas
Avocat
Winnipeg (Manitoba)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Winnipeg (Manitoba)
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POUR LE DÉFENDEUR
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