Date : 20191104
Dossier : IMM-5507-18
Référence : 2019 CF 1380
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2019
En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly
ENTRE :
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MIGUEL MAHLON NUGENT
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
En 1986, M. Miguel Mahlon Nugent est arrivé au Canada, en provenance de la Jamaïque, à titre de résident permanent. Plus de 30 ans plus tard, après avoir été l’objet de déclarations de culpabilité pour possession et trafic de drogue, M. Nugent a été déclaré interdit de territoire au Canada.
[2]
La Section d’appel de l’immigration (SAI) a sursis temporairement à la mesure de renvoi de M. Nugent du Canada. Toutefois, elle a fini par annuler le sursis accordé à M. Nugent après qu’il eut omis de répondre aux efforts de la SAI de communiquer avec lui. M. Nugent a ensuite demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR), faisant valoir qu’en tant qu’homme bisexuel, il serait exposé à un risque de préjudice grave s’il retournait en Jamaïque.
[3]
L’agent qui a examiné la demande d’ERAR de M. Nugent l’a rejetée, parce que, selon lui, M. Nugent n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve à l’appui. Plus particulièrement, l’agent a conclu que M. Nugent avait omis de présenter des éléments de preuve provenant d’anciens partenaires de même sexe ou d’organisations LGBTQ. L’agent a accordé peu de poids aux lettres des amis et des parents de M. Nugent, parce que leurs auteurs avaient un intérêt direct par rapport à l’issue de la demande de M. Nugent. L’agent a également tenu compte des évaluations psychologiques de M. Nugent, mais il a jugé qu’elles n’avaient pas démontré que M. Nugent n’était pas en mesure d’obtenir les services médicaux appropriés en Jamaïque. L’agent n’a pas accordé une audience à M. Nugent, bien que ce dernier en ait demandé une.
[4]
M. Nugent fait valoir que l’agent l’a traité injustement en ne convoquant pas une audience et en rendant une décision déraisonnable. Il me demande d’annuler la décision et d’ordonner qu’un autre agent procède à un nouvel examen de sa demande d’ERAR.
[5]
Je suis d’accord avec M. Nugent. L’agent a commis une erreur en ne lui accordant pas d’une audience. De plus, je juge que la conclusion de l’agent selon laquelle M. Nugent n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa demande était déraisonnable. L’agent a écarté de façon déraisonnable la preuve à l’appui que M. Nugent avait fournie. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.
[6]
Les questions en litige sont les suivantes :
L’agent d’ERAR aurait-il dû convoquer une audience?
La conclusion de l’agent était-elle déraisonnable?
II.
La première question en litige : l’agent d’ERAR aurait-il dû convoquer une audience?
[7]
Le ministre fait valoir que l’agent n’était pas tenu de convoquer une audience, parce qu’il n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Nugent. Selon le ministre, l’agent a plutôt simplement conclu que la preuve à l’appui était insuffisante.
[8]
Je ne suis pas de cet avis.
[9]
M. Nugent a expressément demandé que l’agent convoque une audience si sa crédibilité était remise en question. Le défaut de l’agent de répondre à cette demande pourrait, à lui seul, justifier l’accueil de la demande de contrôle judiciaire (Plata Vasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 279 [Plata], au par. 12).
[10]
En outre, l’agent a effectivement tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Nugent en concluant — sans explication — qu’il n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer sa demande. M. Nugent avait fourni une déclaration sous serment détaillée concernant sa sexualité. Il a également fourni des éléments de preuve provenant de professionnels de la santé qui ont fait remarquer qu’il avait subi un traumatisme en raison de la violence physique et psychologique que lui avait fait subir son père ainsi que de la discrimination, de la stigmatisation sociale et du rejet vécus ailleurs, tous liés à sa sexualité. Selon la preuve d’origine médicale, la crainte de M. Nugent quant à un retour en Jamaïque en tant que bisexuel pourrait présenter un risque qu’il vive un accroissement des symptômes psychiatriques de son traumatisme. Enfin, M. Nugent a présenté des lettres rédigées par des amis et un membre de la famille, qui ont fourni des renseignements corroborants. Compte tenu particulièrement de la déclaration sous serment de M. Nugent, la conclusion de l’agent au sujet de l’insuffisance de la preuve équivalait à une conclusion déguisée de crédibilité (voir Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 73 [Chekroun], aux par. 66 à 71; Plata, au par. 11).
[11]
Compte tenu de la question importante soulevée concernant la crédibilité de M. Nugent sur un point fondamental ayant une incidence sur l’issue de sa demande, à savoir sa bisexualité et les risques connexes de préjudice lors de son retour en Jamaïque, l’agent était tenu de tenir une audience (voir l’al. 113b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27; l’art. 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227; les deux sont reproduits plus loin, en annexe). Son défaut de le faire constitue un manquement à l’équité procédurale (Chekroun, au par. 72).
III.
La seconde question en litige : la conclusion de l’agent était-elle déraisonnable?
[12]
Le ministre soutient que l’agent a dûment tenu compte de la preuve présentée par M. Nugent et qu’il a raisonnablement conclu qu’elle était insuffisante pour appuyer sa demande.
[13]
Je ne suis pas de cet avis.
[14]
L’agent a écarté la valeur de l’affidavit de M. Nugent, parce qu’il ne comportait pas de preuve corroborante provenant d’anciens partenaires de même sexe ou d’une organisation LGBTQ. M. Nugent a expliqué qu’il n’était plus en contact avec ces partenaires et qu’il ne s’était pas impliqué dans quelque organisation depuis 20 ans.
[15]
Il était déraisonnable de la part de l’agent d’accorder moins de poids à la preuve de M. Nugent en se fondant sur le fait que celui-ci n’était pas en mesure de fournir la preuve corroborante demandée par l’agent. Il arrive souvent que les demandeurs qui prétendent être persécutés en raison de leur orientation sexuelle ne disposent pas d’une preuve corroborante (voir les Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre [directives sur l’OSIGEG], aux paragraphes 3.2 et 7.2; Ogunrinde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760, au par. 42). Même lorsqu’ils disposent d’une preuve corroborante, celle‑ci est souvent d’une utilité limitée (voir, p. ex., Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422, au par. 48; directives sur l’OSIGEG, au sous‑par. 7.2.3).
[16]
L’agent a également accordé peu de poids aux lettres fournies par les amis et le membre de la famille de M. Nugent, parce que les auteurs avaient un intérêt direct par rapport à l’issue de la demande, et parce que leurs déclarations n’étaient pas sous serment ni corroborées. Il ne s’agissait pas de motifs valables pour écarter ces éléments de preuve. Les demandeurs présentent souvent des éléments de preuve provenant de personnes qui ont un intérêt par rapport à l’issue. Il ne s’agit pas d’un motif suffisant pour écarter la preuve que ces personnes fournissent (Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, au par. 56; Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, au par. 6).
[17]
En outre, l’agent a écarté de façon déraisonnable le contenu des lettres, parce qu’elles n’étaient pas sous serment. Les coordonnées des auteurs ont été fournies à l’agent, qui aurait pu leur poser des questions si la fiabilité des éléments de preuve posait problème (Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905, au par. 52).
[18]
Enfin, l’agent a rejeté de façon déraisonnable la preuve émanant des professionnels de la santé mentale. L’agent a conclu que cette preuve ne démontrait pas que M. Nugent serait incapable d’obtenir des services de santé mentale en Jamaïque. Toutefois, M. Nugent n’avait pas soumis les rapports pour établir son incapacité d’accéder aux services de santé mentale. Ceux-ci avaient plutôt pour but d’illustrer le fait que ses problèmes de santé mentale étaient compatibles avec le traumatisme subi par une personne bisexuelle exposée à des mauvais traitements et à la stigmatisation dès son enfance. L’agent n’a pas tenu compte de cet aspect des rapports lorsqu’il a conclu de façon déraisonnable que M. Nugent n’était pas bisexuel.
[19]
Par conséquent, je conclus que l’appréciation par l’agent de la preuve à l’appui de la demande de M. Nugent était inadéquate et qu’elle a donné lieu à une conclusion déraisonnable.
IV.
Conclusion et dispositif
[20]
L’agent d’ERAR aurait dû accorder une audience à M. Nugent. De plus, l’analyse relative à la preuve qu’a effectuée l’agent a mené à une conclusion déraisonnable au sujet du risque auquel M. Nugent pourrait être exposé s’il retournait en Jamaïque. Je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.
[21]
Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est énoncée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑5507‑18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un autre agent procède à un nouvel examen. Aucune question de portée générale n’est énoncée.
« James W. O’Reilly »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 25e jour de novembre 2019
C. Laroche, traducteur
ANNEXE
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑5507‑18
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INTITULÉ :
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MIGUEL MAHLON NUGENT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 13 MaI 2019
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE O’REILLY
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
|
LE 4 NOVEMBRE 2019
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COMPARUTIONS :
Nicholas Hersh
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POUR LE DEMANDEUR
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Fraser Harland
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
SERVICES JURIDIQUES COMMUNAUTAIRES D’OTTAWA
Ottawa (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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