Date : 20050208
Dossier : IMM-9938-03
Référence : 2005 CF 201
Calgary (Alberta), le 8 février 2005.
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER
ENTRE :
NAMUUNBILEG BASAA
MUNGANSHAGI ALKHAABAATAR
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L' IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Monsieur Basaa et Madame Alkhaabaatar (les demandeurs) sont citoyens de la Mongolie. M. Basaa, un musulman non pratiquant, appartient à la minorité kazakhe de la Mongolie. Son épouse fait partie de la majorité mongole khalkha, mais elle est chrétienne, alors que la majorité pratique la religion bouddhiste. La demande d'asile des demandeurs reposait sur deux motifs : a) la persécution fondée sur leur mariage mixte sur le plan de la race et de la religion; b) la persécution fondée sur l'appartenance du demandeur à une famille qui fait l'objet d'une vendetta.
[2] La présumée vendetta résulte du fait que le grand-père du demandeur, un Kazakh qui a participé à la révolution communiste de la Mongolie, s'est élevé jusqu'à un poste en vue dans le gouvernement communiste qui a dirigé le pays jusqu'au début des années 90. En conséquence, le demandeur est assimilé à une famille honnie par les Kazakhs de la Mongolie.
[3] Dans une décision en date du 4 décembre 2003, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d'asile des demandeurs. Ceux-ci demandent le contrôle judiciaire de cette décision.
LA DÉCISION :
[4] La décision défavorable de la Commission repose sur trois principaux facteurs :
· La Commission a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité des demandeurs du fait que ceux-ci ont attendu un an avant de quitter la Mongolie et qu'ils ont aussi attendu un mois, après leur arrivée, avant de demander l'asile.
· La Commission a conclu que l'État offre une protection adéquate en Mongolie, où l'on trouve :
- un service de police qui fonctionne et qui poursuit toujours son enquête sur les incidents concernant les demandeurs;
- un système judiciaire indépendant;
- un gouvernement démocratique qui a un programme actif de compensation pour les victimes des abus passés des droits de la personne commis sous le régime communiste.
· Selon la Commission, la preuve documentaire, qui comprend la consultation d'experts de l'extérieur, ne corrobore pas les allégations de persécution fondée sur le mariage interethnique et interreligieux.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[5] À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes quant à l'affirmation du demandeur voulant qu'il soit persécuté en raison de la famille dont il est issu :
· La Commission a-t-elle mal compris la preuve pertinente qui établit que la persécution avait trait à une vendetta plutôt qu'au crime organisé?
· La Commission a-t-elle commis une erreur en fondant sa conclusion quant à la crédibilité des demandeurs sur leur retard à quitter la Mongolie, puis à demander l'asile au Canada?
· La Commission a-t-elle commis une erreur en n'évaluant pas correctement la question de la protection offerte par l'État?
[6] J'estime que la preuve documentaire permettait à la Commission de conclure, comme elle l'a fait, que le motif de la demande ayant trait au mariage mixte n'est pas fondé. En conséquence, cette conclusion ne soulève aucune question.
ANALYSE
[7] Les parties conviennent que la norme de contrôle judiciaire applicable à l'espèce est la décision manifestement déraisonnable, ce qui signifie que la décision ne sera infirmée que si elle a été prise sans égard à la preuve. Le défendeur soutient que la Commission a fourni des motifs valables et clairement énoncés pour conclure que les demandeurs n'étaient pas crédibles (les deux retards); il ajoute que les conclusions de la Commission relevaient de son expertise et ne devraient pas être modifiées (Horvath c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 583; Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1991) 130 N.R. 236 (C.A.F.); Huerta c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993) 157 N.R. 225 (C.A.F.)). Pour les motifs exposés ci-dessous, je ne partage pas l'avis du défendeur.
1. La mauvaise compréhension de la demande d'asile
[8] La Commission commence son analyse en traitant du crime organisé en Mongolie, une question qui n'a jamais été soulevée par les demandeurs et qui ne semble pas pertinente quant à leur demande. La Commission a interprété tous les incidents violents dont les demandeurs ont été victimes comme des crimes non résolus et a statué qu'en conséquence, on ne pouvait pas conclure que les Kazakhs en étaient nécessairement les auteurs. La Commission semble néanmoins avoir attribué spontanément ces incidents au crime organisé, même si rien, dans les rapports de police, ne laisse entendre que ce soit le cas. Cette considération est sans pertinence, et la Commission a tiré une conclusion qui n'est pas fondée sur la preuve.
2. La crédibilité et les retards
[9] Alors que la Commission avait de multiples raisons de douter de la crédibilité des demandeurs, elle en a expressément retenu deux : le retard d'une année à quitter la Mongolie, et le retard d'un mois à demander l'asile au Canada.
[10] Bien que le retard d'un an à quitter la Mongolie puisse nuire à la crédibilité et mener à s'interroger sur l'existence d'une crainte subjective, il n'en va pas de même du retard d'un mois à demander l'asile. La Commission a estimé que le demandeur étant un homme « raisonnablement instruit » , il aurait dû savoir comment présenter une demande d'asile au Canada. Le demandeur déclare avoir obtenu ses titres de voyage pour le Canada grâce à l'aide d'un ami; il affirme qu'il ne connaissait rien du processus jusqu'à ce qu'il s'adresse au personnel d'un organisme des droits de la personne au Canada, après quoi il a immédiatement présenté une demande d'asile.
[11] La jurisprudence énonce clairement qu'un léger retard à présenter une demande, lorsque le retard s'accompagne d'une explication raisonnable, ne peut être un facteur décisif d'une décision défavorable concernant une demande d'asile (El-Naem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1997) 126 F.T.R. 15; Diluna c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 399.
[12] Le retard d'une année à quitter la Mongolie est une autre question. Cependant, lorsqu'on fait abstraction du retard survenu au Canada, ce retard d'une année demeure le seul point explicite sur lequel la crédibilité des demandeurs est mise en cause. La Commission a jugé peu vraisemblable l'explication du demandeur selon laquelle il voulait tenter de terminer ses études, mais elle n'a pas pris en compte le contexte culturel, dans lequel les études revêtent une grande importance pour l'avenir qu'une personne peut se ménager à l'extérieur de son pays d'origine. Le demandeur déclare qu'il a pris des précautions pour assurer sa sécurité durant sa dernière année d'études, mais il ne croyait pas, manifestement, que ces précautions pourraient le protéger de façon permanente, à la lumière, particulièrement, de ses expériences avec la police.
[13] On pourrait dire que la conclusion de la Commission sur ce point relève de son domaine d'expertise, que la Cour arrive ou non à la même conclusion. Toutefois, la conclusion selon laquelle un demandeur n'éprouve pas de crainte subjective s'appuie généralement sur la conclusion quant à sa crédibilité, alors qu'en l'espèce, la conclusion sur la crédibilité et celle concernant l'absence de crainte subjective semblent ne faire qu'une, sans mention d'aucun autre facteur reconnu par la jurisprudence.
[14] À mon avis, les conclusions de la Commission sur la crédibilité ne sont pas fondées sur la preuve dont elle était saisie, et ces conclusions atteignent le niveau de la décision manifestement déraisonnable. Peut-être la Commission était-elle saisie d'éléments de preuve suffisants pour justifier une conclusion défavorable sur la crédibilité, mais elle ne s'est pas appuyée sur ces éléments pour étayer sa décision à cet égard, s'attardant plutôt à deux questions mineures qui n'auraient pas dû être déterminantes quant à la crédibilité.
3. La protection de l'État
[15] Pour évaluer la protection offerte par l'État, la Commission devait analyser ce facteur
conformément aux exigences énoncées dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. La Cour suprême du Canada y a observé, aux pages 724 et 725 :
Il s'agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l'incapacité de l'État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. D'après les faits de l'espèce, il n'était pas nécessaire de prouver ce point car les représentants des autorités de l'État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l'absence de pareil aveu, il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée.
[16] Dans la présente affaire, la Commission s'est acquittée correctement de la première partie de cette analyse en examinant si la Mongolie contrôlait efficacement son territoire et avait en place des autorités policières et civiles. La question suivante, toutefois, consiste à se demander si la Commission a étudié « son propre témoignage [celui du demandeur] au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée » .
[17] Plus précisément, le demandeur prétend que la collectivité kazakhe entretient une vendetta contre tous les survivants de sa famille. Il soutient que le meurtre de son grand-père, en 1954, la mort de son père, en 1982, les voies de fait graves qu'il a lui-même subies en 1997, l'attaque à la bombe incendiaire contre la maison maternelle en 1997 suivie de l'assassinat de sa mère, en 2002 (après que les demandeurs eurent quitté la Mongolie), sont tous des faits liés à la vendetta dirigée contre sa famille.
[18] La police de la Mongolie n'a jamais porté d'accusation contre quiconque à la suite de ces gestes de vengeance. Le contraire, à vrai dire, semble mieux refléter la réalité; il ne semble pas que l'État ait été capable de protéger sa mère du danger, malgré l'enquête policière instituée à la suite de l'incendie de sa maison.
[19] La Commission déclare, à la page 8 de sa décision :
J'admets, compte tenu de la preuve documentaire qui précède, que la mère du demandeur d'asile a été tuée en Mongolie par des criminels le 15 novembre 2002. Toutefois, me fondant encore une fois sur le contenu de l'attestation reproduite précédemment, j'en arrive à la conclusion que la police de la ville de Ulaanbattar enquête sur le meurtre et qu'elle s'efforce donc sérieusement de trouver l'auteur ou les auteurs du crime et de le ou les traduire en justice. Pour en arriver à cette conclusion, je me reporte également au témoignage du demandeur d'asile selon lequel la police de la Mongolie poursuit son enquête sur le meurtre de sa mère.
[20] J'estime que la Commission a négligé d'évaluer le témoignage des demandeurs. Il est manifeste que la conclusion de la Commission voulant qu'une enquête après le fait sur un meurtre, conjuguée aux huit années d'enquête à ce jour infructueuse sur d'autres faits concernant la famille, constitue une protection adéquate de l'État, n'est pas raisonnable ni ne s'appuie sur la documentation dont était saisie la Commission. L'analyse de la protection offerte par l'État est irrémédiablement entachée.
CONCLUSION
[21] En résumé, la Commission aurait pu rejeter la demande d'asile des demandeurs en invoquant soit un manque de crédibilité, soit la possibilité d'obtenir la protection de l'État. Puisque j'ai conclu que la Commission a erré sur chacun de ces deux aspects de ses motifs, sa décision ne peut être maintenue.
[22] Aucune partie n'a proposé une question à certifier. Aucune question ne sera certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur l'affaire.
2. Aucune question de portée générale n'est certifiée.
_ Judith A. Snider _
Juge
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9938-03
INTITULÉ : NAMUUNBILEG BASAA
MUNGANSHAGI ALKHAABAATAR
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : Calgary (Alberta)
DATE DE L'AUDIENCE : le 7 février 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : la juge Snider.
DATE DES MOTIFS : le 8 février 2005
COMPARUTIONS :
Stephen Jenuth POUR LES DEMANDEURS
Camille Audain POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ho MacNeil Jenuth
Calgary (Alberta) POUR LES DEMANDEURS
John H. Sims, c.r.
Sous-procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR