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                                                                                                                                 Date : 20050630

                                                                                                                           Dossier : T-1572-04

                                                                                                                  Référence : 2005 CF 924

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY

ENTRE :

                                              FALLS MANAGEMENT COMPANY

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                            CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

[1]         La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision (la décision) prise le 26 juillet 2004 par le directeur par intérim du Programme de la lutte au tabagisme au nom du ministre de la Santé (Santé Canada). La demanderesse sollicite également un jugement déclaratoire en conséquence.


[2]         Par cette décision, Santé Canada a conclu qu'en permettant aux clients de ses casinos d'échanger leurs points de récompense accumulés contre des produits du tabac, Falls Management contrevenait à l'alinéa 29b) de la Loi sur le tabac, L.C. 1997, ch. 13 (la Loi). Cet alinéa interdit au « détaillant » de « fournir un produit du tabac à titre gratuit ou en contrepartie de l'achat d'un produit ou d'un service ou de la prestation d'un service » . Santé Canada a ordonné à Falls Management [traduction] « de cesser d'offrir à titre gratuit à ses clients des coupons échangeables contre des produits du tabac [...] et de cesser de leur permettre de se procurer des produits du tabac avec des points accumulés au jeu » , à défaut de quoi Falls Management s'exposerait à d'autres mesures.

RAPPEL DES FAITS

[3]         Les faits qui nous intéressent en l'espèce sont pour l'essentiel admis par les parties. Falls Management Company est une société de la Nouvelle-Écosse qui exploite deux casinos à Niagara Falls, en Ontario, en l'occurrence le Casino Niagara et le Niagara Fallsview Casino Resort (les casinos).

[4]         Les casinos offrent un programme de fidélisation à l'intention de leur clientèle. Ce programme est connu sous le nom de Players Advantage Club (le Club). Il n'est pas nécessaire d'être membre du Club pour s'adonner aux jeux de hasard dans les casinos. D'ailleurs, il ressort de la preuve que, sur les 6,1 millions de clients que comptait le casino Niagara en 2002, seulement 2,1 millions étaient membres du Club.


[5]         L'objectif visé par les casinos en offrant à leurs clients d'adhérer au Club est de recueillir des renseignements à leur sujet pour les besoins du marketing. Les renseignements ainsi recueillis ont une grande valeur pour les casinos. Pour fidéliser leurs clients et pour les inciter à adhérer au Club et à en demeurer membres pour une longue période de temps, les casinos leur offrent plusieurs avantages.

[6]         Parmi ces avantages, il y a lieu de mentionner la fourniture de produits et de services gratuits (tels que des remises sur la marchandise vendue dans les magasins de vente au détail des casinos, le stationnement gratuit aux casinos et des offres spéciales par publipostage direct), ainsi que l'occasion de participer au programme de récompenses du Club (le programme de récompenses). Le programme de récompenses offre notamment les avantages suivants : a) la possibilité de gagner des remises en argent en jouant avec les machines à sous; b) la possibilité d'accumuler des points en fonction des parties jouées et de les échanger contre certains produits alimentaires, certaines marchandises vendues au détail et certaines chambres d'hôtel; c) des rabais sur des articles griffés vendus dans les magasins de vente au détail des casinos.

[7]         Les produits et services gratuits, les remises d'argent et les rabais sur les articles griffés offerts dans le cadre du programme de récompenses ne sont pas en cause. Seuls les produits du tabac, dans la mesure où ils comptent parmi les produits que les membres du Club peuvent obtenir en échangeant des points de récompense accumulés dans leur compte, font l'objet de la demande.


[8]         Ainsi qu'il a déjà été précisé, le programme de récompenses n'est qu'un des avantages offerts par le Club et les membres ne sont pas tenus d'y participer pour pouvoir jouer aux casinos. Les membres du Club qui choisissent d'adhérer au programme accumulent des points de récompense en insérant leur carte de membre dans une machine à sous ou en demandant à un membre du personnel du casino d'évaluer leur jeu à la table. Selon le site Web décrivant le Club et le programme de récompenses qui est annexé à l'affidavit de M. Anthony Annunziate, directeur exécutif du marketing chez Falls Management Company, le client accumule des points chaque fois qu'il joue avec une machine à sous ou au vidéo-poker selon le type de machine et le nombre de pièces insérées. Chaque tranche de 100 points vaut six dollars. Lorsqu'un client joue à des jeux de tables, le surveillant de tables attribue une note à son jeu en fonction de la moyenne des paris et de la durée du jeu.

[9]         Une fois que les membres du Club ont accumulé suffisamment de points de récompense, ils peuvent s'en servir pour acheter divers produits et de services, allant de services alimentaires à des chambres d'hôtel et à des voyages. Le bien ou le service demandé par le membre lui est en principe remis à condition qu'il ait accumulé suffisamment de points dans son compte. Lorsqu'un produit ou un service est fourni, le compte du membre du Club est débité d'un montant équivalant à la valeur de l'article, ainsi que de la taxe sur les produits et services applicable.


[10]       Les produits du tabac font partie des produits que les membres du Club peuvent obtenir en échangeant des points de récompense. Suivant l'affidavit de M. Annunziate, il semble que seulement 5 086 membres du Club (sur les 2,1 millions qu'il compte) ont échangé leurs points contre des produits du tabac entre le 19 décembre 2003 et le 14 septembre 2004. Les produits du tabac représentent environ un million de dollars sur les 30 millions de dollars de produits et services ayant été échangés contre des points de récompense au cours d'une période de douze mois.

DÉCISION FAISANT L'OBJET DU CONTRÔLE

[11]       Le 12 novembre 2003, M. John Zawilinski, directeur régional du Programme de la lutte au tabagisme pour l'Ontario et le Nunavut, a écrit à Falls Management pour l'aviser qu'elle avait enfreint l'alinéa 2b) de la Loi en offrant à titre gratuit des produits du tabac. M. Zawilinski s'est référé à un document annexé à sa lettre qu'il a qualifié de [traduction] « publicité pour des produits du tabac gratuits » . Il a exigé que la demanderesse « corrige » la situation à défaut de quoi d'autres mesures seraient prises.

[12]       La demanderesse a répondu par lettre datée du 18 décembre 2003. Dans cette lettre, M. Bruce Caughill, qui était l'avocat général de Falls Management et son agent de conformité principal, a expliqué qu'il arrive fréquemment que les casinos ouvrent des comptes pour les joueurs dans lesquels des sommes sont déposées directement en fonction des activités de jeu des joueurs, qui peuvent s'en servir pour acheter des produits et des services. Il a aussi expliqué comment s'effectue l'acquisition d'un produit du tabac, en précisant qu'à cette fin, les comptes de points de récompense sont débités et que les produits du tabac ne sont jamais offerts gratuitement.


[13]       Le 29 juillet 2004, Falls Management a reçu une lettre de M. David Kohoko, directeur par intérim du Programme de la lutte au tabagisme. M. Kohoko écrivait, en réponse à la lettre de M. Caughill, qu'après avoir [traduction] « examiné à nouveau votre correspondance ainsi que le site Web du casino Niagara » , les responsables du Programme de la lutte au tabagisme avaient décidé que [traduction] « l'offre de coupons et le programme de récompenses qui permettent d'échanger des points contre des produits du tabac » violaient l'alinéa 29b) de la Loi. En conséquence, et pour s'assurer qu'elle se conforme à la Loi sur le tabac, Falls Management était sommée [traduction] « de cesser d'offrir à titre gratuit à [ses] clients des coupons permettant d'obtenir des produits du tabac et de refuser d'accorder des produits du tabac en échange de points accumulés au jeu par [ses] clients » . C'est la décision qui fait l'objet du présent contrôle.

[14]       Il convient de signaler que, tant dans ses observations écrites que lors des débats, le défendeur a axé son argumentation sur le programme de récompenses et qu'il n'a pas beaucoup insisté sur la présumée offre gratuite de coupons pour des produits du tabac. Dans son affidavit, M. Kohoko expose la position du défendeur en expliquant que, dans le cadre de leur programme de récompenses, les casinos fournissent des produits du tabac aux clients en contrepartie de l'achat de services liés au jeu, et ce, en violation de l'alinéa 29b) de la Loi. Pour cette raison, et parce que la preuve est loin d'être claire sur la véritable nature du coupon en question, que M. Annunziata qualifie dans son affidavit de [traduction] « bordereau interne pour certaines opérations de vente de produits du tabac » qui n'est ni montré ni remis aux clients des casinos, je m'abstiens de tirer une conclusion à cet égard.

QUESTIONS EN LITIGE

[15]       Voici les questions à trancher dans le cadre de la présente demande :


[1]                Le contrôle judiciaire est-il la procédure appropriée pour contester le bien-fondé de la décision?

[2]                Quelle est la norme de contrôle qui s'applique à la décision?

[3]                La décision est-elle valide ou devrait-elle être annulée?

CADRE LÉGISLATIF

[16]       Le législateur fédéral a adopté la Loi sur le tabac en 1997, dans la foulée de l'arrêt dans lequel la Cour suprême a invalidé la Loi réglementant les produits du tabac (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1995] 3 R.C.S. 199). Cette loi a pour objet : « de protéger la santé des Canadiennes et des Canadiens [et] de préserver notamment les jeunes [...] des incitations à la consommation du tabac [et de limiter] l'accès au tabac » . L'article 4 de la Loi explicite l'intention qu'avait le législateur en adoptant cette nouvelle loi :

4. La présente loi a pour objet de s'attaquer, sur le plan législatif, à un problème qui, dans le domaine de la santé publique, est grave et d'envergure nationale et, plus particulièrement :

a) de protéger la santé des Canadiennes et des Canadiens compte tenu des preuves établissant, de façon indiscutable, un lien entre l'usage du tabac et de nombreuses maladies débilitantes ou mortelles;

b) de préserver notamment les jeunes des incitations à l'usage du tabac et du tabagisme qui peut en résulter;

c) de protéger la santé des jeunes par la limitation de l'accès au tabac;

d) de mieux sensibiliser la population aux dangers que l'usage du tabac présente pour la santé.


[17]       Pour atteindre ces objectifs, la Loi prévoit une série de mesures destinées à limiter l'accès aux produits du tabac et à les rendre moins attrayants. À cet égard, les dispositions relatives à la « promotion » constituent un élément clé de la Loi. On les trouve à la partie IV, dont voici les dispositions qui nous intéressent ici :



18. (1) Dans la présente partie, « _promotion_ » s'entend de la présentation, par tout moyen, d'un produit ou d'un service - y compris la communication de renseignements sur son prix ou sa distribution -, directement ou indirectement, susceptible d'influencer et de créer des attitudes, croyances ou comportements au sujet de ce produit ou service.

18. (2) Application

La présente partie ne s'applique pas :

a) aux oeuvres littéraires, dramatiques, musicales, cinématographiques, artistiques, scientifiques ou éducatives - quels qu'en soient le mode ou la forme d'expression - sur ou dans lesquelles figure un produit du tabac ou un élément de marque d'un produit du tabac, sauf si un fabricant ou un détaillant a donné une contrepartie, directement ou indirectement, pour la représentation du produit ou de l'élément de marque dans ces oeuvres;

b) aux comptes rendus, commentaires et opinions portant sur un produit du tabac ou une marque d'un produit du tabac et relativement à ce produit ou à cette marque, sauf si un fabricant ou un détaillant a donné une contrepartie, directement ou indirectement, pour la mention du produit ou de la marque;

c) aux promotions faites par un tabaculteur ou un fabricant auprès des tabaculteurs, des fabricants, des personnes qui distribuent des produits du tabac ou des détaillants, mais non directement ou indirectement auprès des consommateurs.

Interdiction

19. Il est interdit de faire la promotion d'un produit du tabac ou d'un élément de marque d'un produit du tabac, sauf dans la mesure où elle est autorisée par la présente loi ou ses règlements.

***

Promotion des ventes

29. Il est interdit au fabricant et au détaillant :

a) d'offrir ou de donner, directement ou indirectement, une contrepartie pour l'achat d'un produit du tabac, notamment un cadeau à l'acheteur ou à un tiers, une prime, un rabais ou le droit de participer à un tirage, à une loterie ou à un concours;

b) de fournir un produit du tabac à titre gratuit ou en contrepartie de l'achat d'un produit ou d'un service ou de la prestation d'un service;

c) de fournir un accessoire sur lequel figure un élément de marque d'un produit du tabac à titre gratuit ou en contrepartie de l'achat d'un produit ou d'un service ou de la prestation d'un service.

18. (1) In this Part, "promotion" means a representation about a product or service by any means, whether directly or indirectly, including any communication of information about a product or service and its price and distribution, that is likely to influence and shape attitudes, beliefs and behaviours about the product or service.

18. (2) Application

This Part does not apply to:

(a) a literary, dramatic, musical, cinematographic, scientific, educational or artistic work, production or performance that uses or depicts a tobacco product or tobacco product-related brand element, whatever the mode or form of its expression, if no consideration is given directly or indirectly for that use or depiction in the work, production or performance;

(b) a report, commentary or opinion in respect of a tobacco product or a brand of tobacco product if no consideration is given by a manufacturer or retailer, directly or indirectly, for the reference to the tobacco product or brand in that report, commentary or opinion; or

(c) a promotion by a tobacco grower or a manufacturer that is directed at tobacco growers, manufacturers, persons who distribute tobacco products or retailers but not, either directly or indirectly, at consumers.

Prohibition

19. No person shall promote a tobacco product or a tobacco product-related brand element except as authorized by this Act or the regulations.

***

Sales promotions

29. No manufacturer or retailer shall

(a) offer or provide any consideration, direct or indirect, for the purchase of a tobacco product, including a gift to a purchaser or a third party, bonus, premium, cash rebate or right to participate in a game, lottery or contest;

(b) furnish a tobacco product without monetary consideration or in consideration of the purchase of a product or service or the performance of a service; or

(c) furnish an accessory that bears a tobacco product-related brand element without monetary consideration or in consideration of the purchase of a product or service or the performance of a service.


ANALYSE

[18]       Les deux premières questions ne font pas objet de désaccord entre les parties. Plus précisément, notre Cour a récemment jugé qu'une lettre de Santé Canada constatant la violation de la Loi sur le tabac et renfermant l'avertissement que d'autres mesures visant à faire respecter la Loi seront prises constitue « une décision, ordonnance, procédure ou [un] acte [d'un] office fédéral » et qu'elle peut donc faire l'objet d'un contrôle judiciaire et d'un jugement déclaratoire.

[19]       Je souscris entièrement aux propos formulés par le juge Nadon (maintenant juge à la Cour d'appel) dans le jugement Larny Holdings Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé), ([2003] 1 C.F. 541, au paragraphe 18). Se fondant sur deux arrêts antérieurs de la Cour d'appel fédérale (Morneault c. Canada (P.G.), [2001] 1 C.F. 30, et Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [1995] 2 C.F. 694), le juge Nadon écrit :


[...] le contrôle judiciaire, en vertu de l'article 18 de la Loi, doit être interprété de façon englobante et libérale, donc [...] une grande gamme de procédures administratives feront partie du mandat de contrôle judiciaire de la Cour. Il est également clair que le contrôle judiciaire n'est plus limité aux décisions ou aux ordonnances dont un décideur avait été chargé selon la loi habilitante. Au lieu de cela, le contrôle judiciaire touchera les décisions ou les ordonnances qui déterminent les droits d'une partie, même si la décision en question ne constitue pas la décision finale. Il s'ensuit également, depuis la décision rendue par la Cour d'appel dans l'arrêt Morneault, précité, que « matter » (objet de la demande ou question) que l'on retrouve à l'article 18.1 de la Loi n'est pas limité aux « décisions ou [aux] ordonnances » , mais englobe toute question pour laquelle une réparation pourrait être possible en vertu de l'article 18 ou du paragraphe 18.1(3).

[20]       Ce précédent est particulièrement éclairant étant donné qu'il concernait le décideur en cause en l'espèce, qu'il portait sur des questions semblables à celles qui nous occupent et qu'il n'a pas été infirmé. Il vaut par ailleurs la peine de signaler que la décision du juge Nadon a par la suite été suivie dans d'autres affaires dont notre Cour a été saisie (voir les décisions Eiba c. Canada (P.G.), [2004] C.F. 250; Peter G. White Management Ltd. c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2004] C.F. 597). De plus, ainsi que je l'ai déjà mentionné, le défendeur ne conteste pas l'énoncé susmentionné.

[21]       Sur la question de la norme de contrôle judiciaire applicable, il est de jurisprudence constante que la Cour doit appliquer la méthode pragmatique élaborée par la Cour suprême dans plusieurs arrêts, à commencer par l'arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, suivi ultérieurement dans les arrêts Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982 et Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226.


[22]       Comme le juge Bastarache l'a expliqué dans l'arrêt Pushpanathan, précité, la détermination de la norme de contrôle est centrée sur l'intention du législateur qui a créé le tribunal administratif dont la décision est contestée. Dans le cadre de l'analyse pragmatique et fonctionnelle, il y a lieu de tenir compte de quatre facteurs contextuels pour évaluer l'intention du législateur : i) la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel; ii) l'expertise ou les connaissances spécialisées de l'organisme administratif par rapport àcelles du tribunal de révision relativement à la question en litige; iii) l'objet de la loi et de la disposition particulière; iv) la nature de la question - de droit, de fait ou mixte de fait et de droit. L'objectif général consiste à déterminer le degré dont le législateur a voulu que les tribunaux judiciaires fassent preuve en ce qui concerne les décisions de l'organisme administratif.

[23]       Je souscris à l'analyse de la demanderesse sur cette question et je vais donc adopter son raisonnement dans les paragraphes qui suivent. Il convient tout d'abord de signaler que la Loi ne renferme aucune clause privative. Certes, l'absence de clause privative n'implique pas en soi une norme élevée de contrôle, mais il s'agit malgré tout d'un indice portant à croire que la décision n'appelle pas un grand degré de déférence à moins que d'autres facteurs commandent une norme peu exigeante.


[24]       Deuxièmement, le défendeur ne possède pas une plus grande expertise que la Cour sur l'ultime question en litige, en l'occurrence l'interprétation qu'il convient de donner à l'article 29 de la Loi et l'application de cette interprétation aux faits de l'espèce. Cette question ne fait pas appel à des connaissances techniques ou scientifiques spécialisées et, en principe, l'interprétation des lois est une question purement juridique, qui relève en dernier ressort des tribunaux. On ne saurait affirmer que Santé Canada possède des connaissances plus vastes que la Cour concernant l'interprétation de la Loi (Barrie Public Utilities c. Association canadienne de télévision par câble, [2003] 1 R.C.S. 476; Monsanto Canada Inc. c. Ontario (Surintendant des services financiers), [2004] 3 R.C.S. 152, (2004), 242 D.L.R.(4th) 193 (C.S.C.)).

[25]       Troisièmement, la Loi ne vise pas un objectif « polycentrique » qui commanderait un degré plus élevé de retenue. Il a été jugé qu'en règle générale, il y a lieu de faire montre d'un degré plus élevé de déférence lorsque la loi vise à résoudre et à pondérer des objectifs de politique contradictoires ou les intérêts de différentes parties. Le législateur fédéral a déjà décidé ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas, et les fonctionnaires de Santé Canada veillent au respect des dispositions de la Loi, jouant ainsi un rôle qui s'apparente beaucoup à celui des tribunaux. En d'autres termes, la Loi ne confère pas de vastes pouvoirs discrétionnaires et elle n'oblige pas l'auteur de la décision à pondérer une foule d'intérêts ou de facteurs. On s'approche beaucoup plus du modèle judiciaire, où deux parties s'affrontent sur l'interprétation d'un principe.

[26]       Enfin, la conclusion à l'examen n'est pas une pure question de fait : elle porte plutôt sur l'interprétation d'une disposition législative. Pour décider si la demanderesse s'est conformée à l'alinéa 29b) de la Loi, il faut d'abord déterminer ce qu'il faut entendre par « contrepartie » et si l'échange de points accumulés dans le cadre du programme de récompenses peut être considéré comme une contrepartie. Il s'agit à tout le moins d'une question mixte de fait et de droit qui ne donne pas lieu au même degré de retenue qu'une pure question de fait.


[27]       Pour tous ces motifs, je suis d'avis que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte. Le défendeur souscrit à cette conclusion et affirme que la décision est bien fondée en droit. La demanderesse est évidemment d'avis contraire. C'est la question sur laquelle je dois maintenant me pencher.

[28]       Lorsqu'on examine l'alinéa 29b) de la Loi, on ne doit perdre de vue, ni l'objectif général de la Loi, révélé par son titre, ni l'article 4. Ainsi que je l'ai déjà mentionné, l'objectif clairement exprimé de la Loi est de protéger la santé des Canadiens en général et des jeunes en particulier et de s'assurer de bien faire connaître les dangers pour la santé associés au tabagisme.

[29]       Il est de jurisprudence constante qu'une disposition législative ne peut être examinée en vase clos mais qu'elle doit être interprétée en fonction de l'économie générale de la loi et à la lumière des objectifs visés par le législateur (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27). L'article 29 se trouve à la partie IV de la Loi, qui interdit de façon générale de faire la promotion des produits du tabac sauf dans la mesure où cette promotion est autorisée par la Loi ou par ses règlements d'application (article 19). Ce n'est qu'un des outils conçus pour atteindre l'objectif ultime de la Loi.


[30]       L'article 18 de la Loi définit la « promotion » comme la présentation d'un produit « susceptible d'influencer et de créer des attitudes, croyances ou comportement au sujet de ce produit » . Pour interpréter et appliquer l'alinéa 29b), il ne faut donc pas s'en tenir au libellé littéral de cette disposition, mais se demander aussi si les activités en cause ont pour effet de faire la promotion de produits du tabac au sens de la partie IV.

[31]       Or, la preuve révèle que le programme de récompenses ne fait d'aucune manière la promotion de la vente ou de l'utilisation des produits du tabac et qu'il ne contient pas d'énoncés qui, de manière directe ou indirecte, pourraient influencer et créer des attitudes, croyances ou comportements au sujet des produits du tabac. La possibilité d'obtenir des produits du tabac en récompense n'est annoncée d'aucune façon. Elle ne figure pas sur le site Web des casinos ni dans la publicité concernant le Club ou le programme de récompenses. La situation serait évidemment fort différente si les casinos remettaient à leurs clients ou au public des « coupons » ou des « bons d'échange » leur permettant d'obtenir gratuitement des produits du tabac, mais, comme je l'ai déjà mentionné, la preuve n'est pas concluante à cet égard et je ne suis pas disposé à tirer de conclusion sur la base de celle-ci.

[32]       Suivant les éléments de preuve non contredits et non contestés, le programme de récompenses n'a pas été créé pour promouvoir l'usage du tabac ou pour augmenter les ventes de produits du tabac. Il s'agit d'un des nombreux produits et services offerts aux membres admissibles du Club. Qui plus est, le programme de récompenses ne fait pas la promotion du jeu. Aucune association n'est faite entre le jeu et l'utilisation des produits du tabac. Aucune des annonces du programme de récompenses ni aucune publicité ne recourent à une telle association. Enfin, il faut être âgé d'au moins 19 ans pour pouvoir adhérer au Club.                       


[33]       Il s'ensuit qu'on est inévitablement amené à conclure que le programme de récompenses et, plus particulièrement, l'échange de points pour des produits du tabac n'équivalent pas à de la « promotion » au sens de la partie IV de la Loi. Il n'y a rien dans le programme lui-même ou dans la façon dont il est administré qui permette de penser que Falls Management, qui dirige les casinos, exploite une entreprise qui fait la promotion de l'usage du tabac ou qu'elle tente d'influencer et de créer des attitudes, croyances ou comportements au sujet des produits du tabac. Ce n'est ni l'objectif principal du programme de récompenses ni son objectif accessoire.

[34]       Quoi qu'il en soit, peut-on dire, en interprétant littéralement l'alinéa 29b) de la Loi, que les produits du tabac sont fournis « à titre gratuit » ou « en contrepartie de l'achat d'un produit ou d'un service ou de la prestation d'un service » ? Je ne le crois pas.


[35]       Pour ce qui est du premier volet de l'alinéa 29b), on constate une nette divergence entre la version anglaise et la version française. Alors que la version anglaise parle de « monetary consideration » , la version française emploie les mots « à titre gratuit » . Cette dernière expression est de toute évidence plus large, car elle suppose l'absence de toute contrepartie - pécuniaire ou autre. Or, il est de jurisprudence constante que lorsque les deux versions d'une disposition législative bilingue semblent contradictoires, il faut tenter de les concilier. En pratique, concilier les deux versions signifie rechercher le sens qui leur est commun. Lorsque l'une d'entre elles a un sens plus large, le sens commun aux deux versions est celui du texte ayant le sens le plus restreint (P.-A. Côté, Interprétation des lois, Éditions Yvon Blais, 1982, aux pages 277 et 278). Je crois donc que la contrepartie doit être de nature pécuniaire étant donné qu'il s'agit de la seule interprétation qui permet de concilier les versions française et anglaise.

[36]       La consultation de l'article 31 de la Loi, qui est libellé comme suit, me conforte dans mon analyse : « Il est interdit, à titre gratuit ou onéreux et pour le compte d'une autre personne, de diffuser, notamment par la presse ou la radio-télévision, toute promotion interdite par la présente partie » (non souligné dans l'original). Cette disposition démontre clairement que lorsque le législateur a décidé, dans la version anglaise de l'alinéa 29b), de qualifier le mot « consideration » en lui apposant l'épithète «    monetary » , il l'a fait délibérément et qu'il a voulu dire autre chose (faire appel à une notion plus restrictive) que lorsqu'il a employé le mot « consideration » seul comme il l'a fait, par exemple, à l'article 31.

[37]       Évidemment, je suis conscient du fait que les expressions « without consideration » et « without monetary consideration » sont toutes les deux traduites en français par l'expression « à titre gratuit » . On pourrait soutenir que mon argument s'en trouve du coup démoli puisqu'il semble que le mot « monetary » ne tire pas vraiment à conséquence et qu'on ne devrait pas lui accorder une trop grande importance lorsqu'on recherche le sens commun aux deux versions de l'alinéa 29b). Mais à la réflexion, je crois que la réponse réside dans le fait que le terme « gratuit » en français est lui-même ambigu et qu'il peut tout autant se rapporter à l'absence de contrepartie pécuniaire et, de façon plus générale, à l'absence de tout type de contrepartie.


[38]       Quoi qu'il en soit, ce point n'est pas déterminant pour décider si l'acquisition de produits du tabac en échange de points accumulés contrevient à l'alinéa 29b) de la Loi. Bien qu'une telle opération ne soit certainement pas « à titre gratuit » , on peut aussi affirmer qu'elle n'est pas non plus « without monetary consideration » . Les points de récompense qui sont soustraits du compte du membre s'apparentent à de l'argent comptant et ils ont une véritable valeur pécuniaire qui a un rapport direct avec la valeur des produits du tabac. La valeur qui est débitée du compte remplace la contrepartie en « argent » , comme en témoigne le fait que le client aurait pu se servir des mêmes points pour acheter aux casinos d'autres produits ou services, qui possèdent tous une réelle valeur pécuniaire.

[39]       Mais, il est possible de soutenir que dans la mesure où les points eux-mêmes sont attribués à titre gratuit aux clients sans contrepartie pour les casinos - comme une sorte de prime pour s'être présenté à ces établissements ou pour y avoir joué -, il ne s'agit que... d'un écran de fumée! Si cela devait effectivement être le cas, la situation reviendrait à distribuer gratuitement des produits du tabac à tous ceux qui se présentent aux casinos, contrevenant ainsi de toute évidence au second volet de l'alinéa 29b) (fournir des produits du tabac en contrepartie de l'achat d'un produit ou d'un service). En fait, c'est précisément la raison pour laquelle le fait d'offrir gratuitement des « coupons » ou des « bons d'échange » permettant au public de se procurer des produits du tabac constituerait une violation flagrante de la Loi.


[40]       Mais ce n'est pas ce que la preuve révèle. La demanderesse, par l'entremise de l'affidavit de M. Annunziata, explique que l'objectif que poursuivent les casinos en offrant à leurs clients la possibilité d'adhérer au Club et au programme de récompenses est d'identifier les clients des casinos et de recueillir des renseignements à leur sujet pour les besoins du marketing. On a fait valoir que la cueillette de ces renseignements revêt une grande valeur pour les casinos, ce que le défendeur ne conteste pas. Ainsi, les clients des casinos doivent accepter de fournir des renseignements relatifs à leurs habitudes et à leurs préférences de jeu pour pouvoir obtenir les points de récompenses qui leur permettront par la suite de se procurer des marchandises en échange des points accumulés. Les casinos reçoivent donc une véritable contrepartie, et les points accumulés par les clients lorsqu'ils jouent ne sont pas simplement des offres gratuites sous forme de primes.

[41]       Vu ce qui précède, je ne peux conclure qu'en permettant aux membres de son Club d'échanger des points de son programme de récompenses contre des produits du tabac, la demanderesse contrevient à l'alinéa 29b) de la Loi sur le tabac. Je conclus donc que la décision en cause est invalide et que la demanderesse n'a pas à y donner suite.

                                                                                                                           « Yves de Montigny »      

        Juge         

Traduction certifiée conforme

Chantal Desrochers, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 T-1572-04

INTITULÉ :                                                                FALLS MANAGEMENT CO. c. MINISTRE DE LA SANTÉ

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        11 mai 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                         le juge de Montigny

DATE DES MOTIFS :                                               30 juin 2005

COMPARUTIONS :

Joel Richler                                                                    POUR LA DEMANDERESSE

Marcy McKee

Blake, Cassels & Graydon, srl

Eric Peterson                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Procureur général du Canada

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blake Cassels & Graydon srl                                         POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

John H. Sims                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Procureur général du Canada                


                                                                                                                                                           

                                                                                                                           Dossier : T-1572-04

OTTAWA (ONTARIO), LE 30 JUIN 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY

ENTRE :

                                              FALLS MANAGEMENT COMPANY

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                            CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

                                                                                                                                           défendeur

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

[42]       La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision prise par M. David Kohoko le 26 juillet 2004 est par conséquent déclarée invalide.

[43]       Les dépens sont adjugés à la demanderesse et ils seront taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale.                        

                                                                                                                                                           

                                                                                                                           « Yves de Montigny »      

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal Desrochers, LL.B.

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