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Date : 20191018


Dossier : IMM-1408-19

Référence : 2019 CF 1306

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

CHARVANE ELISME

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Monsieur Charvane Elisme, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR a rejeté l’appel interjeté par le demandeur à l’égard d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) et a confirmé la décision par laquelle cette dernière a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I.  Faits

[4]  Le demandeur est un citoyen d’Haïti. Il a quitté l’Haïti vers le Brésil, le 20 janvier 2014. Il a vécu au Brésil pendant deux ans.

[5]  Le 23 mai 2016, le demandeur a quitté le Brésil puisqu’il dit avoir été victime de discrimination. Il est arrivé aux États-Unis le 29 juillet 2016. Subséquemment, le demandeur est arrivé au Canada le 9 août 2017. Il a déposé une demande d’asile au Canada cette même journée. Le demandeur allègue craindre d’être persécuté en Haïti en raison de ses opinions politiques.

[6]  Les évènements à l’origine de sa demande sont comme suit. Le demandeur était trésorier du Mouvement Organisation Progressiste de la Petite Rivière de l’Artibonite (MOPPA) en 2014. Le 10 janvier 2014, des bandits armés envoyés par le Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK) ont fait irruption dans les locaux du MOPPA et ont exigé sa fermeture puisque les membres du MOPPA avaient critiqué ouvertement le gouvernement du PHTK. Le demandeur s’est opposé à la demande de fermeture ce qui a fait en sorte qu’il a été frappé et a reçu des menaces de mort.

[7]  La demande d’asile du demandeur a été entendue le 3 mai 2018 par la SPR. Sa demande a été rejetée au motif qu’il n’était pas crédible. En plus, il n’avait pas établi qu’il aurait une crainte advenant un retour en Haïti. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la SAR.

II.  Décision contestée

[8]  La décision est datée du 4 février 2019. La SAR a confirmé la décision de la SPR. En premier, la SAR a infirmé la conclusion de la SPR quant au manque de crédibilité du demandeur. Cependant, elle a confirmé la conclusion de la SPR que le demandeur n’a pas établi qu’il aurait une crainte bien fondée et actuelle s’il devait retourner en Haïti.

[9]  La SAR a noté que le demandeur allègue qu’il serait toujours visé par le PHTK en Haïti. Lors de l’attaque en 2014, il était le seul à s’être opposé à leur demande; le seul à avoir reçu un coup; et le seul à recevoir des menaces de mort. À cet égard, la SAR a déterminé ce qui suit :

  1. Bien que le PHTK soit toujours en place, le Président a changé en 2017 et l’administration en place n’est pas la même que celle de 2014. De plus, rien ne prouve qu’elle poursuive des moyens de coercition. Ainsi, rien dans la preuve soumise par le demandeur ni dans la preuve objective ne prouve que les militants qui ont agressé le demandeur en 2014 militent toujours pour le PHTK.

  2. Le MOPPA existe encore malgré les demandes des militants. Le demandeur ne savait pas si, depuis janvier 2014, les membres ont eu d’autres problèmes. Donc, « soit que les militants n’ont pas de réel pouvoir de contrainte ou soit, ils se sont désintéressés à l’organisation »;

  3. Rien dans la preuve ne démontre que quatre ans plus tard, les militants seraient encore à la recherche du demandeur; et

  4. Le passage du temps est un facteur pertinent qui milite dans l’atténuement de l’intérêt que les militants auraient envers le demandeur. Un tel délai sans s’être inquiété milite dans le sens où le demandeur n’a pas un profil à risque.

III.  Objection préliminaire

[10]  Le défendeur soumet que la demande d’autorisation de contrôle judiciaire a été déposée hors du délai prévu par la LIPR. La demande a été déposée le 1er mars 2019 alors que le défendeur soutient que la date limite pour le dépôt était le 27 février 2019.

[11]  Selon le paragraphe 35(2) des Règles de la section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 (RSARs), le demandeur est présumé, à moins de preuve contraire, avoir reçu copie de la décision sept jours après la date de sa mise à la poste. La preuve du défendeur démontre que la date d’envoi de la décision au demandeur est le 5 février 2019. Par conséquent, en vertu du paragraphe 35(2), le demandeur est présumé avoir reçu copie de la décision le 12 février 2019.

[12]  Le demandeur dispose ensuite de 15 jours pour déposer sa demande d’autorisation à l’encontre de la décision du SAR (LIPR, article 72(2)b)), ce qui mène à une date limite du 27 février 2019. Or, le demandeur a déposé la demande le 1er mars 2019.

[13]  Lors de l’audience, le demandeur soumet que le paragraphe 9(4) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (Règles CF), prévoit qu’un demandeur est réputé avoir reçu la décision de la SAR le dixième jour après la date de sa mise à la poste, ce qui mène à une date limite du 2 mars 2019. Il s’appuie également sur l’article 54 des RSARs..

[14]  À mon avis, le demandeur s'appuie par erreur sur le paragraphe 9(4) des Règles CF et l'article 54 des RSARs. Le paragraphe 9(4) vise la production d'une décision et des motifs après le dépôt d'une demande d’autorisation lorsque, dans la demande, le demandeur indique qu'il n'a pas encore reçu les motifs écrits du tribunal administratif.

[15]  Les dispositions applicables pour déterminer la date limite de dépôt de la demande d’autorisation sont le paragraphe 35(2) des RSARs et l’article 72(2)b) de la LIPR. Conformément à ces dispositions, la date limite du dépôt de la demande d’autorisation du demandeur était le 27 février 2019. Le demandeur n'ayant fourni aucune explication convaincante concernant le retard dans le dépôt de la demande, je conclus qu’elle a été déposée hors délai.

IV.  Questions en litige

[16]  Étant donné que les parties ont fait valoir le bien-fondé de la demande, je vais aborder brièvement les deux questions soulevées par le demandeur :

  1. La SAR a-t-elle appliqué une norme de preuve inappropriée lors de l’évaluation de la demande d’asile à la lumière des articles 96 et 97 de la LIPR?

  2. La SAR a-t-elle formulé une conclusion déraisonnable au sujet de la crainte du demandeur advenant un retour en Haïti?

V.  Norme de contrôle

[17]  La question à savoir la norme de preuve dans l’évaluation d’une demande d’asile au titre des articles 96 et 97 est une question de droit et doit être évaluée selon la norme de la décision correcte (Paz Ospina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 681 au para 25 (Paz Ospina); Sebastiao c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 803 au para 19 (Sebastiao)).

[18]  La norme de contrôle applicable à la conclusion de la SAR quant à l’évaluation de la crainte et du risque de retour est celle de la décision raisonnable, puisque le demandeur conteste les conclusions factuelles et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par la SAR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35). La norme du caractère raisonnable s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

VI.  Analyse

1.  La SAR a-t-elle appliqué une norme de preuve inappropriée lors de l’évaluation de la demande d’asile à la lumière des articles 96 et 97 de la LIPR?

[19]  Le demandeur soumet que la SAR a appliqué un critère plus strict et rigoureux en analysant le volet objectif de l’article 96, alors que celui qui est censé être appliqué est celui de l’existence d’une possibilité raisonnable de persécution (Paz Ospina au para 23; Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 RCF 680 (CA) aux paras 5-8 (Adjei)). Le demandeur soutient que la SAR s’est appuyée sur la règle de la prépondérance des probabilités, une norme de preuve plus exigeante propre à l’article 97, et non celle de la possibilité raisonnable de persécution, une norme de preuve moins exigeante.

[20]  Le demandeur soulève que la SAR s’est penchée sur la notion de risque, au lieu de la notion de crainte. Des expressions telles que « risque de retour en Haïti », « rien ne prouve que », « l’appelant n’a pas un profil à risque » mène à croire que la SAR « a cherché à établir l’existence d’une probabilité majeure de risque et non la présence d’une crainte possible et raisonnable de persécution ». En ce sens, il argumente que la SAR a confondu l’analyse fondée sur l’article 96 et l’analyse fondée sur l’article 97.

[21]  Le défendeur soumet que l’argumentation du demandeur est fondée sur des nuances d’ordre sémantique et une interprétation microscopique et incomplète de la décision. Il souligne la distinction entre la norme de preuve, qui correspond à la « prépondérance des probabilités », et le critère objectif relativement à la crainte de persécution qui correspond à la « possibilité sérieuse » (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 1 au para 9). Le défendeur soutient que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, il existait une possibilité sérieuse de persécution pour lui en Haïti.

[22]  Je conclus que la SAR n’a pas erré. Il incombait au demandeur d’établir une crainte subjective et objective de persécution, s’il devait retourner en Haïti, dans les deux cas selon la prépondérance des probabilités. Les deux volets sont décrits comme suit (Sebastiao au para 12) :

[12]  L’élément subjectif du critère à deux volets susmentionné se rapporte à l’existence de la crainte de persécution dans l’esprit du demandeur d’asile; ce dernier doit être un témoin crédible et livrer un témoignage cohérent. L’élément objectif requiert que le demandeur présente des éléments de preuve à l’appui du bien-fondé de la crainte à l’égard de la situation objective (Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] A.C.F. no 601 (CAF), au paragraphe 14; Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593 (Chan), aux paragraphes 128, 133 et 134).

[23]  Autrement dit, le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une « possibilité raisonnable » ou une « possibilité sérieuse » de persécution aux fins de l’article 96 (Adjei aux paras 5, 6 et 8).

[24]  En commençant son analyse du dossier, la SAR a déclaré que la question déterminante en l’espèce est le risque en Haïti. La SAR a conclu que le demandeur n’a pas démontré « qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté pour l’un des motifs de la Convention ou que selon la balance de la probabilité, qu’il serait personnellement exposé à » l’un des risques prévus à l’article 97 de la LIPR. Le fait que la SAR a utilisé le terme « risque de retour en Haïti » comme sous-titre de son analyse du volet objectif de la crainte du demandeur n’indique pas qu’il y a eu confusion. La SAR, lors de son analyse du risque de retour en Haïti, a noté spécifiquement le fardeau du demandeur de démontrer qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté advenant un retour en Haïti. Selon moi, la SAR était consciente de la différence entre le fardeau de la preuve et le critère lui-même.

[25]  Le demandeur soutient qu’en concluant qu’il n’a pas prouvé qu’il avait une crainte bien fondée à son retour en Haïti, la SAR a exigé un critère de la prépondérance des probabilités. Je ne suis pas d’accord. La décision de la SAR doit être lue dans son ensemble (Aloysious c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1050 au para 13). Le demandeur s’appuie indûment sur les mots spécifiques utilisés par la SAR lors de son analyse plutôt que sur le fond de ses conclusions.

[26]  Lorsque la décision est lue dans son ensemble, il est clair que la SAR a procédé à une analyse approfondie du risque objectif de persécution du demandeur en Haïti et de la question de savoir s'il avait établi une possibilité sérieuse de persécution. La SAR n’a commis aucune erreur en examinant la nature objective du risque de persécution du demandeur et en déterminant qu’il ne s’est pas déchargé de son fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté en retournant en Haïti.

[27]  De plus, la SAR n’a pas confondu l’analyse fondée sur l’article 96 et l’analyse fondée sur l’article 97. La SAR a énoncé correctement les critères applicables aux deux articles dans la décision. Les faits de la présente affaire justifiaient une analyse combinée de l’article 96 et l’article 97 et l'examen du profil de risque du demandeur par la SAR n'était pas une erreur (Debnath c Canada (Citoyenneté et immigration), 2018 CF 332 au para 35) :

[35]  Comme le montre la jurisprudence énoncée ci-dessus, aux termes de l’article 96 et de l’article 97, le demandeur doit établir l’existence d’un risque à la fois personnel et objectivement identifiable. Même si l’agent aurait pu certainement mieux séparé son analyse sur les critères des articles 96 et 97, en lisant la décision dans l’ensemble, je ne suis pas convaincue que l’alinéa en question, comme il a été décrit ci-dessous, démontre que l’agent a confondu les critères des articles 96 et 97. Bien que la persécution ne doit pas être personnalisée en vertu de l’article 96, puisque le demandeur peut démontrer que sa crainte est connue par le groupe auquel il appartient au sens de la Convention, le profil du demandeur doit être examiné au moment de déterminer s’il y a un risque de persécution bien fondé.

2.  La SAR a-t-elle formulé une conclusion déraisonnable au sujet de la crainte du demandeur advenant un retour en Haïti?

[28]  À mon avis, la décision de la SAR est tout à fait raisonnable. Fondamentalement, le demandeur n’a présenté aucune preuve de son risque actuel en Haïti, ce qui a permis à la SAR de conclure qu’il n’avait pas établi une possibilité sérieuse de persécution. Le demandeur n’a pas un profil à risque puisqu’il n’est ni membre d’un parti politique, ni un participant dans les activités politiques; les militants du PHTK ont cessé de le rechercher 3 jours après l’incident en 2014; le MOPPA existe encore et le demandeur ne savait pas si les membres ont eu d’autres problèmes depuis l’attaque de 2014; et, le Président et l’administration en Haïti ont changé en 2017. En considérant l’ensemble de ces facteurs, l’examen par la SAR de la preuve documentaire et du témoignage du demandeur est raisonnable et ses conclusions sont exprimées de manière transparente et justifiée. Malgré les arguments détaillés du demandeur, la SAR a raisonnablement évalué la preuve documentaire dont il disposait.

VII.  Conclusion

[29]  Je conclus que la SAR pouvait raisonnablement conclure que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté advenant un retour en Haïti. Sa demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[30]  Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification et cette cause n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT DU DOSSIER DE LA COUR IMM-1408-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1408-19

 

INTITULÉ :

CHARVANE ELISME c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 octobre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES JUGEMENT ET MOTIFS :

LE 18 octobre 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Félix F. Ocana Correa

 

Pour le demandeur

 

Me Evan Liosis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Félix F. Ocana Correa

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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