Date : 20191021
Dossier : IMM‑710‑19
Référence : 2019 CF 1313
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2019
En présence de monsieur le juge Roy
ENTRE :
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MONICA DORIS SHACKLEFORD
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration principal a refusé une demande de résidence permanente déposée à l’intérieur du Canada et fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Bien entendu, la demande de contrôle judiciaire a été présentée aux termes de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Pour les motifs qui suivent, elle doit être rejetée.
I.
Les faits
[2]
La demanderesse, une citoyenne de la Jamaïque aujourd’hui âgée de 72 ans, est arrivée au Canada en janvier 2005 pour rendre visite à sa sœur. Elle n’est jamais repartie. Mme Shackleford a subvenu à ses besoins au Canada en travaillant pour des familles canadiennes de sa collectivité où elle s’occupait de personnes âgées et de jeunes enfants.
[3]
Pour des raisons qui demeurent inconnues, elle a décidé en avril 2017 de régulariser son statut d’immigrante en déposant la demande qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Cette demande a été refusée le 20 décembre 2018. J’ai examiné la demande et les motifs invoqués à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH); ils sont effectivement limités et consistent à faire valoir que la demanderesse semble avoir subvenu à ses besoins durant les années qu’elle a passées au Canada, tandis qu’un certain nombre de lettres reconnaissent sa bonne réputation. Il semble également qu’elle soit active au sein de son église. En l’espèce, aucun enfant dont l’intérêt supérieur doit être pris en compte n’est concerné.
II.
La décision faisant l’objet du contrôle
[4]
L’agent d’immigration a examiné l’affaire avec soin et précisé que les facteurs pertinents étaient l’établissement et les liens personnels de Mme Shackleford au Canada. D’après lui, les éléments de preuve étaient insuffisants pour justifier l’application du paragraphe 25(1) de la LIPR, qui prévoit ce qui suit :
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[5]
D’entrée de jeu, l’agent a déclaré que l’examen [TRADUCTION]
« consistera notamment à évaluer les difficultés et à trancher la question de savoir s’il existe des motifs justifiant d’accorder une dispense ou le statut de résident permanent sur le fondement de l’existence de facteurs d’ordre humanitaire »
. L’agent a clairement pris en compte les facteurs soulevés par la demanderesse, c’est‑à‑dire l’établissement ainsi que les liens familiaux ou personnels au Canada ayant favorisé son intégration au sein de la société canadienne.
[6]
Il ressort aussi clairement de la décision que les difficultés se sont vu accorder une grande importance. À l’égard de chaque question, une antithèse est avancée. Par exemple, l’agent déclare que [TRADUCTION] « (l)es observations soumises par la demanderesse à l’appui de son établissement au Canada ont été prises en compte et ne se verront accorder qu’un poids négligeable, puisque j’estime qu’elles ne suffisent pas à établir qu’elle ne pourra pas trouver un emploi semblable à son retour en Jamaïque »
. Lus dans leur ensemble, les motifs amènent l’agent à conclure que le degré des difficultés auxquelles se heurtera la demanderesse n’est pas suffisant pour justifier l’octroi d’une mesure exceptionnelle consistant à examiner plus avant une demande de résidence permanente présentée à l’intérieur du Canada et fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Bien qu’il soit positif, l’établissement ne s’est vu accorder qu’un poids minime, compte tenu de l’absence d’autorisation de séjour au Canada pour une période aussi longue. De même, les lettres de soutien provenant d’amis et d’anciens employeurs de la demanderesse lorsqu’elle travaillait comme fournisseuse de soins portent sur son caractère. Ces lettres ne se sont néanmoins vu accorder que peu de poids parce qu’elles ont été qualifiées de vagues et qu’elles n’attestent pas que [TRADUCTION] « la demanderesse a créé avec quiconque au Canada des liens dont la rupture aura sur elle ou sur d’autres personnes au Canada des effets défavorables importants, de sorte qu’elle ne pourrait pas retourner en Jamaïque et y reprendre sa vie avec son fils et d’autres membres de sa famille »
. Ayant examiné la situation personnelle de la demanderesse, l’agent a estimé qu’il n’avait pas été établi que le déménagement et la réinstallation de la demanderesse dans son pays d’origine auraient une incidence négative sur elle ou d’autres personnes au Canada ou en Jamaïque.
III.
Arguments et analyse
[7]
Les parties conviennent que le contrôle en l’espèce doit être effectué selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], au par. 44). Le sujet a été abordé directement par la Cour suprême, dont la conclusion permet de trancher la question.
[8]
La Cour semble avoir rendu des décisions différentes relativement à des faits variés. Il n’est pas facile de dégager la moindre directive durable de ces décisions. Par conséquent, la Cour doit d’abord retourner aux principes fondamentaux avant d’examiner plus avant les circonstances particulières de la présente affaire.
[9]
L’arrêt Kanthasamy a modifié l’approche à l’égard des demandes CH. Cependant, ce changement n’est pas aussi profond que l’aimerait la demanderesse. La Cour suprême a estimé, à la majorité, que le critère utilisé dans un certain nombre d’affaires, et consistant à déterminer si les difficultés étaient « inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
, n’était pas approprié en soi. Ce critère découle de Lignes directrices élaborées par le ministre à l’intention de ceux auxquels est déléguée l’obligation d’examiner ces questions. La Cour déclare au paragraphe 26 :
[26] Pour obtenir la dispense fondée sur le par. 25(1), le demandeur doit, selon les Lignes directrices, démontrer l’existence de difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées ». Sont « inhabituelles et injustifiées » les difficultés qui sont « non envisagées » par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou son règlement d’application et qui sont « le résultat de circonstances indépendantes de [la] volonté [du demandeur] ». Quant aux « difficultés démesurées », ce sont celles qui « auraient un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle » (Citoyenneté et Immigration Canada, Traitement des demandes au Canada, « IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire » (en ligne), section 5.10).
[En italique dans l’original.]
[10]
La Cour a jugé qu’il ne convenait pas d’analyser les difficultés en traitant les termes « inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
comme s’ils émanaient de la loi et constituaient la norme à appliquer. Ces termes ne doivent pas être considérés comme le critère applicable. La norme contenue dans cette formule succincte est plutôt destinée à aider les agents d’immigration et n’entrave pas le pouvoir discrétionnaire que suppose le paragraphe 25(1). Aux paragraphes 30 et 31 de l’arrêt Kanthasamy, on peut lire ce qui suit :
[30] Une deuxième approche correspond aux décisions où elle se montre moins catégorique vis‑à‑vis de Chirwa et où elle emploie le libellé qui y figure comme s’il coexistait avec celui des Lignes directrices (voir Lim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 956, par. 16‑17 (CanLII); Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 447, par. 15). Dans ces décisions, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale établissent clairement que les Lignes directrices et le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » offrent seulement des repères et ne limitent pas le pouvoir discrétionnaire qui permet à l’agent d’immigration de tenir compte d’autres facteurs que ceux prévus par les Lignes directrices. Dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555, la Cour d’appel fédérale fait observer que les Lignes directrices « “ne constituent pas des règles strictes” et ont plutôt “pour but d’aider à exercer le pouvoir discrétionnaire” » (par. 9). Et dans Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 621, la Cour fédérale relève que les considérations d’ordre humanitaire « ne se limitent pas [. . .] aux difficultés » et que les « lignes directrices peuvent seulement être d’une utilité limitée, parce qu’elles ne peuvent pas entraver le pouvoir discrétionnaire octroyé par le Parlement » (par. 10 et 12 (CanLII)).
[31] Cette deuxième approche, qui me paraît plus compatible avec les objectifs du par. 25(1), met l’accent sur la raison d’être équitable de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Elle considère que les termes employés dans les Lignes directrices sont utiles pour décider si, eu égard aux circonstances d’un demandeur en particulier, il convient ou non d’accorder une dispense, mais elle ne voit pas dans les Lignes directrices le seul énoncé possible des considérations d’ordre humanitaire qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire.
[11]
Cependant, la notion de difficultés demeure une considération importante dans l’examen des demandes fondées sur des motifs CH; elle n’en a pas été éliminée. Cela ressort clairement de ma lecture du paragraphe 33 de l’arrêt Kanthasamy. La Cour est loin de rejeter les difficultés à titre de considération pertinente pour les demandes fondées sur des motifs CH. Elle estime plutôt que les trois adjectifs « inhabituelles, injustifiées, démesurées »
n’établissent pas un seuil. Ils sont qualifiés d’instructifs, mais de non décisifs. Je reproduis le paragraphe 33 dans son intégralité :
[33] L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.
[En italique dans l’original.]
[12]
À mon avis, c’est le contrôle sous l’angle des trois adjectifs qui fait qu’un seuil plus élevé est créé qui est contestable. Comme le fait remarquer la Cour au paragraphe 23, « (l)’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) »
. La demande CH ne doit pas non plus être considérée comme un autre moyen d’immigrer au Canada : « De plus, [le paragraphe 25(1)] n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle »
.
[13]
Dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559, la Cour a fait remarquer que « [l]es considérations d’ordre humanitaire s’entendent notamment des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches (voir Baker, par. 67 et 72) »
(au par. 41). Comme on peut facilement le constater, elles supposent toutes un certain degré de difficulté.
[14]
Les considérations d’ordre humanitaire doivent être formulées de manière à justifier l’octroi d’une dispense dans des circonstances particulières. Le ministre est assujetti aux dispositions législatives et il ne peut agir de manière arbitraire. La décision de refuser une demande doit être raisonnable, compte tenu de tous les facteurs, qui comprennent notamment les difficultés. De même, la cour de révision ne doit pas non plus substituer son pouvoir discrétionnaire à celui qui est accordé au ministre et délégué aux agents qui agissent en son nom. Sans chercher à définir ce qui ne peut l’être (vient à l’esprit la boutade du juge Potter Stewart, dans la décision Jacobellis c Ohio, 378 US, à la p. 197, au sujet de l’obscénité : [TRADUCTION] « Je le reconnais lorsque je le vois »
), il doit exister une mesure de la gravité des circonstances pouvant légitimement constituer des considérations d’ordre humanitaire. Celles‑ci seront évaluées conjointement avec d’autres considérations, comme l’intérêt supérieur des enfants ou l’établissement au sein de la collectivité.
[15]
En fait, il existe une description de ce qui constitue des considérations d’ordre humanitaire qui donne la mesure de ce qui constitue le seuil pour les demandes fondées sur le paragraphe 25(1). Il suffit pour s’en convaincre d’examiner celle présentée dans l’arrêt Kanthasamy et jugée à même de constituer des considérations CH. Ce qu’offre le paragraphe 25(1) est une « mesure à vocation équitable lorsque les faits sont "de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne" (Chirwa, p. 364) »
(Kanthasamy, au par. 21). Il est difficile de voir comment le désir de soulager les malheurs d’une autre personne ne suppose pas une forme de difficultés subies par une autre. En fait, les malheurs sont tels qu’ils suscitent et provoquent le désir de les soulager, ce qui signale aussi un degré de gravité.
[16]
L’arrêt Kanthasamy ne déroge pas à l’exigence suivant laquelle la mesure consistant à accorder une dispense fondée sur des considérations CH doit être exceptionnelle et discrétionnaire. Ceci n’est pas nouveau. Cette exigence est prévue par la Loi, ainsi que par ses versions précédentes, depuis 1966‑1967 (voir Kanthasamy, au par. 12). Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, au par. 15 : « Ce recours n’appartient pas aux catégories d’immigration normales, ou à ce qui est décrit comme "l’asile", par lesquelles les étrangers peuvent venir au Canada de façon permanente, mais constitue une sorte de soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels. Une telle exemption "ne vise pas à créer une filière d’immigration de remplacement ni à offrir un mécanisme d’appel aux demandeurs d’asile" ou aux demandeurs de résidence permanente déboutés »
. Rien dans l’arrêt Kanthasamy ne laisse entendre que les demandes CH sont autre chose qu’exceptionnelles : la description contenue dans la décision Chirwa elle‑même, le fait que ces demandes ne se veulent pas un régime d’immigration de remplacement et que les difficultés associées au fait de quitter le Canada ne suffisent pas, tout cela indique clairement que les considérations CH doivent être suffisamment importantes pour se prévaloir du paragraphe 25(1). Il faut davantage qu’une affaire qui attire la sympathie.
[17]
Par ailleurs, le contrôle judiciaire de ces affaires est également limité par la nature de la mesure. Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable suppose une grande retenue de la part de la Cour, surtout lorsque le décideur jouit d’un pouvoir discrétionnaire. La cour de révision ne peut substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du décideur (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358 [Legault], au par. 11). Le législateur a conféré au ministre le pouvoir de soulager les malheurs d’une autre personne, ce qui signifie qu’un simple désaccord avec lui ou avec son délégué ne suffira pas lors du contrôle judiciaire. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas être transformé en contrôle selon la norme de la décision correcte. Comme nous l’a récemment rappelé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82, le point de départ doit être la décision elle‑même, et non la sympathie qu’attire l’affaire aux yeux de la cour de révision :
[50] En procédant ainsi, la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle dès le début de son analyse : elle a adopté sa propre interprétation de l’alinéa 11(1)b) et c’est à cette aune qu’elle a comparé l’interprétation de la Commission, jugeant cette dernière déraisonnable, car incompatible avec la sienne. La Cour fédérale a alors succombé à la tentation à l’égard de laquelle notre Cour, dans l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549 (QL), fait la mise en garde suivante, au paragraphe 28 :
Lorsqu’il applique la norme de la décision raisonnable, le juge n’élabore pas sa propre opinion sur la question pour la substituer ensuite à la décision de l’administrateur, en déclarant déraisonnable tout ce qui est incompatible avec cette opinion. Autrement dit, le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur et déclarer déraisonnable tout ce qui est contraire à ce critère. Ce faire équivaudrait, de la part du juge, à élaborer, affirmer et imposer son propre point de vue sur la question, soit un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte.
[18]
La décision faisant l’objet du contrôle n’est pas irréprochable. Je suis néanmoins parvenu à la conclusion qu’elle appelle la retenue. Cette décision appartient aux issues possibles acceptables et elle est donc raisonnable. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve ou de remettre l’affaire en litige (Legault, précité, au par. 11). Le critère est celui de la décision raisonnable, et non de la décision correcte. Je souscris à l’opinion exprimée par le juge Boswell dans la décision Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194, au par. 9 :
[9] [...]Lorsqu’il rend une décision en vertu du paragraphe 25(1), l’agent jouit d’un pouvoir hautement discrétionnaire puisque cette disposition [traduction] « prévoit un mécanisme pour répondre aux circonstances exceptionnelles » et la Cour [traduction] « doit faire preuve de beaucoup de retenue envers l’agent » (Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4, [2016] ACF no 1305; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15, [2002] 4 CF 358).
[19]
À mon avis, les motifs pour lesquels la mesure a été refusée, lus dans leur intégralité et examinés dans le contexte de ce dossier, permettent à notre « cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
(Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au par. 16).
[20]
Les éléments de preuve à l’appui de la demande fondée sur des considérations CH étaient en l’espèce très minces. Ils se résument à une personne qui se trouve au Canada sans statut et donc illégalement (art. 11 de la LIPR) depuis 14 ans, qui prétend travailler comme fournisseuse de soins et qui a réussi à subvenir à ses besoins pendant toutes ces années. Elle a présenté des lettres de soutien provenant d’anciens employeurs et de personnes qui la connaissent, mais il est difficile d’être en désaccord avec le décideur lorsqu’il affirme que ces lettres manquent de précision; elles sont générales, et ne fournissent pas beaucoup de détails susceptibles d’attester la profondeur des relations en cause. Si, dans les circonstances de la présente affaire, ces lettres devaient être jugées suffisantes, il serait alors difficile de ne pas conclure que le paragraphe 25(1) est devenu un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au par. 23). D’ailleurs, en quoi ces faits et circonstances satisfont‑ils au critère consistant à « offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont "de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne" (Chirwa, p. 364) »
(Kanthasamy, au par. 21)?
[21]
Le décideur n’a pas mesuré les difficultés associées au fait de devoir quitter le Canada en se demandant si elles étaient « inhabituelles et injustifiées »
ou « démesurées »
si bien que seules des difficultés de cette ampleur auraient pu faire en sorte que la demande soit accueillie. Les trois adjectifs ne sont même pas mentionnés, et encore moins utilisés comme deux seuils aux fins de l’octroi de la mesure. De l’avis de la Cour, il serait aussi inapproprié, dans les affaires qui inspirent la sympathie, de transformer les contrôles judiciaires de décisions CH en régime d’immigration parallèle que d’accepter des décisions arbitraires, ou de refuser d’accorder des mesures lorsque les circonstances incitent à soulager les malheurs d’une autre personne.
[22]
Le fardeau dont doit s’acquitter un demandeur CH n’est pas allégé. La demanderesse doit encore convaincre une cour de révision que la décision du tribunal était déraisonnable du fait qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables et qu’elle est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité du processus décisionnel. Malgré les observations pertinentes de l’avocat de la demanderesse, elle ne s’est pas acquittée de ce fardeau.
[23]
Le décideur en l’espèce a accordé peu de poids au degré d’établissement. Compte tenu de la preuve présentée par la demanderesse en la matière, je ne vois pas en quoi cela peut être déraisonnable si l’on accepte qu’il ne puisse y avoir un régime d’immigration parallèle. La simple présence au Canada de quelqu’un qui se trouve illégalement au pays depuis longtemps doit peser défavorablement dans la balance. Il peut y avoir d’autres considérations, mais la durée de la période passée dans l’illégalité au Canada ne peut se voir accorder un poids très positif. Les circonstances de la présente affaire ne rendent pas la décision déraisonnable.
[24]
Comme dans la décision Edo‑Osagie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1084, l’établissement de la demanderesse n’a pas été ignoré : le décideur a toutefois décidé de lui accorder peu de poids, étant donné qu’elle avait entamé son établissement sans autorisation. Je souscris à l’opinion exprimée au paragraphe 17 de cette décision :
[17] Il n’était pas déraisonnable pour l’agent de soupeser de façon défavorable les circonstances entourant l’établissement des demandeurs. Notre Cour a souvent affirmé que les demandeurs ne peuvent ni ne doivent être récompensés pour avoir cumulé du temps au Canada alors qu’en fait, ils n’avaient légalement pas le droit de le faire (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 [Semana], au paragraphe 48). [...]
Il ne s’agit pas là d’une proposition inhabituelle ni même nouvelle. Dans la décision Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, la Cour a estimé qu’« [i]l serait clairement à l’encontre de l’objet de la Loi de prétendre que plus un demandeur reste longtemps au Canada en situation illégale, meilleures sont ses chances d’être autorisé à s’établir de manière permanente et ce, même si ce demandeur ne satisfait pas au critère lui permettant d’obtenir le statut de réfugié ou de résident permanent »
(par. 21; voir aussi Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27). La demanderesse n’a pas montré en quoi la proposition est susceptible d’être déraisonnable, compte tenu de ces précédents et d’autres décisions allant dans le même sens. En fait, l’arrêt Legault (précité) de la Cour d’appel est une décision contraignante établissant que l’intégrité du système d’immigration est une considération pertinente (par. 19).
[25]
La demanderesse a fait valoir qu’il est déraisonnable d’accorder une trop grande importance à l’établissement accumulé durant un emploi non autorisé. Il n’a pas été démontré que l’importance était indue en l’espèce. Je m’empresse d’ajouter que dans les affaires appropriées, « l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense »
(Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au par. 21). Il peut arriver dans certains cas que l’établissement soit si profond et si solide, et l’intégration au sein de la collectivité si vaste et profonde qu’il serait déraisonnable, de la part du ministre, de ne pas accorder la mesure demandée, car l’interruption d’un établissement aussi riche incite à soulager les malheurs d’une autre personne. Il ne s’agit pas en l’espèce de l’une de ces affaires. Ces affaires sont rares.
[26]
La demanderesse a reproché au décideur d’avoir estimé que les compétences qu’elle avait acquises au Canada pouvaient lui servir si elle retournait en Jamaïque. La question est abordée pleinement et adéquatement dans la décision Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163, dans laquelle le juge Locke, qui siégeait alors à la Cour, a déclaré ce qui suit au paragraphe 17 :
[17] Je reconnais le principe énoncé dans la décision Lauture et je conviens qu’en appréciant les difficultés auxquelles pourraient faire face les demandeurs lors de leur retour en Chine, l’agente a tenu compte de leurs activités depuis leur arrivée au Canada. Toutefois, je ne suis pas convaincu qu’elle se soit livrée à un raisonnement inadmissible. L’agente n’a pas transformé un facteur par ailleurs favorable en facteur défavorable. En fait, en examinant l’établissement des demandeurs au Canada, elle a reconnu que [traduction] « plusieurs éléments témoignent favorablement de leur établissement et de leur intégration dans la société canadienne ». Dans le dernier paragraphe de la décision contestée, l’agente a répété qu’elle accordait un poids favorable à l’établissement et à l’intégration des demandeurs au Canada. Ce poids a cependant été mis en balance avec les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité des demandeurs et à leur connaissance de la Chine. À mon avis, même si l’agente a conclu que l’établissement et l’intégration des demandeurs au Canada constituaient un facteur favorable, elle pouvait néanmoins considérer que certaines des compétences qu’ils avaient acquises au Canada pouvaient réduire les difficultés éventuelles lors de leur retour en Chine. L’agente n’a pas apprécié l’établissement des demandeurs de manière erronée « sous l’angle des difficultés », comme c’était le cas dans la décision Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, au paragraphe 35.
[Non souligné dans l’original.]
[27]
Bien que le décideur ait évoqué plusieurs fois la notion de « difficultés »
, il ne me paraît pas possible d’arguer raisonnablement qu’il a mené l’analyse sous cet angle, en présumant qu’une telle perspective est contestable, par opposition à l’angle des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées jugé lacunaire dans l’arrêt Kanthasamy. Les autres facteurs ont été pris en compte, mais ils n’ont pas suffi à entraîner l’accueil de la demande. Cela est certainement raisonnable, compte tenu du dossier. Les considérations (établissement, liens personnels et intégration au sein de la collectivité) sont très limitées en l’espèce : si elles étaient jugées suffisantes, elles feraient des demandes CH l’équivalent d’un régime d’immigration parallèle pour ceux qui restent suffisamment longtemps au pays. Je le répète. Les difficultés sont une considération pertinente pour établir la situation d’un demandeur qui incite à soulager les malheurs; mais il doit y avoir des difficultés d’un degré allant au‑delà de celles associées au fait de devoir quitter le Canada. L’atténuation des difficultés par l’acquisition d’aptitudes d’emploi durant le séjour au Canada de celui qui doit quitter le pays doit faire partie de l’équation et peut être prise en compte par le décideur.
[28]
La demanderesse soutient que le décideur a fait une fixation sur les difficultés et qu’il n’a pas [TRADUCTION]
« évalué en quoi son établissement au Canada milite en faveur de l’octroi d’une dispense »
(mémoire des faits, au par. 41). Cependant, la difficulté insurmontable à laquelle est confrontée la demanderesse tient à l’absence d’éléments de preuve attestant un établissement d’une qualité suffisante pour faire en sorte que la demande CH ne devienne pas un régime d’immigration parallèle. Les conclusions tirées par le juge Diner dans la décision Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137 sont tout aussi applicables en l’espèce :
[10] Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs que l’agente principale a appliqué le mauvais critère. Comme le défendeur l’a admis, celle‑ci aurait pu mieux formuler sa décision, mais, si l’on considère la décision dans son ensemble, elle a évalué, en tant qu’aspects distincts, le degré d’établissement des demandeurs au Canada et les difficultés causées par le fait de présenter une demande depuis l’étranger, et elle est arrivée à des conclusions raisonnables pour ces deux aspects. En fait, il s’agit là de deux facteurs qui doivent être pris en considération (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, au paragraphe 28; Chokr c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1022 [Chokr], au paragraphe 9). De plus, il ressort clairement de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Kanthasamy que les difficultés subies demeurent un facteur important dans les demandes CH (voir, par exemple, Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73, aux paragraphes 15 à 22 et 33).
[11] Le mot [traduction] « difficultés » apparaît effectivement dans plusieurs paragraphes portant sur le degré d’établissement, mais l’agente principale a manifestement évalué les deux concepts séparément.
[12] De plus, je ne suis pas d’accord avec la proposition des demandeurs selon laquelle la décision XY ou la décision Lauture étaye la thèse voulant qu’un agent ne puisse pas traiter à la fois des difficultés et du degré d’établissement dans la même partie de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Je conviens avec les demandeurs qu’il aurait été préférable de séparer les deux concepts, mais le fait de considérer que la décision Lauture ou la décision XY impose une interdiction générale contre une telle combinaison revient à privilégier la forme au détriment du fond. Dans ces deux décisions on a plutôt reproché aux agents de ne pas avoir évalué la preuve relative au degré d’établissement et de ne pas l’avoir soupesée avec d’autres facteurs pertinents quant à la question de savoir si la dispense pour considérations d’ordre humanitaire s’appliquait. Dans les deux cas, l’agent a commis l’erreur d’utiliser simplement les caractéristiques d’établissement positives des demandeurs respectifs au Canada pour conclure qu’ils pouvaient donc s’établir avec succès à l’étranger. [...]
[29]
Les échelles mobiles peuvent servir ici d’analogie appropriée. Plus il y a de difficultés, moins il y a d’autres considérations à prendre en compte. Inversement, l’absence de difficultés fera en sorte que les autres considérations recevront beaucoup plus de poids. En l’espèce, l’établissement et les liens au sein de la collectivité ont été raisonnablement jugés négligeables.
[30]
Par conséquent, la Cour conclut qu’il n’a pas été démontré que la décision est déraisonnable. Les parties conviennent qu’aucune question ne doit être certifiée suivant l’article 74 de la LIPR. La Cour partage ce point de vue.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑710‑19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Aucune question grave de portée générale ne doit être certifiée.
« Yvan Roy »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 21e jour de novembre 2019.
Isabelle Mathieu, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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imm‑710‑19
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INTITULÉ :
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MONICA DORIS SHACKLEFORD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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toronto (ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 1er OCTOBRE 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE ROY
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DATE DES MOTIFS :
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LE 21 OCTOBRE 2019
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COMPARUTIONS :
Nicholas Woodward
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POUR LA DEMANDERESSE
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Christopher Crighton
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Battista Smith Migration Law Group
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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