Référence : 2005 CF 1452
Ottawa ( Ontario), le 25 octobre 2005
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER
ENTRE :
et
MERCK FROSST CANADA & CO.
ET ENTRE :
MERCK & CO., INC. et
MERCK FROSST CANADA & CO.
demanderesses reconventionnelles
et
APOTEX INC. et
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,
représentée par LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défenderesses reconventionnelles
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Apotex Inc. interjette appel de la décision de la protonotaire Aronovitch qui a rejeté sa requête lui demandant de statuer sur le point de droit suivant aux termes du paragraphe 220(1) des Règles de la Cour fédérale, DORS/98-106, avec modifications :
[traduction] Le défendeur dans une action intentée aux termes de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) peut-il invoquer comme moyen de défense qu’il y aurait eu contrefaçon de la part du demandeur si la procédure d’interdiction n’avait pas été engagée aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement?
[2] Elle plaide que la protonotaire a mal interprété la jurisprudence portant sur diverses questions relatives à l’interprétation de l’article 8 du Règlement et qu’elle n’a pas tenu compte de certains faits pertinents, comme le fait que le procès serait plus court si sa requête était accueillie. La protonotaire aurait aussi accordé trop d’importance à des considérations non pertinentes, comme le fait que les parties pourraient interjeter appel de la décision de la Cour relative à la requête, retardant ainsi le déroulement de l’action principale.
[3] La décision contestée est manifestement de nature discrétionnaire. Il est entendu que la question dont est saisie la protonotaire n’est pas cruciale pour l’issue finale de la présente affaire. Ainsi, Apotex Inc. devait établir que la décision était manifestement erronée, c’est-à-dire qu’elle était fondée sur un point de droit erroné ou une mauvaise interprétation des faits (Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459 (C.A.F.) à la page 478).
[4] En ce qui a trait à l’exercice erroné du pouvoir discrétionnaire, Apotex Inc. a notamment cité l’arrêt Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le), 2005 CAF 139, de la Cour d’appel fédérale, au paragraphe13, où il est dit :
La décision du juge de première instance concernant la procédure à suivre au procès en était une de nature discrétionnaire. Une cour d'appel n'a pas la liberté de simplement substituer l'exercice de son propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge de première instance. Toutefois, si la décision était fondée sur une erreur de droit ou si la cour d'appel conclut que le pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon erronée, parce qu'on n'a pas accordé suffisamment d'importance, ou qu'on en n'a pas accordé du tout, à des considérations pertinentes ou que le juge de première instance a pris en compte des facteurs non pertinents ou qu'il a omis de prendre en compte des facteurs pertinents, la cour d'appel peut alors exercer son propre pouvoir discrétionnaire : […].
(Non souligné dans l’original.)
[5] Il ne fait aucun doute que la protonotaire avait le bon critère en tête lorsqu’elle s’est demandée si elle devait accueillir la requête d’Apotex Inc. Elle renvoie correctement aux étapes énoncées dans la décision Perera c. Canada (C.A.), [1998] 3 C.F. 381, à savoir qu’il faut d’abord déterminer si la question soulevée est vraiment un pur point de droit et n’est pas une simple question théorique. Ensuite, il faut déterminer si, en tranchant la question, on règle la question en totalité ou en partie. Enfin, et c’est ce qui est le plus important étant donné que la procédure énoncée au paragraphe 220(1) des Règles est exceptionnelle, il faut déterminer, compte tenu de toutes les circonstances, si cette façon de procéder satisfait réellement au critère visé par l’article 3 des Règles, soit entraîne des économies de temps et d’argent en apportant une solution au litige qui soit plus juste et plus expéditive, tout en simplifiant la procédure si l’action va de l’avant (Perera, précitée, au paragraphe 15, et Première nation Dene Tsaa c. Canada, [2002] A.C.F. no 538 au paragraphe 2).
[6] La protonotaire a jugé que la question soulevée [traduction] « pouvait être considérée comme un pur point de droit en ce sens qu’elle ne nécessite aucune conclusion de fait ».
[7] Devant la Cour, personne ne conteste que la question qui lui est posée est effectivement un pur point de droit au sens du paragraphe 220(1) des Règles. Toutefois, Apotex Inc. prétend que la protonotaire a commis une erreur lorsqu’elle a ajouté :
[traduction] « […] elle appartient néanmoins à la catégorie de questions qui exigent une interprétation de l’article 8 et pour lesquelles il a été décidé qu’elles ne devaient pas être traitées de manière sommaire, mais plutôt au procès. Voir : Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Inc. [2004] A.C.F. no 496, juge Hugessen; Apotex Inc. c. Canada [2003] A.C.F. no 593, juge Russel, appel rejeté; Apotex Inc. c. Bristol-Myer Squibb Co. [2004] A.C.F. no 164 (C.A.F.).
[8] La demanderesse soutient que ces décisions, de même que la décision Apotex Inc. c. Merck & Co., [2004] A.C.F. no 387 confirmée par 2004 CAF 298, sont nettement différentes et ne peuvent confirmer la proposition de portée générale énoncée plus haut.
[9] Je n’interprète pas la décision de la protonotaire comme signifiant qu’elle s’estimait liée par ces décisions. Je crois plutôt qu’elle a examiné la nature des questions en litige dans ces affaires et a conclu que la question qui lui était posée appartenait à la même grande catégorie que les autres questions nouvelles exigeant une interprétation de l’article 8 du Règlement. Comme il est mentionné plus loin dans les présents motifs, j’abonde totalement dans le sens de sa conclusion finale sur ce point.
[10] De plus, même si on devait interpréter cette remarque comme voulant dire qu’elle considérait ces décisions comme des précédents faisant autorité, il ne s’agirait pas d’une erreur ayant une incidence importante sur sa décision, car elle a effectivement suivi les autres étapes du critère établi dans Perera.
[11] En effet, il semble que, au moment de faire cette remarque, elle en était toujours à la première étape de l’analyse du critère, car elle a ensuite ajouté :
[traduction] De plus, même lorsqu’il est satisfait aux deux premières conditions du critère, la Cour n’est pas tenue d’accueillir la requête présentée en vertu du paragraphe 220(1) des Règles (Perera, paragraphe 15). À l’étape suivante, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte du fait qu’il s’agit d’une procédure exceptionnelle et qu’elle « ne doit y recourir que lorsqu’elle est d’avis que l’adoption de cette mesure extraordinaire entraînera des économies de temps et d’argent ».
[12] À cette troisième étape, je ne peux convenir avec Apotex Inc. que la protonotaire a abusé de son pouvoir discrétionnaire.
[13] Apotex Inc. dit que la protonotaire n’a pas considéré les circonstances pertinentes de l’affaire puisqu’elle n’y renvoie pas directement en particulier l’effet positif qu’une décision sur ce point pourrait avoir sur la durée du procès si cette décision lui était favorable.
[14] La protonotaire explique pourtant clairement que les circonstances qu’elle énumère aux pages 4 et 5 de son ordonnance sont uniquement celles qui militent contre l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en faveur d’Apotex Inc., et non toutes celles qu’elle a considérées.
[15] Il ne fait aucun doute que la protonotaire Aronovitch, qui a géré ce dossier, savait très bien que si la question de la contrefaçon était réglée, la communication préalable des documents et leur examen par les représentants des parties seraient plus rapides. Elle affirme dans son ordonnance que, d’après son expérience dans le dossier T-1272-97, elle estime qu’une nouvelle communication préalable de la preuve sur cette question devrait prendre un peu moins de dix jours.
[16] Il n’y a guère de doute qu’elle savait également que si Apotex Inc. avait finalement gain de cause sur ce point, l’instruction des autres points en litige serait moins longue. Ce que je comprends des motifs de son ordonnance, c’est qu’elle ne mentionne pas explicitement ce facteur, non pas parce qu’elle ne l’a pas considéré, mais parce qu’il ne l’emportait pas sur les autres circonstances militant contre l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Par exemple, ce procès plus court aurait probablement été retardé par ce qu’elle appelle un [traduction] « procès parallèle » et aurait quand même obligé la Cour à trancher d’autres questions touchant l’application, la validité et l’interprétation de l’article 8, questions qui, à son avis, ne sont pas si [traduction] « nettement distinctes » de la question soulevée par Apotex Inc.
[17] Il n’y a rien de clairement erroné dans ce raisonnement.
[18] Enfin, je ne crois pas qu’il soit impertinent de considérer la possibilité d’un appel de la décision relative au point de droit soulevé, et le retard que cela causerait à l’instruction des autres questions en litige, ni que cela constituerait un abus de son pouvoir discrétionnaire.
[19] La Cour d’appel fédérale renvoie à un tel appel et aux conséquences qu’il aurait sur toute la durée de la procédure dans Perera, précitée, au paragraphe 20. Et ce n’était pas la première fois qu’une telle considération était jugée pertinente (voir aussi Rohm & Haas Co. of Canada c. The Sherwin-Williams Co. of Canada, [1956] R.C.É. 274, au paragraphe 12, Berliner Gram-O-Phone Co. c. Columbia Phonograph Co., (1908) 12 R.C.É. 240, au paragraphe 8, et Morenco Industries Inc. c. Creations 2000 Inc. (1984), 1 C.P.R. (3d) 407 (C.F. 1re inst.) à la page 3).
[20] De toute façon, comme on a plaidé que les termes de l’ordonnance étaient ambigus, j’ai décidé d’examiner la requête de nouveau sur le fond, et je conclus qu’elle doit être rejetée, même si je conviens que la question soulevée est bel et bien un point de droit et qu’une décision sur ce point pourrait raccourcir la durée du procès si Apotex Inc. avait finalement gain de cause.
[21] Il est évident qu’aucune des affaires déjà tranchées par la Cour ne tombe exactement pile, en ce sens qu’aucune ne porte sur le même point de droit. Cependant, cela ne veut pas dire que le raisonnement de la Cour dans ces affaires n’est pas pertinent.
[22] De façon générale, je conviens avec Apotex Inc. que les affaires portant sur une requête en radiation sont moins pertinentes parce que la norme applicable est différente.
[23] Cela dit, je note aussi que, au paragraphe 31 de sa décision relative à la requête en radiation (Apotex Inc. c. Merck & Co., [2004] CF 1452), la protonotaire Aronovitch dit :
Apotex fait ensuite observer que la question qu'il faut trancher en l'espèce présente une analogie parfaite avec Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. Canada Inc., 2004 CF 502 (Eli Lilly), dans laquelle le juge Heneghan a rendu un jugement sommaire partiel sur une pure question de droit qui n'avait pas à être tranchée lors d'un procès complet sur le fond de l'affaire.
[24] Apotex Inc. n’a pas invoqué cette décision du juge Heneghan dans le présent appel, probablement parce qu’elle a été infirmée depuis par la Cour d’appel fédérale qui a déclaré, entre autres, aux paragraphes 14 et 16 de l’arrêt Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co., 2004 CAF 358 :
[...] Le point de savoir si, pour l'application de l'article 8, peut être considérée comme la « première personne » la société qui a ordonné la présentation au ministre de la liste des brevets soumise nominalement par sa filiale est une question de droit assez difficile pour exiger un procès. [...]
Cependant, comme je l'ai déjà dit, ces questions et les autres, non moins difficiles, qui concernent l'interprétation de l'article 8 ne peuvent être réglées de manière satisfaisante que par un procès.
[25] En l’espèce, la Cour d’appel fédérale a noté que des conclusions de faits pourraient être nécessaires, mais seulement si les notions de contrôle et de mandat étaient jugées pertinentes pour l’interprétation de l’article 8.
[26] À la lumière des brèves plaidoiries des parties quant au fond de la question soulevée, il semble que la Cour devra examiner plusieurs des paragraphes de l’article 8, notamment les paragraphes 8(3), 8(4) et 8(5), et en donner une interprétation.
[27] Il ne fait aucun doute que la question est nouvelle, comme l’étaient les autres questions soulevées dans les affaires susmentionnées. C’est le cas aussi des autres questions soulevées dans la présente instance (voir le paragraphe 29).
[28] Comme le libellé de l’article 8 est imprécis et compte tenu de la nature du régime réglementaire, j’estime aussi qu’il s’agit d’une question de droit difficile qui se prête mal à une décision en application du paragraphe 220(1) des Règles.
[29] De plus, comme je l’ai mentionné, les défenderesses invoquent d’autres moyens de défense liés à la validité, à l’application et à l’interprétation de l’article 8, comme les suivants :
i) l’article 8 modifié le 12 mars 1998 s’applique-t-il en l’espèce?
ii) subsiste-t-il des obligations en vertu de l’ancienne version de l’article 8?
iii) les deux défenderesses sont-elles des « premières personnes » au sens de l’article 8?
iv) l’article 8 adopté initialement ou modifié est-il ultra vires?
[30] Sur ce dernier point soulevé à titre subsidiaire, les défenderesses déclarent, au paragraphe 41a) de leur deuxième défense et demande reconventionnelle modifiée, que l’article 8 est incompatible et contraire à l’objectif et à l’intention du paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets, qui est d’« empêcher la contrefaçon d’un brevet ».
[31] Comme la protonotaire Aronovitch, je ne trouve pas que ces questions, notamment la dernière, peuvent être facilement « distinguées » de la question soulevée. Si, par exemple, la Cour, après avoir entendu tous les arguments au sujet du paragraphe 41a), devait conclure que l’article 8 serait ultra vires à moins que la défense de contrefaçon ne soit considérée comme justifiant l’ordonnance visée par le paragraphe 8(4), elle devrait normalement considérer ce facteur en interprétant ce paragraphe. En ce sens, si la Cour traitait du point de droit soulevé sans égard aux autres questions mentionnées dans la défense, elle y répondrait en vase clos.
[32] Il n’est pas contesté qu’au procès, quoiqu’il arrive du point de droit soulevé, la Cour devra examiner et considérer l’historique, l’évolution et le but poursuivi par le régime réglementaire, et plus particulièrement l’article 8. Pourquoi faire l’exercice deux fois?
[33] Apotex Inc. a demandé à la Cour de prendre en considération la jurisprudence qu’elle a présentée relativement à l’article 107 des Règles. J’ai convenu qu’il y avait un parallèle à faire entre le paragraphe 220(1) et l’article 107 des Règles dans certains cas. Toutefois, après avoir examiné la jurisprudence invoquée par Apotex Inc., je ne suis pas convaincue qu’il s’agit ici d’une affaire où la Cour devrait s’éloigner de la règle générale voulant qu’une partie a le droit de faire trancher toutes les questions en litige ensemble au procès.
[34] En fait, après avoir considéré tous les avantages et les inconvénients, y compris les facteurs mentionnés dans Perera, précitée, je crois que l’adoption de la méthode proposée par Apotex Inc. ne permettra pas d’en arriver à une conclusion plus juste dans cette affaire.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La demande est rejetée avec dépens.
« Johanne Gauthier »
Juge
Traduction certifiée conforme
Michèle Ali
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1169-01
INTITULÉ : APOTEX INC.
c.
MERCK & CO., INC. ET AL.
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 20 octobre 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LA JUGE GAUTHIER
COMPARUTIONS :
Andrew R. Brodkin
(416) 979-2211
POUR LA DEMANDERESSE
William H. Richardson
Glynnis P. Burt
(416) 362-1812
POUR LES DÉFENDERESSES
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
GOODMANS LLP
Toronto (Ontario) POUR LA DEMANDERESSE
MCCARTHY TÉTRAULT LLP
Toronto (Ontario) POUR LES DÉFENDERESSES