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     Date : 20000110

     Dossier : IMM-2784-98

ENTRE :

     HIROSH NALIN IRRPUGGE (ALIAS IRRIPUGE

     HIROSH NALIN GIMHANA FERNANDO)

     demandeur

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur


     Dossier : IMM-2969-98

ENTRE :

     NELUM BALAPUWADUGE MENDIS

     demanderesse

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur


     Dossier : IMM-2089-98

ENTRE :

     SUNTHARESAN KANAPATHIPILLAI

     demandeur

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur



     Dossier : IMM-2166-98

ENTRE :

     MAO CHUN QIU

     demandeur

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


Le juge SHARLOW


[1]      Ces quatre recours en contrôle judiciaire ont été entendus ensemble du fait qu'ils ont en commun un point litigieux, savoir la procédure adoptée par la section du statut de réfugié (la SSR) pour rendre les décisions défavorables. Dans les quatre affaires, la décision défavorable et les motifs y afférents ont été prononcés de vive voix à la clôture de l'audience. Ces motifs ont été transcrits par la suite et joints à l'avis de décision envoyé aux demandeurs.

[2]      Les demandeurs soutiennent que cette procédure n'est pas conforme aux prescriptions de l'alinéa 69.1(11)a) de la Loi sur l'immigration. Le même argument avait été rejeté par la Cour d'appel fédérale dans Isiaku c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (20 septembre 1999), A-403-98 (C.A.F.); [1999] A.C.F. no 1452 (QL), confirmant la décision du juge Wetston, 150 F.T.R. 143; 46 Imm. L.R. (2d) 79. (Voir également la décision rendue par le juge Blais dans Eslami c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (15 juin 1999), IMM-2090-98 (C.F. 1re inst.); [1997] A.C.F. no 1007 (QL)). Cependant, les recours en instance soulèvent un certain nombre de points nouveaux au sujet des décisions défavorables rendues de vive voix à l'audience.

[3]      La cible de cette nouvelle contestation visant les décisions défavorables prononcées de vive voix est un document intitulé " Les attentes régionales de la SSR en matière de rendement découlant du plan d'action élaboré lors de la réunion nationale conjointe de la SSR tenue les 27, 28 et 29 octobre 1997 ". Ce document est appelé parfois " Entente de gestion du rendement ", et c'est ce titre qui figurera dans les présents motifs, pour plus de commodité.

[4]      Il ressort de l'Entente de gestion du rendement qu'à l'automne 1997, certains dirigeants de la SSR se sont entendus en principe pour définir certaines priorités afin de faire face au volume de travail.

[5]      Ce document traite de plusieurs questions, qu'on peut réunir sous les rubriques suivantes : niveaux de production, priorités en matière de traitement, temps de traitement, attribution du travail, communication des pièces, et ajournements. La section en cause est intitulée " Décisions rendues de vive voix " et porte ce qui suit :

     Dans les cas où une décision est rendue après l'audience, les motifs de décisions sur le bien-fondé de la revendication seront rendus de vive voix dans au moins 60 % des cas d'ici le 30 juin 1998, dans 75 % des cas d'ici le 30 septembre 1998 et dans 90 % des cas d'ici le 31 mars 1999.

[6]      L'Entente de gestion du rendement se termine par la mention suivante :

     Par leur signature, les personnes sous-mentionnées s'engagent à mettre en oeuvre les dispositions de l'entente contractuelle ci-dessus.

[7]      Ces signataires sont le vice-président de la SSR (M. John Frecker), deux vice-présidents adjoints, le directeur général de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, et le directeur de la région de Toronto.

[8]      De ces signataires, seuls le président et les deux vice-présidents adjoints sont membres de la SSR. Les deux autres sont des administrateurs sous les ordres de la présidente de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.

[9]      La SSR est l'une des trois sections de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, dont la présidente est membre de toutes les trois sections et est, aux termes du paragraphe 58(3) de la Loi sur l'immigration, " le premier dirigeant de la Commission; à ce titre, [elle] en assure la direction et contrôle la gestion de son personnel ". Le directeur général, nommé par le gouverneur en conseil, exerce les pouvoirs et fonctions d'ordre administratif conformément aux règles prises en application du paragraphe 65(1) ou d'ordre de la présidente (paragraphe 64(2)). La présidente est habilitée à établir les règles régissant la procédure et la pratique de chacune des trois sections (paragraphe 65(1)) et à donner des directives à leurs membres (paragraphe 65(3)).

[10]      Il appert que le guide des membres de la SSR, en vigueur en 1990, comporte des directives au sens du paragraphe 65(3). Le prononcé des décisions défavorables de vive voix à l'audience était déconseillé, du fait notamment qu'il compromettait l'efficacité du processus. À la date de l'audition des recours en l'espèce, ce guide n'avait pas été modifié pour prendre en compte la nouvelle politique qui encourage les décisions sur le siège. Il n'est question de cette nouvelle politique dans aucun autre document public. Cependant, l'avocate des demandeurs n'a pu démontrer comment l'absence de publicité aurait en soi porté atteinte aux droits de ceux qui revendiquent le statut de réfugié.

[11]      Le changement dans la politique de la SSR en matière de décisions sur le siège a été expliquée par M. Frecker lors de son contre-interrogatoire. C'est celui-ci qui, en sa qualité de vice-président de cette section, a été chargé de formuler la nouvelle politique et de veiller à l'application de l'Entente de gestion du rendement. La politique de 1990 qui décourageait les décisions de vive voix, dit-il, a été mise en place aux premiers temps de la SSR. À l'époque, les membres de la section n'avaient guère d'expérience pour ce qui était de la réglementation de l'immigration qui était nouvelle, ils ne jouissaient pas encore d'un programme de formation méthodique, et la pratique suivie par la SSR ne leur donnait pas suffisamment de temps pour se préparer en vue de l'audition des revendications.

[12]      Par suite de la politique définie en 1990, a fait savoir M. Frecker, les membres de la SSR prenaient les affaires en délibéré trop longtemps. La nouvelle politique a été adoptée pour encourager des décisions à plus bref délai. Les membres se sont vu donner une formation en matière de décisions de vive voix, et des règles plus cohérentes ont été adoptées en matière de communication des pièces pour qu"ils puissent se préparer à l'avance.

[13]      À la date du contre-interrogatoire de M. Frecker en janvier 1999, les objectifs fixés dans l'Entente de gestion du rendement en matière de décisions de vive voix n'avaient pas encore été atteints. Seuls 50 % environ des dossiers ont fait l'objet d'une décision à l'audience. M. Frecker voyait trois causes possibles de cet état de choses. En premier lieu, la SSR n'a pas été en mesure de produire les transcriptions dans les meilleurs délais, ce qui fait que les commissaires qui peuvent rendre en peu de temps des décisions écrites continuent à le faire. En deuxième lieu, certains commissaires nécessitent un complément de formation. Enfin, les règles régissant la communication des pièces avant l'audience ne se sont pas révélées aussi efficaces qu'on aurait souhaité. L'analyse de M. Frecker s'accorde avec l'avis que l'objectif de 90 % pour les décisions de vive voix était juste un outil de travail adopté en conjonction avec d'autres changements dans le processus interne de la SSR, et visait à promouvoir et à encourager les décisions dans les meilleurs délais.

[14]      Durant les débats, les demandeurs ne soutiennent pas que l'Entente de gestion du rendement visait un but répréhensible ou illicite, ou qu'elle débordait de la compétence de M. Frecker ou de celle de la présidente dont il exerçait visiblement les pouvoirs par délégation. Il est indéniable qu'une politique visant à améliorer les délais de décision relève bien des pouvoirs de gestion dont la présidente ou ses délégués sont investis. Elle est aussi conforme au paragraphe 69.1(9) de la Loi sur l'immigration, qui prescrit que les décisions soient rendues " le plus tôt possible après l'audience ". C'est d'ailleurs ce qu'a reconnu l'avocate des demandeurs.

[15]      Ce qu'elle conteste cependant, c'est la mise en place de ce qu'elle appelle le " quota " de 90 %. L'objectif prévoyant que 90 % des décisions doivent être rendues de vive voix, dit-elle, déroge au droit et à l'obligation des membres de la SSR d'exercer leur pouvoir discrétionnaire dans chaque cas d'espèce pour juger s'il y a lieu de prendre l'affaire en délibéré. Elle soutient que les décisions attaquées sont entachées d'un vice dirimant parce que l'application d'un quota de 90 % revient à entraver illégalement le pouvoir discrétionnaire des membres de la SSR, et porte atteinte aux droits que la Charte garantit aux demandeurs ainsi qu'à leur droit à l'équité procédurale, en limitant l'indépendance juridictionnelle de ces commissaires.

[16]      Aucun de ces arguments n'est fondé. Ils découlent tous d'une méprise fondamentale quant au contenu et à l'objectif de l'Entente de gestion du rendement. Je conviens avec l'avocat du ministre que cette entente ne compromet ni ne vise à compromettre la fonction juridictionnelle des membres de la SSR.

[17]      Pour simplifier, il n'y a aucune règle qui oblige un membre de la SSR à rendre une décision de vive voix dans un cas donné, ou dans 90 % des cas. Rien ne prouve que l'Entente de gestion du rendement ou la politique sous-jacente les ait privés du pouvoir discrétionnaire de prendre l'affaire en délibéré, ou qu'ils pensent ou aient lieu de penser qu'ils ont été dépouillés de ce pouvoir.

[18]      L'Entente de gestion du rendement ne fait qu'énoncer la proportion de décisions de vive voix, favorables et défavorables, qui, de l'avis des responsables de la gestion du volume de travail, est souhaitable pour la SSR. Selon le témoignage de M. Frecker, le chiffre de 90 % était basé sur sa propre conclusion que tout membre de la SSR doit être capable, ou devrait le devenir après formation, de rendre une décision de vive voix dans les cas relativement simples, où il s'agit juste, par exemple, d'apprécier la crédibilité du demandeur. À la lumière de sa propre expérience, il estimait que les cas de ce genre représentaient à peu près 90 % du volume de travail de la SSR.

[19]      Rien ne prouve que les membres de la SSR aient même vu l'Entente de gestion du rendement, sauf ceux qui l'ont signée en qualité de vice-président ou de vice-président adjoint. M. Frecker fait savoir que la nouvelle politique d'encouragement des décisions de vive voix a été communiquée aux membres de la SSR par les directeurs régionaux respectifs. Dans ses propres entretiens avec les commissaires au sujet de cette nouvelle politique, il a été expressément question de leur pouvoir discrétionnaire de différer la décision, lequel pouvoir n'était pas supplanté par le voeu général d'augmenter la proportion des décisions rendues de vive voix à l"audience même par rapport aux décisions différées.

[20]      Rien ne prouve que les membres de la SSR aient pu sentir que l'inobservation des objectifs en matière de décisions de vive voix pourrait avoir des conséquences adverses telle une mauvaise cote de rendement, qui pourrait être une question d'importance puisqu'ils sont nommés pour une durée fixe. C'est plutôt le contraire qui ressort du témoignage de M. Frecker, selon lequel le rendement était évalué à la lumière d'un certain nombre de facteurs, la volonté et la capacité de rendre des décisions de vive voix n'étant que l'un d'entre eux. Même dans ce contexte, dit-il, l'évaluation du rendement est centrée sur la rationalité, la clarté, le prononcé en temps opportun des décisions, et non seulement sur les modalités de ces décisions. Il note par exemple que l'objectif du prononcé de la décision en temps opportun a été atteint par un membre qui ne souscrit pas à la nouvelle politique des décisions de vive voix parce qu'il peut rendre, et rend habituellement, des décisions par écrit quelques jours après l'audience.

[21]      Je conclus qu'il n'y a lieu d'annuler aucune des quatre décisions attaquées par ce seul motif qu'elles ont été rendues de vive voix après la mise en application de l'Entende de gestion du rendement. Je passe maintenant aux autres arguments proposés dans chacun des recours.

Hirosh Nalin Irripugge (IMM-2784-98)

[22]      Selon la décision de la SSR, M. Irripugge est un étudiant cinghalais de 24 ans, citoyen du Sri Lanka. Il disait craindre avec raison d'être persécuté par le gouvernement sri-lankais et ses agents du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un certain groupe social, savoir celui des Cinghalais soupçonnés d'être des partisans des Tigres libérateurs de l'Eelam Tamoul (LTTE) parce qu'ils fréquentaient des Tamouls. La SSR a rejeté la revendications de M. Irripugge, dont elle a jugé l'histoire peu plausible.

[23]      Voici en résumé l'histoire de M. Irripugge. Il avait été un moniteur de karaté depuis 1994. Certains de ses élèves étaient des Tamouls. Il ne savait rien d'autre d'eux que leurs noms, et n'avait aucun lien ou contact avec eux, à part le fait d'être leur moniteur de karaté. Le 8 juin 1997, plusieurs officiers de l'armée sri-lankaise ont fait irruption dans le local où il était en train de donner une leçon de karaté. Un jeune Tamoul s'est enfui du local et le demandeur ne l'a plus revu depuis. Les officiers ont isolé le local et ont interrogé les élèves cinghalais et musulmans au sujet des élèves tamouls dans la classe. M. Irripugge et les deux élèves tamouls ont été arrêtés et emmenés dans un camp de l'armée de l'air. M. Irripugge a été interrogé dans la salle de karaté puis au camp. Il a été aussi battu et torturé, mais n'a donné aucun renseignement à ces officiers. Durant sa détention au camp, il n'a pas reçu la visite du Comité international de la Croix-Rouge. Son père a cherché à retenir les services d'un avocat pour lui venir en aide, mais n'en a pu trouver un seul qui fût disposé à faire le travail. Il a pu ensuite le faire remettre en liberté au moyen d'un pot-de-vin, mais M. Irripugge devait se présenter au camp une fois par semaine. Il s'y est présenté le 9 juillet 1997, a été interrogé mais n'a pas été détenu. Il s'est encore présenté le 16 juillet 1997, mais cette fois a été détenu six jours, pendant lesquels il a été battu et interrogé.

[24]      La SSR a trouvé cette histoire peu plausible par plusieurs motifs. L'avocate de M. Irripugge soutient qu'à certains égards, ces motifs trahissent un tel manque de logique que la conclusion en est manifestement déraisonnable. Il y a des exemples de logique défectueuse dans les motifs de décision de la SSR. On peut en trouver un dans le passage suivant :

     [TRADUCTION]

     La formation trouve invraisemblable et illogique le fait que l'armée de l'air sri-lankaise prenait le demandeur pour seul suspect, non pas les autres Cinghalais musulmans participant à la classe. Selon le demandeur, les autres élèves avaient davantage de rapports avec les trois Tamouls que lui-même. En outre les élèves cinghalais musulmans de la classe pouvaient témoigner que le demandeur n'avait guère de rapports avec les trois jeunes Tamouls.

[25]      Cette conclusion est illogique. M. Irripugge ne se dit pas sympathisant des Tamouls. Il dit seulement que les autorités le soupçonnaient d'en être un. Il se peut que cette assertion soit fausse, mais du moins elle doit être considérée comme compatible avec l'arrestation injustifiée, telle que l'a rapportée M. Irripugge.

[26]      On peut trouver un autre exemple de manque de logique dans la conclusion par la SSR qu'il était peu plausible que M. Irripugge n'ait pas reçu la visite de la Croix-Rouge pendant sa détention au camp. Cette conclusion est tirée de la preuve documentaire que la Croix-Rouge visite tous les centres de détention. L'avocat du ministre n'a pas été en mesure de trouver une telle preuve dans le dossier. À même supposer qu'elle existe, on ne voit pas comment le fait que la Croix-Rouge visite généralement tous les centres de détention est incompatible avec le fait que M. Irripugge n'ait pas reçu sa visite.

[27]      Enfin, la SSR conclut qu'il n'y a raisonnablement aucun risque de persécution à l'avenir pour M. Irripugge puisque celui-ci est Cinghalais et qu'il n'est en fait pas un sympathisant des Tamouls. Cette conclusion est basée sur la preuve documentaire qu'il n'y a que de rares cas de persécution de Cinghalais par le gouvernement sri-lankais ou ses agents. Cette même preuve documentaire indique cependant que des sympathisants de Tamouls pourraient être en proie à la persécution. Ainsi donc, si M. Irripugge est tenu pour être un sympathisant de Tamouls, même à tort, la conclusion inéluctable est qu'il est l'un des rares Cinghalais exposés à ce risque.

[28]      Tout bien pesé, je dois conclure que la logique fondant la décision de la SSR est si défectueuse que cette décision est manifestement déraisonnable. Par ce motif, la décision sera annulée et l'affaire renvoyée pour nouvelle instruction par une formation de composition différente.

Nelum Balapuwaduge Mendis (IMM-2969-98)

[29]      Il ressort de la décision de la SSR que Mme Mendis est une Cinghalaise de 32 ans, citoyenne du Sri Lanka. Elle disait craindre avec raison d'être persécutée par les LTTE et par le gouvernement sri-lankais et ses agents, du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un certain groupe social, savoir celui des Cinghalais soupçonnés de fournir un soutien financier aux Tamouls. La SSR a rejeté sa revendication, après avoir conclu que son histoire était peu plausible et que sa crainte de persécution n'avait aucun fondement objectif.

[30]      À certains égards, cette décision est entachée des mêmes vices que la décision précédente. Mme Mendis prétendait qu'en 1995, son mari et elle-même donnaient à bail une demeure à une famille tamoule. En 1997, dix militaires des Forces armées sri-lankaises ont fait irruption chez eux et ont accusé les deux d'avoir permis des réunions de LTTE dans les locaux loués. Ils ont été informés que les locataires tamouls avaient été arrêtés. On a bandé les yeux à Mme Mendis et à son mari et les a emmenés en état d'arrestation séparément. Mme Mendis a été conduite dans une chambre avec un lit, où elle a été violée par trois officiers. Elle a été ensuite emmenée dans un poste de police où on l'a photographiée, lui a pris les empreintes digitales, et l'a interrogée sous la torture au sujet de son soutien pour les LTTE. Il n'est pas nécessaire de rapporter en détail le restant de l'histoire. Il suffit de noter qu'elle a pu quitter le pays. Son père et son beau-père recherchent toujours son mari.

[31]      Dans cette affaire, comme dans le cas de M. Irripugge, la SSR a conclu qu'il n'y aucun risque possible de persécution à l'avenir puisque que Mme Mendis est Cinghalaise et n'est en fait pas une sympathisante des Tamouls. Cette conclusion est fondée sur la même preuve documentaire que celle prise en compte dans le cas de M. Irripugge. Il y a lieu de répéter que cette preuve documentaire indique que les sympathisants des Tamouls pourraient être en proie à la persécution. Ainsi donc, si les autorités pensent que Mme Mendis est une sympathisante des Tamouls, elle peut être l'une des rares Cinghalaises à être en danger, que la conclusion tirée par les autorités sur ses opinions politiques soit juste ou non.

[32]      Les motifs par lesquels la SSR a conclu que l'histoire de Mme Mendis était peu plausible sont défectueux à plusieurs égards. Par exemple, elle trouvait peu vraisemblable que son mari et la demanderesse eussent pu être accusés à tort d'être des partisans des Tamouls, parce qu'ils ne l'étaient pas dans le faits et qu'ils avaient informé les autorités qu'ils avaient des Tamouls pour locataires. Pareille conclusion est intenable. Il n'est pas logique de se fonder sur leur innocence pour juger qu'il était peu plausible qu'ils eussent été accusés à tort.

[33]      La SSR a également attaché une grande importance au fait que Mme Mendis prétendait à un moment donné qu'on l'avait menacée de représailles si elle déclarait le viol, puis une autre fois qu'on l'avait menacée de représailles si elle signalait son arrestation et les sévices subis. Dans le contexte de la revendication et du témoignage de vive voix de Mme Mendis, il ne s'agit pas là d'une contradiction qui puisse logiquement fonder un verdict d'invraisemblance.

[34]      Je dois conclure que la décision de la SSR est manifestement déraisonnable en l'espèce. Par ce motif, elle sera annulée et l'affaire renvoyée pour nouvelle instruction par une formation de composition différente.

Suntharesan Kanapathipillai (IMM-2089-98)

[35]      Selon la décision de la SSR, M. Kanapathipillai est un citoyen tamoul du Sri Lanka, âgé de 40 ans, qui dit craindre avec raison d'être persécuté par les LTTE, le gouvernement du Sri Lanka et l'Armée populaire de libération de l'Eelam Tamoul (PLOTE). Sa revendication a été rejetée principalement pour manque de crédibilité.

[36]      Voici en résumé les éléments essentiels de l'histoire de M. Kanapathipillai. En octobre 1995, il s'est enfui avec sa femme et leurs enfants de Puthur à Vanni. Lorsque les combats entre les LTTE et les Forces armées sri-lankaises rendaient leur séjour trop dangereux, ils se sont enfuis à Vavuniya, où il a été arrêté et détenu pendant six jours par la PLOTE, qui le torturait et le questionnait sur ses liens avec les LTTE. Il a été finalement remis en liberté à condition de se présenter au contrôle périodique. Craignant pour sa vie, il a décidé de quitter Vavuniya et le Sri Lanka. En avril 1997, il a pu gagner Colombo avec l'aide d'un agent. Dans cette dernière ville, il a été détenu pendant six jours, battu et interrogé au sujet des LTTE. Le 17 avril 1997, l'agent a réussi à le faire remettre en liberté au moyen d'un pot-de-vin.

[37]      La SSR a relevé plusieurs contradictions dans son témoignage, qui font qu'on ne sait plus s'il était parvenu à Vavuniya à la date mentionnée, ce qui met en doute son histoire sur l'arrestation par la PLOTE et, partant, sur la possibilité de refuge interne à Colombo ou à Vavuniya.

[38]      Les motifs pris par la SSR sont difficiles à suivre sur certains points. Par exemple, elle semblait s'attendre à ce qu'il explique pourquoi une lettre de la Croix-Rouge sri-lankaise, qu'il s'était fait délivrer pour confirmer les dates de sa présence de Vavuniya, ne mentionne pas certains détails concernant les sévices qu'il y a subis. Comme il n'était pas en mesure d'expliquer cette omission évidente, la SSR s'est rabattue sur les preuves documentaires relatives à la surveillance des centres de détention par le Comité international de la Croix-Rouge. Le lien logique est loin d'être clair.

[39]      Cependant, après examen attentif de la transcription de l'audience, des preuves et témoignages produits, et des motifs de décision, je conclus que l'appréciation défavorable par la SSR de la crédibilité de M. Kanapathipillai n'était pas déraisonnable. Son témoignage comportait plusieurs contradictions qui n'avaient aucune explication satisfaisante. Il y a en particulier la date de son arrivée à Vavuniya et les détails relatifs à son arrestation et sa détention par la PLOTE. En outre, il a fait état d'un attentat à la bombe, dont aucune trace n'a été trouvée dans la volumineuse documentation sur ce pays. Il m'est impossible de conclure que la SSR a agi de façon déraisonnable en rejetant ses explications sur ces contradictions ou sur la documentation douteuse qu'il produisait en preuve.

[40]      Je conclus que rien ne justifie l'annulation de la décision, et ce recours en contrôle judiciaire sera rejeté.

Mao Chun Qiu (IMM-2166-98)

[41]      M. Mao Chun Qiu, qui est citoyen chinois, dit craindre avec raison d'être persécuté par le gouvernement de Chine du fait de sa religion et de son inobservation de la politique de planification familiale de ce pays.

[42]      Avant d'examiner l'affaire au fond, je dois me prononcer sur une question préalable. À la clôture de l'audience relative à la revendication du statut de réfugié de M. Qiu, la formation de jugement a annoncé qu'elle allait rendre une décision défavorable de vive voix. L'avocate du demandeur a introduit une requête tendant à la conclusion que la SSR ne pouvait rendre légalement une décision défavorable de vive voix. La SSR a fini par rendre cette décision sans se prononcer formellement sur la requête. Le demandeur fait maintenant de cette omission un des motifs de contrôle judiciaire.

[43]      Il ressort de la transcription de l'audience que la SSR n'a pas ignoré cette requête. En effet, celle-ci a été rejetée quand la formation de jugement a malgré tout entrepris de rendre la décision défavorable de vive voix. Cependant, à même supposer que l'absence d'une décision en la matière indique que la requête a été ignorée, l'arrêt Isiaku susmentionné de la Cour d'appel fédérale a posé entre-temps que la SSR est en droit de rendre des décisions défavorables de vive voix. Un certain nombre de points qui n'étaient pas été débattus dans cette dernière cause, ont été pleinement examinés puis rejetés en l'espèce. Ainsi donc, à même supposer que la SSR ait eu tort de ne pas se prononcer formellement sur cette requête (point qu'il n'est pas nécessaire de trancher en l'espèce), il serait insensé d'annuler la décision par ce motif.

[44]      Selon le formulaire de renseignements personnels rempli par M. Qiu, sa revendication du statut de réfugié s'appuie sur deux motifs. En premier lieu, il a peur de retourner en Chine où il risque d'être stérilisé de force parce que sa femme et lui ont maintenant deux enfants, dont le second a été conçu malgré l"interdiction en la matière. En second lieu, il est catholique et ne peut pratiquer librement sa religion en Chine.

[45]      La revendication de M. Qiu, dans la mesure où elle tire argument de la politique de stérilisation forcée en Chine, ne saurait être accueillie en raison de son témoignage confus et contradictoire sur ce qui lui est arrivé dans son pays. Je ne vois aucun vice dans la décision de la SSR de ne pas ajouter foi à son témoignage sur ce point.

[46]      Pour ce qui est de sa religion, M. Qiu témoigne qu'il est catholique et que les membres de sa famille et lui-même faisaient secrètement leurs dévotions le dimanche chez ses parents. Il n'a jamais été arrêté pour ses croyances religieuses, apparemment parce que ses pratiques religieuses ne sont jamais venues à l'oreille des autorités. Ce témoignage n'a pas été réfuté, et visiblement la SSR l'a accepté comme digne de foi.

[47]      Il ressort des preuves documentaires qu'en Chine, la pratique de toute religion est extrêmement limitée. Certainement, la manière dont M. Qiu disait pratiquer sa religion, en secret et de façon non autorisée par les autorités locales, était interdite. Ce qui sous-entend qu'il risque l'arrestation si les autorités venaient à être informées de ses pratiques religieuses.

[48]      Voici la conclusion de la SSR quant à la prétention de persécution religieuse faite par M. Qiu :


     [TRADUCTION]

     Il est clair " que le demandeur n'était pas persécuté pour ses observances religieuses en Chine. On peut parler dans ce cas de discrimination, mais certainement pas de persécution.

[49]      Le passage ci-dessus est une conclusion, mais on ne sait pas exactement s'il s'agit là d'un énoncé de principe ou d'une conclusion sur les faits. L'avocate de M. Qiu y voit un énoncé de principe, qu'elle conteste. L'avocat du ministre y voit une conclusion sur les faits, savoir que le risque d'être arrêté n'a changé en rien la décision de M. Qiu quant à la façon dont il entendait pratiquer sa religion en Chine. Je suis encline à penser qu'il s'agit là d'une conclusion sur les faits de la SSR. Cependant, je dois examiner les arguments de l'une et l'autre parties; je considérerai donc les deux possibilités.

[50]      L'avocate de M. Qiu voit dans l'observation ci-dessus de la SSR l'énoncé du principe général que la personne qui est obligée de faire ses dévotions en secret sous peine d'arrestation n'est pas en proie à la persécution du fait de sa religion. Elle soutient que pareil principe est mal fondé, citant à cet effet la jurisprudence Fosu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 90 F.T.R. 182. Dans cette dernière cause, le demandeur avait été arrêté par les autorités ghanéennes en application d'une loi qui interdisait les manifestations publiques des Témoins de Jéhovah. La SSR avait conclu que le fait de restreindre les activités d'une secte religieuse sans interdire de prier Dieu ou d'étudier la Bible ne valait pas persécution. Le juge Denault s'est prononcé en ces termes (paragraphe 5 de sa décision, note de bas de page occultée) :

     J'estime en effet que la Section du statut a restreint indûment la notion de pratique religieuse, la limitant au fait "de prier Dieu ou d'étudier la Bible". Il va de soi que le droit à la liberté de religion comprend aussi la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites. Comme corollaire de cet énoncé, il me semble que la persécution du fait de la religion peut prendre diverses formes telles que l'interdiction de célébrer le culte en public ou en privé, de donner ou de recevoir une instruction religieuse, ou la mise en oeuvre de mesures discriminatoires graves envers des personnes du fait qu'elles pratiquent leur religion.

[51]      Tel est aussi mon avis. Il s'ensuit que, si je devais voir dans l'observation susmentionnée de la SSR un énoncé de principe et non une conclusion sur les faits, ce principe est mal fondé et la décision ne saurait être valide.

[52]      L'avocat du ministre soutient que M. Qiu n'a pas fait la preuve, par son témoignage, que dans les faits, il y a eu atteinte à son droit de pratiquer sa religion. Il note que M. Qiu n'avait jamais été arrêté ou menacé d'arrestation, et qu'il n'a pas expressément déclaré qu'il était malheureux d'avoir à faire ses dévotions en famille et en secret.

[53]      Il s'agit là d'une évocation tronquée du témoignage de M. Qiu. Il a déclaré qu'il n'avait pas été arrêté parce que les autorités n'étaient pas au courant de ses pratiques religieuses, et que sa famille et lui-même avaient dû se résigner à célébrer le culte en secret de peur d'être arrêtés. M. Qiu ne s'est pas vu poser la question directe de savoir s'il eût participé au culte en public s'il en avait la possibilité, mais il a fait savoir qu'au Canada, il est allé à l'église. Voici ce qu'il a déclaré à ce sujet (page 752 du dossier du tribunal) :

     [TRADUCTION]

     L'ACR :      Bon, je vous ai demandé de quelle façon le gouvernement vous empêche de pratiquer votre religion comme vous l'entendez.
     LE DEMANDEUR : De quelle façon le gouvernement nous interdisait de croire? Le gouvernement n'autorisait aucune religion.
     L'ACR :      Très bien. Est-ce que votre famille et vous-même avez pris des mesures pour que vos activités, pour que vos dévotions du dimanche ne viennent pas à l'oreille des autorités?
     LE DEMANDEUR : Nous pratiquions discrètement chez nous.
     L'ACR :      Êtes-vous jamais allé à l'église?
     LE DEMANDEUR : Non.
     L'ACR :      Vos dévotions ont-elles jamais été interrompues ou interdites par les autorités?
     LE DEMANDEUR : Le gouvernement ne le savait pas, il ne savait pas que nous pratiquions chez nous.
     L'ACR :      Et vous allez à l'église au Canada?
     LE DEMANDEUR : Oui.
     L'ACR :      Vous y allez régulièrement?
     LE DEMANDEUR : Oui, tous les dimanches.

[54]      Si la SSR a fait l'observation susmentionnée à titre de conclusion sur les faits ainsi que le soutient l'avocat du ministre, cette conclusion n"est pas valide au regard du témoignage non réfuté et visiblement crédible de M. Qiu; elle est donc manifestement déraisonnable.

[55]      Quel que soit l'angle sous lequel on interprète l'observation susmentionnée de la SSR sur la question de la persécution religieuse, sa décision n'est pas fondée. Elle sera annulée, et la revendication du statut de réfugié faite par M. Qiu, renvoyée pour nouvelle instruction par une formation de composition différente.

Conclusion

[56]      Le recours en contrôle judiciaire de Suntharesan Kanapathipillai (IMM-2089-98) sera rejeté.

[57]      Les recours en contrôle judiciaire de Hirosh Nalin Irripugge (IMM-2784-98), de Nelum Balapuwaduge Mendis (IMM-2969-98) et de Mao Chun Qiu (IMM-2166-98) seront accueillis, et leurs revendications respectives du statut de réfugié renvoyées à la SSR pour nouvelle instruction par une formation de composition différente.

[58]      Je différerai le prononcé du dispositif des ordonnances pour donner aux parties le temps de soumettre leurs conclusions quant aux questions à certifier. L'avocate des demandeurs signifiera et déposera ses conclusions écrites à ce sujet d'ici au 19 janvier 2000. L'avocat du ministre signifiera et déposera sa réponse ou sa proposition d'autres questions à certifier, au 26 janvier 2000 au plus tard. L'avocate des demandeurs signifiera et déposera sa réplique, le cas échéant, au 31 janvier 2000 au plus tard.


     Signé : Karen R. Sharlow

     ________________________________

     Juge

Ottawa (Ontario),

le 10 janvier 2000




Traduction certifiée conforme,




Bernard Olivier, LL.B.


     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



DOSSIERS No :                  IMM-2784-98

                     IMM-2696-98

                     IMM-2089-98

                     IMM-2166-99


INTITULÉ DE LA CAUSE :      Hirosh Nalin Irripugge c. M.C.I. (IMM-2784-98)

                     Nelum Balapuwaduge Mendis c. M.C.I. (IMM-2969-98)

                     Suntharesan Kanapathipillai c. M.C.I. (IMM-2089-98)

                     Mao Chun Qiu c. M.C.I. (IMM-2166-98)


LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)


DATE DE L'AUDIENCE :          23 septembre 1999


MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MME LE JUGE SHARLOW


LE :                      10 janvier 2000



ONT COMPARU :


Mme Maureen Silcoff              pour le demandeur

M. David Tyndale              pour le défendeur



AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


Lewis and Associates              pour le demandeur

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

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