Dossier : IMM-6337-18
Référence : 2019 CF 1188
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 19 septembre 2019
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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KULWANT KAUR DAYAL
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 27 novembre 2018 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a rejeté l’appel, en application du paragraphe 69(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Au terme de son appréciation de novo, la SAI a conclu de manière indépendante que la demanderesse ne pouvait toujours pas parrainer les membres de sa famille et qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise d’une mesure spéciale.
[2]
Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie; la décision du 27 novembre 2018 de la SAI est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour qu’il rende une nouvelle décision.
II.
Le contexte
[3]
La demanderesse, Mme Kulwant Dayal, est mère au foyer et s’occupe de ses trois enfants à charge. Peu de temps après son arrivée au Canada, elle a été victime de violence conjugale.
[4]
Le 31 mai 2007, Mme Dayal et son époux ont présenté conjointement une demande [la « demande de parrainage »
] pour parrainer le père, la mère, une sœur et un frère [les « demandeurs de visas »
) de Mme Dayal au titre de la catégorie du regroupement familial. En raison de l’arriéré dans le système d’immigration, sa demande de parrainage n’a pas été transmise à la Section de l’immigration [la SI] aux fins d’une audience sur l’admissibilité du répondant avant 2015. Au moment de l’audience devant la SI, seuls son père, sa mère et son frère étaient encore admissibles au parrainage.
[5]
Avant que la SI ne rende sa décision définitive relativement à la demande de parrainage, l’époux de Mme Dayal a été reconnu coupable d’agression armée à son égard. Mme Dayal affirme, et les éléments de preuve confirment, qu’il s’agissait d’un incident s’inscrivant dans un [traduction] « cycle continu de grave violence physique [émotionnelle et psychologique] qui a perduré tout au long de leur séjour au Canada »
.
[6]
En raison de cette déclaration de culpabilité, l’époux de Mme Dayal ne pouvait plus cosigner la demande de parrainage en vertu du sous‑alinéa 133(1)e)(1.i) et de l’alinéa 133(1)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], modifié. Par conséquent, la SI a considéré que Mme Dayal était l’unique répondante au moment d’évaluer la demande de parrainage et a conclu que cette dernière ne pouvait pas parrainer les demandeurs de visa parce que, à elle seule, elle ne respectait pas les exigences liées au revenu vital minimum [RVM].
[7]
Mme Dayal a interjeté appel relativement à son admissibilité à parrainer devant la SAI, faisant valoir que des motifs d’ordre humanitaire suffisants justifiaient que la SAI fasse abstraction de son incapacité à respecter les exigences liées au RVM. Au moment de l’audience devant la SAI le 22 octobre 2018, Mme Dayal vivait séparée de son époux violent depuis plusieurs années, et des procédures de divorce étaient en cours. Mme Dayal a fourni des éléments de preuve démontrant qu’elle était victime de violence conjugale et a fait valoir qu’il serait dans leur intérêt supérieur, à elle et ses enfants à charge, que les demandeurs de visas puissent la soutenir et l’aider financièrement et sur le plan émotionnel durant son processus de divorce et par la suite. Entre autres, elle a fourni les documents suivants, sur lesquels elle s’est également fondée : sa demande à la Cour supérieure de justice, tribunal de la famille, pour obtenir diverses ordonnances, une ordonnance de surveillance de la Société d’aide à l’enfance [la SAE] de Toronto de la Cour de justice de l’Ontario, ainsi qu’une copie d’une évaluation psychologique. Elle a aussi témoigné durant l’audience devant la SAI le 22 octobre 2018.
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[8]
Dans sa décision écrite du 27 novembre 2018, la SAI a maintenu le refus de la SI. Elle a ensuite procédé à l’appréciation de novo, examinant la demande à la lumière du RIPR, modifié, et tenant compte des facteurs d’ordre humanitaire proposés.
[9]
La SAI a établi que la famille était composée de sept personnes, soulignant que la sœur de Mme Dayal ne demandait plus de parrainage et que, selon la jurisprudence, il ne fallait pas inclure l’ancien époux de Mme Dayal. Le RVM pour un ménage comptant sept personnes s’élevait à 84 631 $ (2017), 83 695 $ (2016) et 82 091 $ (2015). Par contre, les revenus de Mme Dayal durant les années en question s’élevaient à 12 966 $ (2017), 10 006 $ (2016) et 9 021 $ (2015).
[10]
Ayant établi que Mme Dayal ne respectait pas les exigences liées au RVM, la SAI a ensuite évalué s’il y avait suffisamment de motifs d’ordre humanitaire impérieux pour justifier la prise d’une mesure spéciale. Vu les écarts importants entre le RVM et ses revenus, la SAI a procédé à cette évaluation conformément aux critères justifiant la prise de mesures spéciales établis dans la décision Chirwa : Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), (1970), 4 AIA 338.
[11]
Dans un premier temps, la SAI a évalué la situation financière et domiciliaire de la demanderesse. Elle a conclu que, même si Mme Dayal ne touchait pas d’assurance sociale, elle était sans emploi et n’avait fait aucun effort pour participer au marché du travail. Reconnaissant que Mme Dayal touchait un revenu de location pour son logement au sous‑sol, la SAI s’est dite préoccupée par le fait qu’elle ne percevrait peut‑être plus ce revenu une fois les procédures de divorce terminées. Au bout du compte, la SAI a conclu que les projets de Mme Dayal pour soutenir financièrement et loger ses enfants, les demandeurs de visas et elle‑même, en plus de subvenir aux besoins de la famille après le divorce, n’étaient pas suffisamment concrets.
[12]
La SAI a ensuite évalué les éléments de preuve concernant la violence conjugale et a tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants à charge de Mme Dayal. Bien qu’elle ait reconnu qu’il s’agissait d’un dossier difficile, la SAI a conclu que Mme Dayal n’était « pas entièrement sans soutien au Canada malgré l’absence physique des demandeurs »
. La SAI a mentionné l’aide qu’elle a reçu de la police, du système judiciaire et de la SAE, ainsi que les services de counseling psychologique et autres services de santé dont elle pouvait bénéficier, en plus de l’aide de son beau‑père et de sa belle‑sœur. La SAI a aussi mentionné que Mme Dayal et ses enfants communiquaient chaque jour par téléphone avec les demandeurs de visas et leur avaient déjà rendu visite une fois en Inde. Dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants [ISE], la SAI a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les enfants étaient à la charge des demandeurs de visas ou comptent sur eux pour subvenir à leurs besoins d’ordre matériel, scolaire ou affectif.
[13]
La SAI a conclu en rappelant sa préoccupation quant à la capacité de Mme Dayal de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants et à plus forte raison à ceux des demandeurs de visa. Elle a aussi conclu que les demandeurs de visa ne pouvaient pas améliorer la situation financière de la famille. En effet, Mme Dayal avait elle‑même admis que les membres de sa famille étaient des agriculteurs de subsistance qui avaient des dettes en Inde, et la SAI a conclu qu’ils étaient peu susceptibles de devenir autonomes rapidement une fois au Canada, vu les obstacles linguistiques et culturels. La SAI a fait valoir que Mme Dayal ne pourrait pas soutenir les demandeurs de visas et que leur présence aurait pour effet de miner plutôt que de renforcer sa capacité de le faire.
[14]
La SAI a rejeté la demande de parrainage, concluant qu’il n’y avait pas de facteur d’ordre humanitaire suffisamment impérieux pour l’emporter sur le défaut de Mme Dayal de respecter les exigences liées au RVM.
IV.
Les questions en litige
B. La SAI a‑t‑elle appliqué le bon critère au moment de son évaluation, et son analyse était‑elle raisonnable?
V.
La norme de contrôle
[15]
La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer pour examiner la façon dont la SAI a évalué les facteurs d’ordre humanitaire, y compris l’ISE, est celle de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 57-59. Suivant la norme de la décision raisonnable, la Cour ne peut modifier une décision, sauf en l’absence de « justification […] de la décision »
ou en l’absence de « transparence et [d’]intelligibilité du processus décisionnel »
et si la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
: Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). Pour respecter le critère établi dans l’arrêt Dunsmuir, les motifs du décideur, lorsqu’ils sont examinés dans leur ensemble dans le contexte du dossier, doivent « [permettre] à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
: Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux par. 14-16 [NL Nurses]).
[16]
Cependant, les tribunaux ne s’entendent pas sur la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer au choix du critère juridique fait par l’agent de la SAI dans son examen des facteurs d’ordre humanitaire, y compris l’ISE. Le juge Diner a récemment résumé ces approches contradictoires : Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, au par. 14-15 :
[14] Je suis d’accord avec les parties sur le fait que la norme de contrôle à appliquer pour le choix d’un critère juridique par un agent chargé de la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire a fait l’objet d’un certain désaccord. Un courant jurisprudentiel postérieur à l’arrêt Kanthasamy montre que l’on continue d’appliquer la norme de la décision correcte : Shrestha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1370 (CanLII) au paragraphe 6; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 (CanLII) au paragraphe 27; Gomez Valenzuela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 603 (CanLII) au paragraphe 19; Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382 (CanLII) aux paragraphes 23 à 35.
[15] Il est toutefois déterminé dans d’autres décisions que l’arrêt Kanthasamy appelle l’application de la norme de la décision raisonnable. Par exemple, dans Roshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1308 (CanLII) au paragraphe 6, le juge Bell a déclaré ce qui suit [traduction] : « Dans Kanthasamy, la Cour ne s’est jamais écartée de son opinion dans Dunsmuir selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions de droit liées à l’interprétation de la loi constitutive d’un tribunal ». Et dans Tang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 107 (CanLII) au paragraphe 11, la juge McDonald a fait remarquer que [traduction] : « la jurisprudence de cette Cour soutient l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable lorsqu’il s’agit de savoir si le critère juridique approprié a été appliqué pour les motifs d’ordre humanitaire ».
[17]
Plus récemment, les juges Norris, Gleeson et Lafrenière ont tous conclu que la norme de la décision correcte est celle qu’il convient d’appliquer dans des situations similaires : Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 596, aux par. 31-33, Cezair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 886, au par. 14; Bakal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 417, au par. 11).
[18]
En l’espèce, il est inutile de prendre part à ce débat. Pour les motifs qui suivent, la SAI ne s’est pas acquittée du fardeau plus lourd qu’impose la norme de la décision correcte. Ainsi, sa décision quant au critère applicable est en soi déraisonnable.
VI.
Les dispositions pertinentes : voir l’annexe
[19]
La LIPR permet à des personnes de prendre des engagements de parrainage conformément au RIPR : par. 13(1) de la LIPR.
[20]
Les engagements de parrainage doivent être approuvés avant que le ministère de l’Immigration, des Refugiés et de la Citoyenneté du Canada délivre un visa de résident permanent : art. 120 de la LIPR.
[21]
Le RIPR, modifié, définit les conditions qu’un répondant proposé doit respecter afin de pouvoir signer un engagement de parrainage : par. 130(1) et 133(1) du RIPR.
[22]
Lorsqu’une demande de parrainage est rejetée et qu’il est établi que le répondant ne peut signer une demande de parrainage, le répondant proposé peut interjeter appel devant la SAI : par. 63(1) de la LIPR.
[23]
La SAI mène une analyse de novo et peut tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire au moment de trancher un appel : par. 67(1) et 25(1) de la LIPR.
VII.
Analyse
A.
La SAI a‑t‑elle appliqué le bon critère dans son évaluation des facteurs d’ordre humanitaire, y compris l’ISE, et son analyse était‑elle raisonnable?
1)
Les observations de la demanderesse
[24]
Mme Dayal affirme que la SAI n’a pas appliqué le bon cadre juridique ni le bon point de vue ([traduction] « les difficultés plutôt que les motifs d’ordre humanitaire »
) dans son analyse des motifs d’ordre humanitaire. Elle allègue que la SAI a uniquement mis l’accent sur la façon dont les difficultés pourraient être atténuées, sans tenir compte des motifs sous‑jacents pour lesquels la SAI aurait dû démontrer de la compassion : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy], aux par. 13, 25-26. Elle fait valoir que son cas est similaire à celui dans la décision Marshall, où le juge Brown a conclu que l’agent avait fait une erreur en faisant fi des facteurs d’ordre humanitaire favorables du demandeur parce que son renvoi aux États‑Unis n’allait pas l’empêcher de continuer ses bonnes actions : Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 [Marshall], aux par. 35-38.
[25]
Mme Dayal affirme aussi que la conclusion de la SAI selon laquelle elle bénéficie d’un système de soutien adéquat et n’est pas confrontée à des difficultés importantes est [traduction] « absurde »
, puisqu’elle est une victime de violence conjugale, qu’elle est la mère monoparentale de trois enfants et qu’elle est une nouvelle immigrante qui ne maîtrise aucune des deux langues officielles. Selon elle, non seulement la SAI n’a pas réalisé une appréciation globale de ses motifs d’ordre humanitaire pertinents, mais elle n’a pas non plus accepté les conclusions du psychologue selon lequel elle souffre d’importants problèmes de santé mentale, que sa dépendance à l’égard de sa belle‑famille l’expose à une violence continue et que les mesures de soutien communautaires sont insuffisantes dans son cas.
[26]
Enfin, Mme Dayal affirme que l’analyse de la SAI au sujet de l’ISE est trop restreinte, que la SAI a fait fi des éléments de preuve pertinents, comme le rapport du psychologue, et qu’elle s’est fondée sur des renseignements non pertinents pour tirer des conclusions et n’a pas défini suffisamment l’intérêt des enfants : Kanthasamy, précité, au par. 40; Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, au par. 69.
2)
Les observations du défendeur
[27]
Le ministre, faisant valoir que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, affirme que la demande de Mme Dayal est [traduction] « manifestement insoutenable »
et que la SAI a eu raison de conclure que les motifs d’ordre humanitaire qu’elle a soulevés ne l’emportaient pas sur le critère élevé établi dans la décision Chirwa, précitée.
[28]
Le ministre fait valoir que [traduction] « pratiquement aucun élément de preuve n’a été fourni quant à l’intérêt supérieur des enfants, à part le fait qu’ils ont visité l’Inde une fois et qu’ils aimeraient être en compagnie de leurs grands‑parents et de leur oncle »
. Le ministre a expliqué qu’il incombait à la demanderesse de souligner de façon claire toutes les préoccupations liées aux motifs d’ordre humanitaire : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2004 CAF 38 [Owusu], au par. 8, et D’Aguiar‑Juman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 6 [D’Aguiar‑Juman], aux par. 16-23. Le ministre affirme que Mme Dayal n’a rien fait de tel et qu’il était donc raisonnable pour la SAI d’accorder moins d’importance à ces facteurs : Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, aux par. 37-42; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CAF 125, au par. 12; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CAF 475 [Hawthorne].
[29]
Enfin, le ministre fait valoir que la SAI a eu raison d’analyser l’ISE à la lumière des renseignements dont elle disposait, et qu’elle était « récepti[ve], attenti[ve] et sensible »
à l’intérêt supérieur de l’enfant : Lopez Segura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 894 [Lopez Segura]; Webb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1060 [Webb], aux par. 11-13, Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 [Williams], au par. 66; et Imran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 916 [Imran], aux par. 22-23. Bien que la SAI n’ait pas utilisé le terme « ISE »
dans ses motifs, le ministre fait valoir que, de toute évidence, ces intérêts ont été pris en considération, en particulier lorsque la SAI a tenu compte des répercussions d’une source de revenus instable et des préoccupations liées à son employabilité future.
3)
Analyse
[30]
L’arrêt Kanthasamy a modifié le droit en ce qui a trait aux motifs d’ordre humanitaire. Plutôt que de fonder le critère relatif à la prise de mesures spéciales sur l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées »
, « [l]es trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs [touchant les motifs d’ordre humanitaire] qui la sous‑tendent »
: Kanthasamy, précité, au par. 33.
[31]
Dans la décision Salde, le juge Ahmed a souligné la nécessité pour les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire de tenir compte de tous les facteurs d’ordre humanitaire, même ceux qui n’entraînent pas des difficultés ou qui ne concernent pas directement l’établissement, la réunification des familles ou les autres facteurs d’ordre humanitaire : Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386, aux par. 23‑24. Le juge Ahmed a dit expressément que l’analyse des motifs d’ordre humanitaire ne se limite pas à une liste de contrôle.
[32]
Dans la décision Marshall, la SAI a conclu que les difficultés découlant du renvoi n’étaient pas suffisantes pour justifier la prise d’une mesure spéciale, malgré les motifs d’ordre humanitaire convaincants qui avaient été présentés. Rejetant cette approche, le juge Brown a conclu que la bonne façon d’évaluer les motifs d’ordre humanitaire après l’arrêt Kanthasamy consistait à soupeser et pondérer tous les facteurs pertinents. Les agents ne doivent pas rejeter des facteurs favorables à une demande simplement parce que la mesure proposée (en l’espèce, le renvoi) n’accroîtrait pas les difficultés : Marshall, précité, au par. 36. En d’autres mots, lorsqu’un décideur accorde beaucoup de poids à des motifs d’ordre humanitaire favorables, le fait que la mesure proposée ne causerait pas des difficultés excessives n’est pas un motif permettant de rejeter la demande. Le décideur doit plutôt pondérer les motifs d’ordre humanitaire favorables évalués initialement à la lumière des autres facteurs faisant contrepoids avant de tirer une conclusion.
[33]
Dans un tel contexte, je conclus malgré tout que la SAI a appliqué le bon critère lorsqu’elle a examiné les motifs d’ordre humanitaire soulevés par Mme Dayal. La SAI a bien cerné les motifs d’ordre humanitaire pertinents (le fait que Mme Dayal est une victime de violence conjugale et une mère monoparentale ayant des problèmes de santé) et a mis ces motifs en balance à la lumière de sa situation économique (prospective). Le fait que le SAI a accordé moins de poids aux motifs d’ordre humanitaire de Mme Dayal en raison des circonstances atténuantes perçues ne signifie pas nécessairement qu’elle a adopté à tort une approche [traduction] « axée sur les difficultés »
. La SAI n’a pas exigé de Mme Dayal qu’elle prouve qu’elle serait confrontée à des difficultés excessives et continues si sa demande était rejetée, pas plus qu’elle n’a négligé de prendre en considération et de pondérer les motifs d’ordre humanitaire convaincants qu’elle avait soulevés, à l’exception de l’ISE. La SAI a tout simplement conclu que les éléments de preuve économiques négatifs (prospectifs) étaient trop importants pour justifier la prise d’une mesure spéciale à la lumière des motifs d’ordre humanitaire de Mme Dayal. Au moment de pondérer ces facteurs, la SAI a appliqué le bon critère.
[34]
Même si la SAI a utilisé la bonne approche pour évaluer la situation de Mme Dayal, elle n’a pas appliqué le bon critère au moment d’évaluer l’ISE. Pour ce motif, sa décision ne peut être maintenue.
[35]
Le ministre fait valoir que Mme Dayal n’a fourni pratiquement aucun élément de preuve sur l’ISE relativement aux demandeurs de visas et que, par conséquent, la SAI n’était pas obligée d’en tenir compte : Owusu, précité, au par. 5; D’Aguiar‑Juman, précité, aux par. 16-23. Comme la Cour d’appel fédérale l’a indiqué au par. 5 de l’arrêt Owusu, précité :
[5] L’agent d’immigration qui examine une demande pour des raisons d’ordre humanitaire doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, sur lesquels l’expulsion du père ou de la mère peut avoir des conséquences préjudiciables, et il ne doit pas « minimiser » cet intérêt : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 75. Toutefois, l’obligation n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu’une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. De surcroît, le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de conclure qu’elle n’est pas fondée. [Non souligné dans l’original.]
[36]
Cependant, il est important de mettre ces affaires en contexte avant d’établir quels sont les renseignements et éléments de preuve adéquats par opposition à ceux qui ne le sont pas. Dans l’arrêt Owusu, précité, le demandeur mettait principalement l’accent sur les risques perçus découlant de ses affiliations politiques; sa seule référence à l’intérêt supérieur de l’enfant tenait en une phrase laissant entendre qu’il n’aurait aucune façon de subvenir aux besoins financiers de sa famille. Il n’a pas expliqué de quelle façon sa famille comptait sur lui ni fourni d’éléments de preuve attestant qu’il leur envoyait de l’argent. Dans la décision D’Aguiar‑Juman, précitée, les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve démontrant qu’il ne serait pas possible de prendre en charge les troubles d’apprentissage de leur enfant à la Barbade. Par conséquent, il était raisonnable pour l’agent d’accorder moins de poids à ce facteur dans son évaluation globale.
[37]
Contrairement aux exemples ci‑dessus, Mme Dayal a décrit en partie les répercussions physiques et psychologiques de leur situation sur les enfants et a fourni des éléments de preuve à l’appui. Le dossier révèle que les enfants étaient parfois témoins et victimes de la violence de son époux, en plus d’être perturbés par l’absence d’une figure paternelle et d’un contexte familial stables. Par conséquent, la SAI avait l’obligation de bien tenir compte de ces facteurs en plus de leur relation avec les demandeurs de visas : Saidoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1110, aux par. 24-25.
[38]
Dans son analyse, la SAI a limité son évaluation de l’ISE à l’étroitesse de la relation entre les enfants et les demandeurs de visas. En classifiant l’ISE de cette façon, la SAI a fait une erreur en demandant de prouver non seulement la dépendance des enfants envers les demandeurs de visa en ce qui concerne leurs besoins d’ordre matériel, scolaire ou affectif, mais aussi les difficultés découlant de la séparation. Par conséquent, la SAI a omis de définir et de tenir compte d’autres aspects pertinents de l’ISE, comme l’incidence qu’ont eue sur les enfants la dépression et les problèmes de santé mentale de leur mère découlant de la violence et du divorce (comme cela est souligné dans l’évaluation psychologique du Dr Pilowsky datée du 17 septembre 2018). Cette approche était erronée et déraisonnable. La bonne approche exigeait que la SAI définisse les facteurs applicables liés à l’ISE et en tienne compte (y compris les difficultés auxquelles les enfants étaient actuellement confrontés et qui pouvaient découler de la santé mentale de leur mère), avant de les soupeser à la lumière d’autres mesures faisant contrepoids. Bien que l’absence de dépendance était l’un des facteurs faisant contrepoids dont la SAI pouvait tenir compte, son existence perçue ne permettait pas à la SAI de ne pas tenir compte des autres aspects pertinents de l’ISE. Cela est particulièrement vrai puisque la SAI a conclu que « l’intérêt supérieur des enfants serait qu’ils demeurent sous la garde de l’appelante pour continuer à bénéficier du soutien et des conseils parentaux »
.
[39]
Ayant conclu que la SAI a appliqué le mauvais critère dans son évaluation de l’ISE, il est inutile d’aller plus loin et d’examiner le caractère raisonnable de la décision. Cela dit, puisque cette conclusion a pour effet d’entraîner une nouvelle décision sur l’affaire, je vais souligner rapidement les raisons pour lesquelles j’estime que la décision de la SAI était déraisonnable.
[40]
Notamment, la SAI n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants et pertinents quant au statut de Mme Dayal en tant que victime de violence conjugale et mère monoparentale avant de mettre ces facteurs en balance à la lumière de sa situation économique (prospective). Plus particulièrement, la SAI a conclu que Mme Dayal bénéficiait d’un soutien institutionnel adéquat au Canada, mentionnant la police, la SAE et la multitude de services qu’ils fournissent, ainsi que sa belle‑famille. Cependant, il ressort clairement des éléments de preuve que ni la police et la SAE, ni sa belle‑famille ne pouvaient la soutenir, à part de façon réactive et à court terme, encore moins les sortir, elle et ses enfants, d’un cycle continu de violence, et les protéger contre une telle violence. Par exemple, même si la SAI a reconnu les antécédents criminels de l’époux de Mme Dayal, elle n’a pas tenu compte du fait que ce dernier avait enfreint, à de nombreuses occasions, l’ordonnance de non‑communication de la SAE, rendant la protection de la SAE purement illusoire. En outre, la SAI a agi de façon déraisonnable en assimilant le soutien institutionnel au soutien familial, sans tenir compte des rôles différents joués par chacun pour soutenir les victimes de violence conjugale.
[41]
La SAI a aussi fait état de la relation de Mme Dayal avec son beau‑père et sa belle‑sœur, mentionnant précisément le fait que sa belle‑famille gardait les enfants lorsqu’elle se rendait en Inde. Elle n’a pas tenu compte du fait que cette même belle‑famille facilitait l’accès de son époux à la résidence, et ce, malgré l’ordonnance de non‑communication, ni du fait qu’elle continuait à soutenir la réconciliation de la famille malgré les multiples incidents de violence. La SAI n’a pas non plus tenu compte de la capacité limitée de son beau‑père d’aider ou d’intervenir, vu son âge.
[42]
Enfin, la SAI a négligé de tenir compte de l’impact de la présence physique de membres de la famille prêts à prendre soin des enfants sur la capacité de parents monoparentaux, comme Mme Dayal, de trouver un emploi. La SAI a conclu que Mme Dayal n’avait pas cherché un emploi et, par conséquent, ne pouvait pas subvenir aux besoins d’autres personnes, mais ne s’est pas demandé si Mme Dayal pourrait chercher un emploi une fois qu’elle aurait accès à des options adéquates en matière de garde d’enfants.
[43]
Les décideurs qui évaluent les motifs d’ordre humanitaire bénéficient d’un pouvoir discrétionnaire important lorsqu’ils déterminent les facteurs qui sont suffisamment convaincants pour justifier la prise d’une mesure spéciale. Par conséquent, la gamme des résultats raisonnables est assez large : Dunsmuir, précité, au par. 151. Comme je l’ai déjà dit, la Cour n’a pas pour rôle de soupeser à nouveau les éléments de preuve ou de tirer ses propres conclusions. Cependant, elle examine de près le processus décisionnel pour s’assurer que les conclusions des décideurs sont intelligibles au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au par. 47. Plus un élément de preuve est important, plus le décideur doit y accorder d’importance au moment de son évaluation : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), au par. 17. En outre, la Cour ne complétera pas les motifs là où il n’est pas raisonnable de le faire : Canada c Kabul Farms Inc, 2016 CAF 143, au par. 35.
[44]
La preuve de la violence conjugale et de ses répercussions est de toute évidence pertinente lorsqu’il est question d’évaluer les motifs d’ordre humanitaire, tout comme l’est l’incidence qu’un processus de parrainage qui échoue peut avoir sur la santé mentale de Mme Dayal malgré ces systèmes de soutien : Saidoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1110, aux par. 24-25. La SAI était autorisée à réduire le poids accordé au statut de victime de violence conjugale et de mère monoparentale de Mme Dayal en tant que motifs d’ordre humanitaire si la preuve démontrait qu’elle bénéficiait d’un soutien social et d’un service de garde d’enfants adéquats. Cependant, la SAI n’avait pas le droit de le faire si les éléments de preuve n’étayaient pas ces conclusions.
[45]
Comme je l’ai déjà conclu, la SAI n’a pas fait une analyse rigoureuse des motifs d’ordre humanitaire soulevés par Mme Dayal, y compris l’ISE. La SAI a plutôt présumé de l’accessibilité de mesures de soutien social et de filets de sécurité sans tenir compte des éléments de preuve pertinents qui réduisaient ou éliminaient leur portée ou leur efficacité. En outre, la SAI n’a pas tenu compte de l’incidence que des mesures de soutien supplémentaires pourraient avoir sur les activités économiques d’un parent monoparental. Selon moi, tout cela rend l’analyse et la décision subséquente de la SAI déraisonnables.
VIII.
Conclusion
[46]
La SAI a appliqué à tort le critère des « difficultés »
établi avant l’arrêt Kanthasamy lorsqu’elle a examiné l’ISE relativement aux demandeurs de visas et n’a pas non plus défini ni examiné les autres aspects pertinents de l’ISE. Il s’agit à la fois d’une erreur de droit et d’une décision en soi déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAI datée du 27 novembre 2019 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour qu’il rende une nouvelle décision.
[47]
Les avocats ont eu l’occasion de présenter une question aux fins de certification, mais aucune question n’a été proposée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑6337‑19
LA COUR ORDONNE ce qui suit :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision du 27 novembre 2018 de la SAI est annulée.
L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 11e jour d’octobre 2019.
Mylène Boudreau, traductrice
Annexe : Dispositions applicables
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑6337‑18
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INTITULÉ :
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KULWANT KAUR DAYAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 3 SEPTEMBRE 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 19 SEPTEMBRE 2019
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COMPARUTIONS :
Barbara Jackman
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Pour la demanderesse
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Rachel Hepburn
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman, Nazami et Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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Pour la demanderesse
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Sous‑procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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