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Date : 20191119


Dossier : IMM-1447-19

Référence : 2019 CF 1459

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 19 novembre 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ABDULKEDIR AHMED JAMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande porte sur le contrôle judiciaire d’une décision défavorable, datée du 14 février 2019, rendue par un agent principal (l’agent) à l’égard d’un examen des risques avant renvoi (ERAR). L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à une menace à sa vie, ni au risque d’être persécuté, d’être soumis à la torture ou de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Somalie, son pays de nationalité. Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

[2]  Le demandeur est un citoyen de la Somalie âgé de 37 ans. Il a fui la guerre civile en Somalie en 1991 avec sa famille. Pendant la fuite, sa mère et sa sœur sont tombées à la mer à partir du bateau qui transportait la famille jusqu’au Kenya. Elles n’ont plus jamais donné signe de vie, et sont présumées décédées. Le demandeur et son père ont été reconnus comme réfugiés par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et se sont réinstallés aux États‑Unis en 1996. Le demandeur prétend qu’il n’a eu aucun contact avec qui que ce soit en Somalie depuis son départ de là-bas à l’âge de huit ans.

[3]  En février 2014, le demandeur a perdu son statut de résident permanent aux États‑Unis à la suite de plusieurs condamnations au criminel. En septembre 2017, il a traversé la frontière pour entrer au Canada et a présenté une demande d’asile. Toutefois, en raison d’une condamnation en 2005 pour trafic de drogues désignées aux États‑Unis, il a été jugé interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. Une mesure d’expulsion a été prononcée contre lui en janvier 2018.

[4]  Le demandeur a ensuite présenté une demande d’ERAR où il soulevait plusieurs inquiétudes quant au fait de devoir retourner en Somalie, notamment en ce qui concerne son absence de liens familiaux dans le pays; son appartenance à un petit sous‑clan de Darod qui, selon ce qu’on lui avait dit, était méprisé en Somalie; la crise humanitaire en cours là-bas; les menaces proférées par Al-Chabaab contre les membres de la diaspora revenus au pays; et le risque que le gouvernement national somalien le rejette.

I.  La décision faisant l’objet du contrôle

[5]  L’agent a refusé la demande d’ERAR du demandeur parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant pourquoi il ne pouvait vivre dans son Mogadiscio natal et obtenir du soutien du clan Darod. En premier lieu, en ce qui concerne la question des liens familiaux, l’agent a reconnu que le demandeur n’avait pas de famille immédiate en Somalie, mais il a cité des éléments de la preuve au dossier selon lesquels les Somaliens, dans la mesure où ils en avaient la capacité, venaient en aide à des parents — même très éloignés — provenant d’une autre région, pourvu qu’ils aient un lien clanique avec eux. L’agent a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour confirmer l’absence de relations du demandeur en Somalie, et a relevé que la lettre d’appui de son père ne faisait d’aucune manière mention d’une famille ou d’un clan dans ce pays.

[6]  En deuxième lieu, en ce qui concerne le clan du demandeur, l’agent a conclu que ce dernier n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa crainte voulant que le clan Darod fasse l’objet de mépris en Somalie. L’agent a fait remarquer que le clan Darod était l’un des clans majoritaires en Somalie, et a cité des éléments de preuve selon lesquels une personne appartenant à l’un des clans majoritaires ou à leurs sous‑clans associés était peu susceptible de démontrer qu’elle craignait avec raison d’être persécutée.

[7]  En ce qui concerne les conditions dans le pays et la menace d’actes de terrorisme de la part d’Al‑Chabaab, l’agent a conclu que le simple fait que le demandeur revienne d’un pays occidental ne signifiait pas nécessairement qu’il serait ciblé par le groupe. L’agent a reconnu l’existence d’un risque général de violence à Mogadiscio, mais il a souligné que les cibles habituelles d’Al-Chabaab étaient les politiciens, les travailleurs humanitaires, les chefs de clan et les membres des Nations Unies ou d’organisations non gouvernementales, et non les civils tels que le demandeur.

[8]  L’agent a en ensuite concédé que la Somalie était en proie à une grave crise humanitaire, mais a toutefois conclu que l’objet de l’ERAR était de protéger les demandeurs contre les risques auxquels ils étaient personnellement exposés, plutôt que contre les risques généralisés auxquels la population en général était confrontée. L’agent a qualifié la crise humanitaire de risque généralisé plutôt que de risque propre au demandeur.

[9]  Enfin, l’agent s’est penché sur l’inquiétude du demandeur quant au fait que le gouvernement somalien s’opposerait à son rapatriement; il a toutefois conclu que ce dernier n’avait pas démontré en quoi il serait exposé à un risque en Somalie s’il était rejeté par le gouvernement.

II.  Analyse

[10]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur à plusieurs égards en rejetant sa demande d’ERAR, à savoir : A) en tirant des conclusions déguisées sur la crédibilité; B) en interprétant de façon erronée des éléments de preuve, voire en les ignorant; C) en réalisant une analyse erronée de la protection offerte par l’État; et D) en omettant de consulter d’autres documents. La norme de contrôle applicable aux décisions d’ERAR et à ces questions particulières est celle de la décision raisonnable (décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 702, au paragraphe 13).

A.  Les conclusions déguisées sur la crédibilité

[11]  L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer l’absence de membres de la famille étendue ou de liens claniques en Somalie. Le demandeur soutient que les conclusions de l’agent, selon lesquelles il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve concernant le soutien de son clan ou de sa famille élargie, étaient des conclusions déguisées sur la crédibilité.

[12]  J’estime qu’en l’espèce, l’agent a raisonnablement qualifié ses réserves à l’égard de la preuve comme étant liées au caractère suffisant de celle-ci, et non comme étant une question de crédibilité. Il revenait au demandeur de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait besoin de protection. Par conséquent, il était loisible à l’agent de s’attendre à ce que des aspects cruciaux de la demande soient étayés par des éléments de preuve autres que les seules allégations du demandeur  — du moins, dans la mesure où ces éléments de preuve existaient ou étaient raisonnablement accessibles (décision Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913, aux paragraphes 6 à 9).

[13]  En l’espèce, le demandeur n’a pas fait de déclaration sous serment pour attester la situation en Somalie en ce qui le concerne. Son père a bien produit une lettre notariée, mais l’agent en a raisonnablement souligné les insuffisances, en ce sens qu’il n’y était jamais fait mention de la famille élargie ni de la situation du clan en Somalie. Cette observation est fondée en droit, car les déclarations sous serment ne sauraient jouir d’une présomption de véracité qui suffise à prouver les faits qui y sont décrits (Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305, au paragraphe 17 [Zdraviak]). De même, l’omission de fournir des détails ou des documents corroborant les faits peut être un motif suffisant pour conclure à l’insuffisance de la preuve (Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474, au paragraphe 20).

[14]  Seul le conseil du demandeur a affirmé, dans ses observations concernant l’ERAR, que le demandeur ne comptait aucun parent connu en Somalie, qu’il n’avait eu aucun contact avec qui que ce soit là-bas depuis son départ en 1991, et qu’il ne pouvait compter sur aucun clan pour l’aider à subvenir à ses besoins fondamentaux ou à trouver un emploi. Hormis le père du demandeur, qui a fait une déclaration, aucune autre preuve ni déclaration corroborante n’a été fournie par des membres de la famille à l’étranger. Par ailleurs, l’agent a renvoyé aux éléments de preuve sur la situation dans le pays selon lesquels les Somaliens venaient en aide à des parents, même très éloignés, à condition qu’ils aient un lien clanique avec eux et la capacité de le faire (ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni; note de politique et d’information sur le pays : « Somalia: Majority clans and minority groups in south and central Somalia » (janvier 2019)).

[15]  Dans le même ordre d’idées, le conseil du demandeur a déclaré, dans la demande d’ERAR, que le demandeur [traduction] « a appris que le clan Darod [était] un clan très méprisé en Somalie, mais le fait est qu’il connaît très peu de choses au sujet des clans ». Ni le demandeur ni aucun membre de la famille n’a présenté d’élément de preuve à l’appui de cet argument. Encore une fois, le même rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni fait état du contraire, à savoir qu’une personne membre d’une famille appartenant à l’un des clans majoritaires (comme le clan Darod) est peu susceptible de démontrer qu’il a raison de craindre d’être persécuté pour le seul motif de son appartenance à un clan.

[16]  Dernièrement, dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, le juge Grammond a expliqué que, lorsqu’il s’agit de décider si une conclusion d’insuffisance de la preuve constitue une conclusion déguisée sur la crédibilité, il est utile de se demander quels autres éléments de preuve auraient raisonnablement pu être produits (au paragraphe 58). En l’espèce, étant donné l’absence totale de détails et d’éléments de preuve corroborants, je ne puis convenir que les conclusions de l’agent au sujet du caractère insuffisant des renseignements étaient des conclusions déguisées sur la crédibilité, ni que la tenue d’une audience était nécessaire.

B.  Le fait d’interpréter de façon erronée, voire d’ignorer des éléments de preuve cruciaux

[17]  L’agent d’ERAR est présumé avoir apprécié toute la preuve dont il était saisi (Thornton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 792, au paragraphe 32) et, bien qu’il ne soit nullement tenu de faire des observations sur chacun des éléments de preuve, il doit examiner les éléments de preuve contradictoires importants (Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1290, au paragraphe 5 [Ocampo]). Je ne puis souscrire à l’affirmation du demandeur selon laquelle l’agent a interprété de façon erronée ou a ignoré des éléments de preuve cruciaux sans faire d’observations à cet égard.

[18]  Plus précisément, le demandeur soutient que l’agent aurait dû tenir compte du sursis administratif aux renvois (SAR) actuellement en vigueur pour Mogadiscio. Toutefois, le SAR indique expressément qu’une personne interdite de territoire pour criminalité « peut être renvoyée malgré un sursis administratif aux renvois ». Par conséquent, le SAR ne compromet pas l’analyse de l’agent. De plus, même si ses motifs ne font pas expressément référence au SAR, l’agent a émis des remarques au sujet de la crise humanitaire en Somalie.

[19]  Ensuite, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte d’un document de recherche de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui fait référence à un rapport de 2014 du service danois de l’immigration citant un commandant d’Al‑Chabaab qui prévient que [traduction« ceux qui reviennent au pays “seront tués et combattus de la même manière” qu’Al-Chabaab se bat contre le gouvernement somalien. » Toutefois, l’agent a traité des éléments de preuve concernant Al-Chabaab ainsi que de la menace que l’organisation représentait pour le demandeur selon son profil, en s’appuyant à cet effet sur des documents plus récents.

[20]  Enfin, le demandeur fait valoir que l’agent a ignoré la position sur les retours au pays énoncée dans un document du HCR datant de mai 2016. On y compare les personnes retournant au pays sans avoir de réseau de soutien significatif aux personnes déplacées à l’intérieur du territoire, et on y qualifie de volatile la situation générale en matière de sécurité à Mogadiscio. Toutefois, l’agent a explicitement indiqué avoir examiné ce document et, comme il a été mentionné précédemment, il s’est aussi penché sur l’éventuel réseau de soutien du demandeur.

C.  L’analyse de la question de la protection de l’État

[21]  Le demandeur soutient que l’agent a conclu qu’il serait en sécurité à Mogadiscio, en se fondant à tort sur l’idée que le demandeur serait protégé par le système de clans plutôt que par l’État. Toutefois, l’agent n’a jamais tiré de conclusion quant à la protection offerte par l’État; il s’est plutôt prononcé sur la question de savoir si le demandeur avait établi le bien-fondé de sa demande au regard des articles 96 ou 97 de la Loi. Comme l’agent a conclu que les exigences minimales à cet égard n’avaient pas été respectées, il était inutile de mener une analyse relative à la protection de l’État (décision Gaspar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 320, au paragraphe 29).

D.  L’omission de consulter d’autres documents

[22]  Enfin, le demandeur soutient que l’agent aurait dû consulter d’autres documents clés du cartable national de documentation sur la Somalie, c’est‑à‑dire des documents qui ne faisaient pas partie de ses observations présentées dans le cadre de l’ERAR.

[23]  En règle générale, les nouveaux éléments de preuve ne sont pas admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire, sauf exception dans des circonstances très limitées (Storozhuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 74, au paragraphe 13). Ce principe va de pair avec le fardeau qui incombe au demandeur d’ERAR d’établir le bien-fondé de sa demande et d’avancer ses « meilleurs arguments » (décision Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422, au paragraphe 47). En l’espèce, les circonstances ne militent pas en faveur d’une exception à la règle générale.

[24]  En outre, je souligne que la Cour a récemment confirmé au moins quatre décisions d’ERAR défavorables rendues à l’endroit de citoyens somaliens ayant perdu leur statut de réfugié aux États‑Unis pour grande criminalité, qui étaient perçus comme étant occidentalisés et étaient venus au Canada pour demander protection (Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 522; Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1162; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 80; et Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 139). Dans ces affaires, la Cour a également conclu que les décisions sous‑jacentes étaient raisonnables, alors que des arguments identiques ou similaires avaient été présentés au sujet des conditions dans le pays, des menaces pesant sur les personnes perçues comme occidentalisées, de l’absence de membres de la famille et de la durée de la période passée hors de la Somalie.

[25]  Maître Anani, l’avocate du demandeur pour le présent contrôle judiciaire, a fait tout son possible pour défendre son client, même si elle ne l’a pas représenté dans le cadre de l’instance inférieure. Après avoir remué ciel et terre, il s’est avéré qu’elle ne pouvait pas faire grand‑chose, compte tenu du caractère raisonnable de la décision, de la réserve dont la Cour doit faire preuve envers l’agent et de la preuve ténue présentée dans le cadre de l’ERAR.

III.  Conclusion

[26]  Compte tenu du manque de détails et d’éléments de preuve corroborants, provenant notamment du demandeur lui‑même, il était loisible à l’agent de conclure en l’espèce que le demandeur n’avait pas établi le bien-fondé de sa demande d’asile selon la prépondérance des probabilités. Dans la mesure où la décision transparente et intelligible de l’agent appartient aux issues possibles acceptables, je ne puis intervenir en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1447-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question à certifier n’a été soulevée, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de novembre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1447-19

 

INTITULÉ :

ABDULKEDIR AHMED JAMA C LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 OctobRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 19 NovembRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Lina Anani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

For The Applicant

 

Nur Muhammed‑Ally

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

For The Respondent

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lina Anani

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

For The Applicant

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

For The Respondent

 

 

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