Date : 20190924
Dossier : T‑582‑18
Référence : 2019 CF 1215
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2019
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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ALEXANDRU‑IOAN BURLACU
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Le demandeur, M. Alexandru‑Ioan Burlacu, se représente lui-même en l’espèce. Il a présenté une demande au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et de l’article 51.2 de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 [LPFDAR]. Il demande le contrôle judiciaire de la décision rendue le 22 février 2018 par le commissaire à l’intégrité du secteur public [le commissaire], qui a refusé d’enquêter sur des allégations d’actes répréhensibles en vertu du paragraphe 24(1) de la LPFDAR.
[2]
M. Burlacu soutient que, comme il n’a pas procédé à une enquête, le commissaire a interprété de façon inexacte ou déraisonnable certaines dispositions de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93‑246, et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. De plus, M. Burlacu affirme que, comme il a refusé d’enquêter sur les allégations d’actes répréhensibles, le commissaire a interprété et appliqué de façon déraisonnable la LPFDAR.
[3]
Le défendeur soutient que le commissaire a raisonnablement refusé d’enquêter, car les divulgations ne portaient sur aucun acte répréhensible au sens de la LPFDAR.
[4]
M. Burlacu a exposé très habilement et efficacement sa position devant la Cour au moyen d’observations écrites et orales. Toutefois, je ne peux conclure qu’en refusant d’enquêter, le commissaire a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour. La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.
II.
Contexte
[5]
M. Burlacu est agent principal des programmes à l’Unité d’examen des cas, Division des opérations d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs et de la gestion des cas de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC]. Dans le cadre de son emploi, il a été témoin de ce qu’il considère être un acte répréhensible au sens de l’article 8 de la LPFDAR. Il a soulevé ses préoccupations auprès de l’ASFC, mais il estime qu’elles n’ont pas été prises au sérieux.
[6]
Par conséquent, M. Burlacu a demandé et obtenu des fonds qui lui ont permis d’accéder à des services de consultation juridique au titre de l’article 25.1 de la LPFDAR. Il a ensuite adressé trois divulgations au commissaire, conformément au paragraphe 13(1) de la LPFDAR. Les divulgations ont été enregistrées sous les numéros suivants : PSIC‑2017‑D‑0334 [la divulgation 334], PSIC‑2017‑D‑0335 [la divulgation 335] et PSIC‑2017‑D‑0336 [la divulgation 336].
[7]
La divulgation 334 concernait une décision rendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ordonnant la détention d’une personne, appelée M. X par M. Burlacu afin de protéger son identité. M. Burlacu a affirmé que la décision relative à la détention constituait un acte répréhensible au sens de l’article 8 de la LPFDAR, car il était d’avis que M. X était un citoyen canadien dont la citoyenneté n’avait pas été révoquée et que la décision relative à sa détention contrevenait donc à la LIPR.
[8]
La divulgation 335 concernait une décision relative à la révocation de la citoyenneté de M. X au motif qu’il l’avait obtenue par la fraude. Le demandeur a affirmé qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] avait révoqué la citoyenneté de M. X en se fondant sur l’affidavit d’un analyste, selon lequel M. X n’avait jamais été un citoyen. Le demandeur a fait valoir qu’encore une fois, la révocation constituait un acte répréhensible.
[9]
La divulgation 336 concernait une décision d’IRCC de ne pas délivrer de titres de voyage à deux résidents permanents [les RP] au titre du paragraphe 31(3) de la LIPR. M. Burlacu a soutenu que le défaut de délivrer les titres de voyage constituait une violation de la LIPR, car les RP satisfaisaient aux exigences légales en matière de résidence permanente, et qu’il s’agissait une fois de plus d’un acte répréhensible au sens de la LPFDAR.
[10]
Au moyen d’une lettre datée du 22 février 2018, le commissaire a décidé de ne pas procéder à une enquête sur les divulgations. Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
III.
Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46
[11]
La LPFDAR crée un régime de divulgation qui vise à promouvoir l’intérêt public et à accroître la confiance du public dans l’intégrité des fonctionnaires grâce à la création de mécanismes efficaces de divulgation des actes répréhensibles et de protection des fonctionnaires divulgateurs, ainsi qu’à l’adoption d’un code de conduite du secteur public (préambule de la LPFDAR).
[12]
L’article 8 de la LPFDAR définit les actes répréhensibles. La définition comprend la contravention d’une loi fédérale ou provinciale, y compris d’un règlement pris sous leur régime, et la contravention grave d’un code de conduite :
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[13]
L’article 12 de la LPFDAR prévoit que le fonctionnaire peut faire une divulgation en communiquant à son supérieur hiérarchique ou à l’agent supérieur désigné tout renseignement qui, selon lui, peut démontrer qu’un acte répréhensible a été commis. Pour sa part, l’article 13 prévoit que ces mêmes renseignements peuvent être divulgués au commissaire, sauf s’il s’agit de renseignements confidentiels du Cabinet ou de renseignements protégés par le secret professionnel liant l’avocat à son client :
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[14]
L’article 22 de la LPFDAR énonce les attributions du commissaire, qui comprennent la réception et l’examen des divulgations d’actes répréhensibles afin d’établir s’il faut y donner suite. L’article 23 de la LPFDAR prévoit que le commissaire ne peut donner suite à une divulgation ou commencer une enquête si une personne ou un organisme — exception faite d’un organisme chargé de l’application de la loi — est saisi de l’objet de celle-ci au titre d’une autre loi fédérale. L’article 24 de la LPFDAR prévoit que le commissaire peut également refuser de donner suite à une divulgation ou de commencer une enquête s’il estime que l’une des situations prescrites s’applique ou que cela est opportun « pour tout autre motif justifié »
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IV.
Décision faisant l’objet du contrôle
[15]
Les raisons pour lesquelles le commissaire a refusé d’enquêter sur les allégations d’actes répréhensibles ont été communiquées à M. Burlacu dans une lettre. La lettre de décision du commissaire fait suite à une analyse des trois divulgations contenue dans un document d’analyse d’admissibilité du dossier. L’analyse se conclut par une recommandation à l’intention du commissaire, qui reflète le contenu de la lettre de décision.
[16]
Après avoir résumé les trois divulgations faites par M. Burlacu, le commissaire a souligné qu’au moment d’établir si la tenue d’une enquête était justifiée, il devait d’abord vérifier si les divulgations concernaient des actes répréhensibles au sens de l’article 8 de la LPFDAR et tenir compte des restrictions et des facteurs discrétionnaires établis aux articles 23 et 24 de la LPFDAR.
[17]
Le commissaire s’est ensuite penché sur chacune des trois divulgations. Il a conclu qu’il n’était pas autorisé à donner suite à l’allégation de détention illégale de M. X (la divulgation 334), car il s’agissait d’une décision administrative visée par le paragraphe 24(2) de la LPFDAR. M. Burlacu ne conteste pas la décision rendue par le commissaire relativement à cette divulgation.
[18]
Dans son examen de la divulgation 335 (l’allégation de révocation illégale de la citoyenneté), le commissaire a souligné que la loi semblait conférer à IRCC et à l’ASFC le pouvoir d’annuler le certificat de citoyenneté de M. X et de prendre une mesure de renvoi. Le commissaire a précisé que, même si M. Burlacu [traduction] « ne souscrivait peut-être pas »
à l’interprétation faite par IRCC de son pouvoir conféré par la loi, il semblerait que les actes d’IRCC [traduction] « ont été approuvés à la suite de consultations, ce qui donne à penser qu’il s’agissait d’un processus éclairé »
. Par conséquent, il ne semblait y avoir aucun acte répréhensible au sens de la LPFDAR. Le commissaire a également souligné que M. X avait accès à des mécanismes de recours. Par conséquent, il a refusé de commencer une enquête, parce qu’il estimait que cela était opportun pour tout autre motif justifié (alinéa 24(1)f) de la LPFDAR).
[19]
En ce qui concerne la divulgation 336, le commissaire a conclu que le fait que M. Burlacu désapprouve les mesures prises ne donne pas à penser que des actes répréhensibles ont été commis au titre de la LPFDAR. Il a également expliqué que les RP avaient accès à des mécanismes de recours. Le commissaire a encore une fois refusé d’enquêter en se fondant sur l’alinéa 24(1)f) de la LPFDAR.
V.
Question préliminaire
[20]
M. Burlacu demande à la Cour de rendre une ordonnance, au titre de l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS 98‑106 [les Règles], lui permettant de contester les décisions concernant les divulgations 335 et 336 dans une seule demande. Il soutient que le commissaire a examiné les divulgations ensemble et que les motifs justifiant la tenue d’un contrôle judiciaire à l’égard de chacune des décisions sont presque identiques.
[21]
La Cour a déjà statué que des décisions étroitement liées, rendues en application de la même loi, par le même décideur et concernant des questions juridiques semblables peuvent être traitées comme une seule décision et considérées comme faisant partie d’une seule demande de contrôle judiciaire (Conseil des Innus de Ekuanitshit c Canada (Pêches et Océans), 2015 CF 1298, au par. 49, et Whitehead c Première Nation de Pelican Lake, 2009 CF 1270, aux par. 51 et 52).
[22]
Les deux décisions en litige concernent des questions juridiques semblables, ont été rendues au même moment par le même décideur en application de la même loi. Conformément au principe établi à l’article 3 des Règles, selon lequel « [l]es […] règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »
, la demande de M. Burlacu voulant que les deux décisions soient examinées dans le cadre d’une seule demande est accordée.
VI.
Question en litige
[23]
M. Burlacu a contesté un certain nombre d’éléments distincts de l’analyse effectuée par le commissaire au moment de cerner les questions en litige. À mon avis, une seule question se pose :
La décision du commissaire de ne pas enquêter sur les divulgations 335 et 336 était-elle déraisonnable?
VII.
Norme de contrôle judiciaire
[24]
M. Burlacu fait valoir que la norme de la décision correcte doit être appliquée à l’interprétation faite par le commissaire de la Loi sur la citoyenneté, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et du Règlement sur la citoyenneté. Il soutient que la norme de la décision raisonnable doit être appliquée à l’interprétation faite par le commissaire de la LPFDAR et à la décision de ne pas enquêter.
[25]
Une cour de révision n’est pas tenue de procéder à une analyse de la norme de contrôle si celle-ci a déjà été arrêtée (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 57 [Dunsmuir]). La jurisprudence antérieure a établi que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle de la décision du commissaire de ne pas enquêter (Agnaou c Canada (Procureur général), 2014 CF 86, au par. 19 [Agnaou], confirmée par Agnaou c Canada (Procureur général), 2015 CAF 30, au par. 35; voir aussi Detorakis c Canada (Procureur général), 2010 CF 39, au par. 29 [Detorakis]).
[26]
M. Burlacu souligne la prise en compte par le commissaire de la Loi sur la citoyenneté et de la LIPR pour affirmer que la norme de la décision correcte doit être appliquée à toute conclusion tirée conformément au pouvoir que ces lois confèrent ou aux mécanismes qu’elles prévoient. Je ne suis pas d’accord. Le rôle du commissaire en l’espèce était d’établir si, aux fins des objectifs et du cadre établis par le législateur dans la LPFDAR, des motifs justifiaient la tenue d’une enquête relativement aux divulgations.
[27]
Le commissaire exercera immanquablement son mandat dans le contexte d’un cadre législatif, réglementaire ou stratégique externe. Par exemple, dans la décision Anjou, la question soulevée concernait la nature et la portée du pouvoir discrétionnaire d’intenter des poursuites. Dans la décision Detorakis, le mandat était exercé dans le contexte du régime de l’accès à l’information, alors que dans la décision Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’intégrité de la fonction publique), 2016 CF 886, il l’était dans le contexte du Règlement de l’aviation canadien. Le contexte ne change pas la nature ni le caractère de la décision du commissaire et n’influe pas non plus sur la norme de contrôle.
[28]
La décision du commissaire sera examinée selon la norme de contrôle déférente de la décision raisonnable.
VIII.
Analyse
A.
Observations du demandeur
[29]
M. Burlacu fait valoir que, en examinant la divulgation 335, le commissaire a commis une erreur dans son interprétation des dispositions pertinentes de la Loi sur la citoyenneté et du Règlement sur la citoyenneté relatives à la révocation de la citoyenneté. Il soutient que la décision du commissaire est incorrecte ou déraisonnable pour deux motifs. Premièrement, le commissaire n’a pas tenu compte de la jurisprudence et des observations selon lesquelles la citoyenneté obtenue de façon frauduleuse ne peut être perdue qu’au moyen d’une décision du Cabinet, et non par l’annulation d’un certificat de citoyenneté obtenu par la fraude. Deuxièmement, le commissaire n’a pas reconnu le fait que, tant que la citoyenneté n’a pas été révoquée par le Cabinet, l’ASFC n’a pas le pouvoir légal de prendre une mesure de renvoi contre M. X.
[30]
M. Burlacu soutient que, dans son examen de la divulgation 336, le commissaire a implicitement mal interprété le paragraphe 31(3) de la LIPR lorsqu’il a conclu qu’IRCC et l’ASFC n’avaient pas commis d’« acte répréhensible »
. Il affirme que le paragraphe 31(3) impose une obligation positive de délivrer des titres de voyage dans la situation qui fait l’objet de la divulgation, que le libellé du paragraphe 31(3) est clair à cet égard, que la mauvaise interprétation implicite du commissaire contrevient à l’article 11 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‑21, et que les objectifs de la LIPR n’appuient pas une interprétation contraire.
[31]
De plus, M. Burlacu fait valoir que le commissaire a l’obligation d’enquêter sur les divulgations, sauf si la LPFDAR exige qu’il refuse d’enquêter ou si le commissaire conclut de façon raisonnable qu’au moins une des situations exposées aux alinéas 24(1)a) à f) s’applique. M. Burlacu reconnaît que l’alinéa 24(1)f) confère au commissaire un vaste pouvoir discrétionnaire de ne pas enquêter si « cela est opportun pour tout autre motif justifié »
, mais il fait valoir, en se fondant sur la version française de cette disposition, que l’alinéa 24(1)f) doit être interprété d’une façon plus étroite et non simplement en fonction du sens ordinaire du libellé anglais. Au sens de l’alinéa 24(1)f), un « motif justifié »
doit être un motif autre que ceux qui sont énoncés aux alinéas a) à e). M. Burlacu soutient que le commissaire a commis une erreur en se fondant sur l’alinéa 24(1)f) pour appuyer sa décision, mais en exposant des motifs qui étaient plutôt visés par les alinéas 24(1)a) et 24(1)e).
[32]
M. Burlacu fait également valoir que le défaut du commissaire de procéder à une analyse suffisante pour appuyer ses conclusions et de prendre en considération et d’examiner des éléments de preuve relatifs au processus de révocation, ainsi que l’erreur dans l’interprétation des dispositions législatives pertinentes liées à la révocation de la citoyenneté et aux droits des RP, rendent la décision déraisonnable.
B.
La décision était-elle raisonnable?
(1)
Validité juridique des actes qui sous-tendent les divulgations d’actes répréhensibles
[33]
Le législateur a chargé le commissaire d’examiner les divulgations d’actes répréhensibles allégués et de décider « s’il existe des motifs suffisants pour y donner suite »
. Je souscris aux observations du défendeur, selon lesquelles cette obligation doit être interprétée dans le vaste contexte du régime et des objectifs de la LPFDAR, qui comprennent la prestation d’un mécanisme permettant de mettre en lumière les actes répréhensibles commis au sein de l’administration publique fédérale et de protéger les divulgateurs.
[34]
Au moment d’examiner ce mandat, il importe de reconnaître que le législateur n’a pas mandaté le commissaire de procéder au contrôle judiciaire des décisions rendues par d’autres décideurs administratifs, ni de procéder à une interprétation judiciaire des lois. Le commissaire doit plutôt, sur réception d’une divulgation, évaluer si la prise d’autres mesures est requise. Pour s’acquitter de son obligation, le commissaire examine et interprète les renseignements se rapportant à la divulgation et, ce faisant, pourrait devoir prendre en considération divers régimes législatifs, réglementaires ou stratégiques. C’était le cas en l’espèce. Comme je l’ai déjà mentionné, les décisions du commissaire sont assujetties au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. Une cour de révision doit établir si les motifs sont justifiés, transparents et intelligibles et si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au par. 47). Dans le cadre du contrôle judiciaire des décisions du commissaire selon cette norme, la Cour n’est pas tenue d’examiner la validité juridique des mesures particulières qui ont été prises ou de l’interprétation qui a été faite d’une loi dans le cadre d’un processus distinct suivi par un autre décideur officiel ou administratif.
[35]
Dans la décision Swarath c Canada (Procureur général), 2015 CF 963 [Swarath], le commissaire avait refusé d’enquêter sur une affaire dans laquelle Santé Canada aurait détruit le produit des demandeurs sans leur consentement. Le commissaire a conclu qu’aucun élément de preuve ne montrait que Santé Canada avait détruit les boîtes. Subsidiairement, le commissaire a souligné que, si les boîtes avaient été détruites, cette opération avait été effectuée avec la permission d’UPS, qui était en possession des boîtes à ce moment-là, et que cela suffisait à constituer un « consentement »
au sens de la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F‑27. En ce qui concerne la conclusion subsidiaire et la question de savoir si la conduite était légale, le juge Alan Diner a statué que le recours approprié était le contrôle judiciaire de la mesure sous-jacente :
[48] Le commissaire a également noté, subsidiairement, que si les boîtes de Libidus ont été détruites, cette opération a été effectuée avec la permission d’UPS, et que cela suffirait à constituer un consentement au sens du paragraphe 27(1) de la Loi sur les aliments et drogues. Étant donné qu’on n’a pas soumis de jurisprudence quant aux exigences légales sur l’obtention du consentement au titre de cette disposition, et qu’on n’a pas débattu de la question devant moi, cette conclusion juridique pourrait être confirmée ou invalidée. Pour répondre à cette question juridique, la décision alléguée de Santé Canada de demander la destruction des boîtes devrait faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Le contrôle judiciaire en l’espèce n’est pas l’instance convenable pour soumettre ces actions à un contrôle judiciaire, parce que l’instance actuelle ne porte pas sur les actions de Santé Canada, mais plutôt sur la décision du commissaire de refuser d’enquêter sur des allégations d’actes répréhensibles. [Non souligné dans l’original.]
[36]
En l’espèce, comme dans la décision Swarath, pour évaluer la validité juridique des décisions qui sous-tendent les divulgations de M. Burlacu, c’est-à-dire la décision de révoquer la citoyenneté, la décision de prendre une mesure de renvoi et la décision de ne pas délivrer de titres de voyage, il convient de procéder au contrôle judiciaire de ces décisions. Il importe de préciser clairement que mes conclusions à cet égard n’excluent pas du contrôle la façon dont le commissaire a pris en considération et analysé les exigences et obligations prévues dans la Loi sur la citoyenneté et dans la LIPR. Ces éléments font partie du contrôle de la décision selon la norme de la décision raisonnable, mais ne reposent pas sur la validité ou l’invalidité en droit des mesures sous-jacentes.
(2)
Interprétation et application de l’alinéa 24(1)f) de la LPFDAR
[37]
Pour conclure que les divulgations 335 et 336 ne concernaient aucun acte répréhensible au sens de la LPFDAR et refuser de donner suite à ces divulgations, le commissaire a constaté :
Divulgation 335
que, selon son interprétation, la loi conférait à IRCC et à l’ASFC le pouvoir d’annuler le certificat de citoyenneté et d’amorcer le processus de renvoi en litige;
que, même si M. Burlacu désapprouvait l’interprétation de ces instruments habilitants, les décisions ont été rendues après la tenue de consultations, ce qui donne à penser que le processus était éclairé;
que des mécanismes de recours étaient accessibles aux personnes touchées par la décision;
Divulgation 336
que le désaccord quant aux mesures prises ou à l’interprétation de la LIPR ne laisse pas entrevoir d’actes répréhensibles au sens de la LPFDAR;
que des mécanismes de recours étaient accessibles aux personnes touchées si elles n’étaient pas satisfaites des décisions d’IRCC ou de l’ASFC.
[38]
M. Burlacu conteste la portée et la nature de l’analyse du commissaire. J’aborderai d’abord la question soulevée en ce qui a trait à l’interprétation de l’alinéa 24(1)f). Cet alinéa est ainsi libellé :
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[39]
M. Burlacu fait valoir que l’alinéa f) ne peut pas être interprété comme une clause omnibus englobant tout, car il rendrait inutiles les alinéas a) à e). À l’appui de ce point de vue, il souligne que le texte français contient le terme « autre »
pour décrire les motifs justifiés de refuser de donner suite à une divulgation. En se fondant sur le principe du sens commun de l’interprétation législative, il soutient que la disposition doit être interprétée dans son sens le plus restreint.
[40]
Dans la décision Gupta c Canada (Procureur général), 2016 CF 1416, le juge Henry Brown s’est penché sur l’interaction entre l’alinéa 24(1)f) et les alinéas qui le précèdent. Le juge Brown a reconnu que le commissaire s’était fondé sur un texte qui correspondait à celui de l’alinéa 24(1)a), tout en invoquant l’alinéa 24(1)f) pour ne pas donner suite à la plainte. Le juge Brown a soutenu qu’une justification qui pourrait être fondée sur les alinéas a) à e) pourrait également être fondée sur un motif visé à l’alinéa f) :
[44] En outre, même si l’alinéa 24(1)f) a été invoqué, le texte réellement utilisé par le commissaire est tiré de l’alinéa 24(1)a) […] Je ne vois aucune raison de principe pour laquelle la justification essentielle exprimée à l’alinéa 24(1)a), notamment, la disponibilité d’un autre recours pourrait ne pas constituer un fondement égal d’une décision en vertu de l’alinéa 24(1)f). Tel que l’a soutenu le demandeur, l’alinéa 24(1)f) constitue une forme de « clause omnibus ».
[41]
Même si le défendeur admet qu’il convient normalement de retenir la version la plus restrictive comme étant celle qui exprime l’intention du législateur au moment d’interpréter une loi bilingue, il est avancé qu’il ne faut pas privilégier cette application du principe du sens commun si elle va à l’encontre du but de la loi (La Reine c. Cie Imm. BCN Ltée, [1979] 1 RCS 865, au par. 116). Ces observations me convainquent.
[42]
Quand il a promulgué la LPFDAR, le législateur avait l’intention de créer des mécanismes efficaces de divulgation d’actes répréhensibles et de protection des fonctionnaires ainsi que d’atteindre un équilibre entre ces objectifs et le devoir de loyauté et le droit à la liberté d’expression des fonctionnaires (préambule de la LPFDAR). Dans le but d’atteindre cet équilibre, le législateur a conféré au commissaire de vastes pouvoirs discrétionnaires, dont la capacité de refuser de donner suite à une divulgation concernant un acte qui, autrement, correspondrait à la définition du terme « acte répréhensible ». Le commissaire peut refuser de donner suite à une divulgation s’il estime « que cela est opportun pour tout autre motif justifié »
. Ce pouvoir discrétionnaire a été décrit dans la jurisprudence de la Cour comme ayant « une très large portée »
et conférant « une immense latitude »
au commissaire (Detorakis, au par. 106, et Canada (Procureur général c Canada (Commissaire à l’intégrité de la fonction publique), 2016 CF 886, au par. 129).
[43]
L’adoption d’une interprétation de l’article 24 qui ne reconnaîtrait pas la possibilité de chevauchement entre les motifs pour lesquels le commissaire pourrait refuser de donner suite à une divulgation énoncés aux alinéas 24(1)a) à e) et ceux prévus à l’alinéa 24(1)f) irait, à mon avis, à l’encontre du but de la loi.
(3)
Caractère raisonnable de la décision
[44]
M. Burlacu avance divers arguments à l’appui du point de vue selon lequel la décision est déraisonnable. Je n’ai pas l’intention de les aborder chacun individuellement.
[45]
Il sera utile que je commence par résumer certains des principes que la Cour doit appliquer au moment de procéder à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :
Le rôle d’une cour de révision n’est pas de soupeser à nouveau et de réévaluer les éléments de preuve pris en compte par le décideur (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au par. 64);
Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable reconnaît la légitimité de plusieurs issues possibles (Dunsmuir, au par. 47);
Les motifs ne peuvent pas être mis en doute simplement parce qu’ils ne font pas référence à tous les arguments que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, et le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa conclusion finale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 16 [Newfoundland Nurses]);
Il faut considérer la décision comme un tout; la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est-elle raisonnable? (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes et Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, et Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65);
En ce qui concerne les motifs, on ne s’attend pas à la perfection; la Cour doit plutôt se demander si, lorsqu’on les examine à la lumière des éléments de preuve dont disposait le décideur et de la tâche qu’on lui confie, les motifs expliquent de façon adéquate le fondement de la décision (Newfoundland Nurses, au par. 18).
[46]
J’ajouterais que le vaste pouvoir discrétionnaire qui a été conféré au commissaire par le législateur donne à penser qu’il faut faire preuve d’un important degré de déférence à l’égard des décisions rendues par ce dernier au titre des articles 8 et 24 de la LPFDAR.
[47]
M. Burlacu conteste l’absence de structure dans la décision et fait valoir que cette absence de structure nuit à l’intelligibilité de la décision. Par exemple, différents points d’analyse au titre des articles 8 et 24 ont été traités ensemble ou, du moins, n’ont pas été clairement délimités dans la décision. M. Burlacu conteste également le fait que le commissaire n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve ni procédé à une analyse complète à l’appui des conclusions tirées sur le fondement du paragraphe 24(1). Par exemple, des éléments de preuve montrant que d’autres responsables d’IRCC souscrivaient à l’interprétation de M. Burlacu des procédures de révocation de la citoyenneté exigées par la Loi sur la citoyenneté et partageaient son point de vue en ce qui a trait à l’obligation de délivrer les titres de voyage n’ont pas été abordés explicitement.
[48]
En somme, M. Burlacu affirme que la décision présente un certain nombre de lacunes. Je suis d’accord. La décision est loin d’être parfaite. Il aurait été préférable que le commissaire délimite plus clairement l’analyse effectuée et qu’il aborde et commente explicitement tous les éléments de preuve fournis avec les divulgations. Toutefois, comme je l’ai souligné plus haut, on ne s’attend pas à la perfection de la part d’un décideur, et la perfection n’est pas requise pour qu’il soit conclu qu’une intervention sous la forme d’un contrôle judiciaire n’est pas appropriée. La question consiste plutôt à savoir si la cour de révision peut comprendre pourquoi la décision a été rendue et évaluer si cette conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, aux par. 16 à 18).
[49]
J’ai examiné les motifs dans leur ensemble ainsi que le dossier, et je suis convaincu que les conclusions tirées par le commissaire en ce qui concerne les divulgations (résumées au paragraphe 37) étaient raisonnables. Elles sont liées aux motifs discrétionnaires qu’a établis le législateur en conférant au commissaire le vaste pouvoir discrétionnaire de refuser de donner suite à une divulgation.
[50]
Je comprends que M. Burlacu aurait voulu que la décision du commissaire repose sur une analyse plus structurée et détaillée; dans une certaine mesure, je l’aurais voulu également. Toutefois, les motifs dévoilent pourquoi le commissaire a exercé son pouvoir discrétionnaire comme il l’a fait, et je suis convaincu que la décision appartient aux issues acceptables en droit. La décision est raisonnable.
IX.
Dépens
[51]
Le défendeur demande ses dépens et a déposé un mémoire de dépens au titre de l’article 407 ainsi que de la colonne III, tarif B, des Règles.
[52]
M. Burlacu n’a pas demandé de dépens et demande qu’aucuns dépens ne soient adjugés contre lui. Pour appuyer sa demande, il fait valoir que les problèmes d’interprétation qu’il a soulevés sont importants et qu’il croit que le contrôle de la décision du commissaire est une question d’intérêt public.
[53]
L’article 400 des Règles prévoit que la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’établir les dépens et énonce un certain nombre de facteurs qu’elle peut prendre en compte. J’ai pris ces facteurs en compte en mettant un accent particulier sur l’alinéa 400(3)h) des Règles. Dans les circonstances, je ne suis pas prêt à adjuger des dépens.
X.
Conclusion
[54]
La requête est rejetée, et aucuns dépens ne sont adjugés.
[55]
Même s’il n’a pas eu gain de cause, M. Burlacu doit être félicité d’avoir présenté des observations complètes et bien élaborées.
JUGEMENT rendu dans le dossier T‑582‑18
LA COUR STATUE que :
La demande est rejetée;
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Patrick Gleeson »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 17e jour d’octobre 2019
Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑582‑18
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INTITULÉ :
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ALEXANDRU‑IOAN BURLACU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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OTTAWA (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 10 AVRIL 2019
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jugement et MOTIFS :
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LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 24 SEPTEMBRE 2019
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COMPARUTIONS :
Alexandru‑Ioan Burlacu
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POUR LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPRE COMPTE)
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Emma Skowron
Helene Robertson
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pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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pour le défendeur
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