Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS
ENTRE :
et
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), relativement à une décision de G.C. Alldridge (le représentant du ministre) rendue le 1er décembre 2004 et portant qu'Anthony Arinze (le demandeur) constitue un danger pour le public au Canada aux termes de l'alinéa 115(2)a) de la Loi.
LES FAITS
[2] Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui s'est vu accorder au Canada le statut de réfugié au sens de la Convention le 11 juin 1991. Il a demandé et obtenu le statut de résident permanent et a reçu le droit d'établissement le 22 octobre 1992.
[3] Après avoir obtenu son statut de résident permanent, le demandeur a commis environ 14 infractions au Code criminel. En raison de ses nombreuses déclarations de culpabilité, un rapport a été rédigé le 6 mai 1998 conformément à l'alinéa 27(1)d) de l'ancienne Loi sur l'immigration, à la suite de quoi une mesure d'expulsion a été prise le 11 juin 1998. Le 11 janvier 1999, un appel interjeté devant la Commission d'appel de l'immigration contre la mesure d'expulsion a permis de surseoir au renvoi pour une période de cinq ans. Ce sursis était conditionnel à l'obligation, pour le demandeur, de ne pas troubler l'ordre public et d'avoir une bonne conduite.
[4] Le sursis a été levé après que le demandeur eut été déclaré coupable d'infractions au Code criminel en 2003. Le 18 novembre 2003, le demandeur a été informé de l'intention des autorités locales de demander au ministre d'émettre un avis selon lequel il constituait un danger pour le public, ce qui pourrait entraîner son renvoi du Canada.
[5] Le 1er décembre 2004, le représentant du ministre a déclaré qu'à son avis le demandeur constituait un danger pour le public, aux termes de l'alinéa 115(2)a) de la Loi.
[6] Depuis 1994, le demandeur a été reconnu coupable d'environ 28 infractions au Code criminel.
QUESTIONS EN LITIGE
1. Le représentant du ministre a-t-il commis une erreur en décidant que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada?
2. Le représentant du ministre a-t-il entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et rendu une décision injustement sans avoir examiné l'ensemble des faits?
ANALYSE
Le représentant du ministre a-t-il commis une erreur en décidant que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada?
[7] L'avis de danger est régi par l'article 115 de la Loi. Voici les passages pertinents de cet article :
115(1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée. (2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas à l'interdit de territoire :
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada; |
115(1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee in another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel or unusual treatment or punishment.
(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person
(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; |
[8] Conformément à l'alinéa 115(2)a) de la Loi, le ministre doit émettre un avis de danger valide pour que le réfugié soit renvoyé du Canada. Le renvoi d'une personne qui a obtenu le statut de réfugié représente une exception au principe du non-refoulement énoncé au paragraphe 115(1) de la Loi, à savoir qu'une personne qui s'est vu reconnaître le statut de réfugié ne peut pas être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution.
[9] Un avis de danger ne peut être formulé en application de l'alinéa 115(2)a) de la Loi que si deux éléments sont établis : la personne est interdite de territoire pour grande criminalité et elle constitue, selon le ministre, un danger pour le public au Canada.
[10] L'article 36 de la Loi définit ainsi le concept de grande criminalité :
36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants : a) être déclaré coupable au Canada d'une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans ou d'une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;
|
36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for (a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed; |
[11] En l'occurrence, il est bien établi que le demandeur a été déclaré coupable de 28 infractions au Code criminel depuis 1994, dont l'une d'elles lui a déjà valu l'imposition d'une peine d'emprisonnement de plus de six mois. Je suis convaincu que cela suffit à établir l'existence d'une « grande criminalité » au sens de l'alinéa 115(2)a) de la Loi.
[12] Je vais maintenant aborder le deuxième élément qui justifie un avis de danger, à savoir si le demandeur constitue un danger pour le public.
[13] Dans la décision Thuraisingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 607, [2004] A.C.F. no 746, la juge Mactavish, en formulant des commentaires sur la façon de préparer un avis de danger en application de l'article 115 de la Loi, fait sien le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 :
La Cour suprême du Canada a mentionné dans l'arrêt Suresh, précité, que l'expulsion d'un réfugié vers un pays où il risque la torture peut porter atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité. Pour décider si l'atteinte à ces droits est conforme aux principes de justice fondamentale, il faut mettre en balance la protection de la sécurité du Canada et le droit du réfugié de ne pas être expulsé vers un pays où il risque la torture. Un exercice semblable doit être effectué lorsque l'avis de danger est fondé sur des actes de grande criminalité.
[14] Dans la décision Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 834, [2005] A.C.F. no 1044, le juge en chef Lutfy adopte le raisonnement exposé dans l'arrêt Suresh (précité), selon lequel il faut mettre en balance divers éléments lorsqu'il s'agit de déterminer si quelqu'un constitue un danger pour le public aux termes de l'article 115 de la Loi. Autrement dit, il faut mettre en balance la protection de l'intérêt public et le droit du réfugié de ne pas être expulsé vers un pays où il risque la torture. Le juge en chef Lutfy a cependant une préférence en ce qui a trait à la façon de structurer l'analyse; il déclare à ce sujet au paragraphe 10 :
Je continue de croire que le représentant du ministre doit établir des motifs clairs et distincts quant à la question de savoir si le demandeur constitue un danger pour le public au Canada : Akuech c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 337, paragraphe 7. Cette conclusion initiale doit être tirée indépendamment de toute considération et de toute pondération des intérêts opposés concernant la présence du réfugié au Canada ou l'injustice qui pourrait lui être causée s'il était expulsé.
[15] Le juge en chef Lutfy a exprimé sa préférence pour une procédure voulant que les facteurs de risque ne soient analysés et pris en considération qu'après que la décision a été prise sur le danger pour le public, mais il a reconnu qu'il appartient au ministre et à son représentant de choisir la meilleure procédure à suivre pour arriver à un avis de danger en vertu de l'article 115 de la Loi. Il déclare au paragraphe 13 :
Dans l'arrêt Suresh, la Cour suprême du Canada a clairement dit que les tribunaux doivent faire preuve de retenue à l'égard du choix par le ministre de la meilleure procédure à suivre pour arriver à un avis de danger. Il n'appartient pas à la Cour de dicter au ministre ou à ses représentants la meilleure façon de structurer l'avis de danger. Toutefois, je crains qu'un avis de danger qui commence par une évaluation des risques avant que des motifs clairs et distincts soient donnés au sujet du fait que le demandeur constitue effectivement un danger pour le public au Canada ne prête à confusion.
[16] Je conviens avec le juge en chef Lutfy qu'il faut déterminer distinctement et clairement si le demandeur constitue un danger pour le public, indépendamment des facteurs de risque. J'estime toutefois que cela peut se faire même si le représentant du ministre ne suit pas les étapes de l'analyse dans l'ordre jugé préférable par le juge en chef Lutfy.
[17] En l'espèce, le représentant du ministre a analysé le risque de persécution et de torture auquel s'exposerait le demandeur s'il était renvoyé au Nigéria avant de déterminer si celui-ci constituait un danger pour le public au Canada.
[Traduction] Dans les documents dont je dispose, rien n'indique que M. Arinze présenterait un intérêt pour les autorités nigériennes. Il a quitté le Nigéria en 1990, c'est-à-dire il y a environ 14 ans à l'âge de 26 ans. Rien n'indique non plus dans les documents dont je dispose que M. Arinze est recherché au Nigéria pour avoir commis des crimes ou qu'il serait puni pour les crimes qu'il a commis au Canada. Il ne fait pas de doute qu'il serait questionné à son arrivée au Nigéria, comme c'est le cas pour presque toutes les personnes expulsées vers un pays ou un autre, mais rien n'indique qu'il serait détenu ou soumis à de mauvais traitements à son retour.
(Décision du représentant du ministre, dossier du défendeur, onglet 1, page 5)
[18] Bien que ce ne soit pas la procédure privilégiée par le juge en chef Lutfy dans la décision Ragupathy (précitée), j'estime que le représentant du ministre a quand même été capable de déterminer distinctement et clairement si le demandeur constituait un danger pour le public, indépendamment des facteurs de risque.
[19] Pour déterminer si le demandeur constituait un danger pour le public, le représentant du ministre a pris en considération la nature et la fréquence des crimes commis. Il disposait d'une preuve solide pour évaluer, puis établir de façon discrétionnaire, le danger que la personne concernée présentait pour la sécurité du Canada.
[Traduction] En application de l'alinéa 115(2)a) de la LIPR, le deuxième élément à considérer pour rendre ma décision est l'évaluation du danger que M. Arinze pourrait présenter, ou présente, pour le public au Canada. Je constate que les nombreuses infractions dont M. Arinze a été déclaré coupable n'impliquent pas de violence physique contre ses victimes. Cela dit, j'estime que l'usurpation d'identité par l'utilisation de cartes de crédit obtenues frauduleusement et par d'autres moyens cause beaucoup de stress psychologique aux victimes de ce genre de crime. M. Arinze a eu en sa possession des cartes d'identité d'environ 19 personnes. C'est 19 personnes dont il pouvait attaquer les finances [...] Pour ces raisons, je suis d'avis que M. Arinze, par l'usurpation d'identité et le vol de cartes d'identité, présente actuellement un danger pour le public, et à la lumière de ce profil d'activités criminelles je ne vois rien qui puisse me rassurer sur le fait qu'il ne poursuivra pas ces activités.
(Décision du représentant du ministre, dossier du défendeur, onglet 1, pages 7 et 8)
[20] L'avis de danger émis en vertu de l'article 115 de la Loi est une décision discrétionnaire prise par le représentant du ministre et à l'égard de laquelle la Cour doit faire preuve d'une grande retenue. Dans la décision Thuraisingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (précitée), la juge Mactavish conclut qu'un avis de danger ne devrait être annulé par la Cour que s'il est manifestement déraisonnable. Elle déclare aux paragraphes 26 à 28 :
Dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 1, la Cour suprême du Canada a indiqué que la décision discrétionnaire concernant la question de savoir si une personne constitue un danger pour la sécurité du Canada doit faire l'objet d'une grande retenue :
Enfin, le rôle du tribunal [...] consiste à déterminer si celui-ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution. Si le ministre a tenu compte des facteurs pertinents et respecté ces limites, le tribunal doit confirmer sa décision. Il ne peut l'annuler, même s'il aurait évalué les facteurs différemment et serait arrivé à une autre conclusion. (au paragraphe 38)
Un avis de danger devrait être annulé seulement s'il est manifestement déraisonnable, c'est-à-dire s'il a été émis arbitrairement ou de mauvaise foi, s'il n'était pas étayé par la preuve ou si le délégué du ministre a omis de tenir compte des facteurs pertinents. (Suresh, précité, au paragraphe 29)
[21] Le demandeur défend la thèse que la nature des infractions dont il a été déclaré coupable ne suffit pas à faire de lui un danger pour le public, en application du paragraphe 115(2) de la Loi. Il soutient que les incidents en question ne sont rien de plus que des « infractions économiques mineures » qui n'impliquent pas de violence et qu'ils ne devraient donc pas servir à le catégoriser comme un danger pour le public.
[22] Je ne suis pas d'accord sur le raisonnement du demandeur concernant l'article 115 et le parallèle qu'il trace entre les actes violents et le danger pour le public. Le libellé de l'article 115 ne se limite pas à certains types d'infractions. Il laisse au représentant du ministre la latitude voulue pour déterminer si une personne constitue un danger pour le public. Le représentant du ministre a constaté que le demandeur n'avait pas usé de violence en commettant ses infractions, mais il a aussi pris en compte le nombre de crimes perpétrés, leur continuité et leurs conséquences sérieuses pour la population canadienne. Compte tenu de toute la preuve dont il disposait, et en se fondant sur la nature des crimes, le représentant du ministre a décidé que le demandeur était un danger pour le public.
[23] Le demandeur demande en réalité à la Cour de réévaluer la preuve qui a été soumise au représentant du ministre. Il n'appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve qui a servi de fondement à une décision discrétionnaire. La preuve était suffisamment fiable pour justifier la conclusion que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada. En outre, j'estime que le demandeur n'a pas montré que le représentant du ministre a mal exercé son pouvoir discrétionnaire ou qu'il a commis une autre erreur susceptible de contrôle judiciaire.
2. Le représentant du ministre a-t-il entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et rendu une décision injustement sans avoir examiné l'ensemble des faits?
[24] Le demandeur soutient également que le représentant du ministre n'a pas pris en considération ou évalué des informations pertinentes qu'il avait soumises et qui montrent qu'il ne présente pas une menace ou un danger pour le public. Il affirme qu'en ne tenant pas compte d'éléments de preuve qui le dépeignent d'une manière positive et non violente, le représentant du ministre a entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et rendu une décision injustement sans avoir examiné l'ensemble des faits.
[25] Il est bien établi en droit que le décideur n'est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve dans ses motifs. Comme l'a indiqué la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 598, au paragraphe 1 :
Le fait que la Section n'a pas mentionné tous et chacun des documents mis en preuve devant elle n'est pas un indice qu'elle n'en a pas tenu compte; au contraire un tribunal est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu'à preuve du contraire.
[26] Le décideur, en l'occurrence le représentant du ministre, est présumé avoir pris en considération toute la preuve, sauf démonstration du contraire. Le représentant du ministre confirme dans sa décision qu'il a consulté tous les documents produits par le demandeur pour arriver à sa conclusion, et j'estime que le demandeur n'a pas démontré le contraire.
[27] Le demandeur suggère une question à certifier :
Un crime économique non violent peut-il constituer un danger pour le public aux termes de l'article 115 de la Loi?
[28] Le défendeur s'oppose à la certification de cette question. À mon avis, il ne s'agit pas d'une question de portée générale, mais plutôt d'une question de fait; par conséquent, cette question ne sera pas certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
- que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;
- qu'aucune question ne soit certifiée.
« Pierre Blais »
Juge
Traduction certifiée conforme
Lucie Boisvenue, trad.a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-10360-04
INTITULÉ :
ANTHONY ARINZE
demandeur
et
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
DATE DE L'AUDIENCE : LE 31 OCTOBRE 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
DATE DES MOTIFS : LE 18 NOVEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
Elizabeth A. Wozniak
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POUR LE DEMANDEUR |
Melissa R. Cameron
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cragg Wozniak, Halifax
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |