Date : 20190827
Dossier : IMM‑694‑19
Référence : 2019 CF 1105
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 27 août 2019
En présence de madame la juge McVeigh
ENTRE :
|
LEONAT PRETASHI
|
demandeur
|
et
|
CANADA (LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE)
|
défendeur
|
JUDGEMENT ET MOTIFS
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [la SAI], par laquelle la mesure d’exclusion pour fausses déclarations prise contre le demandeur au titre de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), a été confirmée. La décision a également confirmé qu’il n’existait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier la prise de mesures spéciales en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.
[2]
La demande est rejetée pour les motifs exposés ci‑dessous.
I.
Faits
[3]
Les faits détaillés sont décrits dans le dossier certifié du tribunal. Comme différentes explications ont été fournies quant à divers événements, je ne traiterai que brièvement des faits les plus importants.
A.
Contexte
[4]
Le demandeur est un citoyen de l’Albanie, âgé de 41 ans, qui a obtenu la résidence permanente au Canada après avoir été parrainé par sa femme, une citoyenne canadienne âgée aujourd’hui de 62 ans [la première femme du demandeur]. Le demandeur et sa première femme se sont rencontrés en Grèce en 2001, alors qu’ils étaient en vacances. Ils sont restés en contact après le retour de cette dernière au Canada, et elle a rendu visite au demandeur en Albanie en janvier, en mars et en juin 2002.
[5]
En juin 2002, la première femme du demandeur a présenté une demande visant à parrainer le demandeur, en sa qualité de fiancé. Le mariage a été célébré en Albanie en octobre 2002. En décembre 2003, la demande de résidence permanente du demandeur a été approuvée après des entrevues réalisées en raison de la différence d’âge entre les parties et de la faible maîtrise de l’anglais par le demandeur.
[6]
Toutefois, en juin 2003, le demandeur a entamé, à l’insu de sa première femme, une relation avec Xhuljana Cotaj, alors âgée de 14 ans, une citoyenne albanaise [Xhuljana] qu’il avait rencontrée en 2002. Il semble qu’ils ont vécu ensemble en union de fait de septembre 2003 à décembre 2005. En septembre 2005, Xhuljana a donné naissance à leur fils.
[7]
Bien que la demande de résidence permanente du demandeur ait été approuvée en décembre 2003, celui‑ci ne s’est pas présenté au consulat pour récupérer ses documents. Sa première femme s’est rendue en Albanie en janvier 2004, mais elle a été incapable de le retrouver. La famille du demandeur lui a dit qu’il se trouvait en Grèce. Dans son témoignage, la première femme du demandeur a précisé que, lors de cette visite, l’un des cousins du demandeur lui a dit que les parents de ce dernier mentaient et qu’ils voulaient seulement obtenir des visas canadiens.
[8]
La première femme du demandeur s’est rendue au consulat canadien et a tenté d’annuler le parrainage. Il est difficile de savoir avec certitude où se trouvait réellement le demandeur à ce moment‑là compte tenu des diverses explications fournies. En 2005, le demandeur a expliqué à un agent de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] qu’il se cachait parce qu’il était recherché par la police pour défaut de payer une amende (1 180 $ CA) reçue par suite d’une condamnation pour conduite sans permis. La Section de l’immigration [la SI] a considéré que cette histoire était plausible compte tenu des documents judiciaires et des reçus fournis. Toutefois, lors de l’enquête de la SI, le demandeur a indiqué qu’il était absent à l’époque en question parce que, vu les sentiments confus qu’il éprouvait pour Xhuljana, il ne voulait pas voir sa femme, et il n’a aucunement fait mention d’une amende.
[9]
Le demandeur et sa première femme ont repris contact quelques mois plus tard, et il l’a convaincue qu’il y avait eu un malentendu en lui expliquant qu’il était absent en raison de l’amende. En septembre 2004, sa première femme s’est une fois de plus rendue en Albanie. Lorsqu’elle est arrivée chez le demandeur, Xhuljana et son mari s’y trouvaient, en petite tenue. Le demandeur et sa famille l’ont toutefois convaincue que la jeune fille était une cousine.
[10]
En octobre 2004, la première femme du demandeur a présenté une nouvelle demande de parrainage, qui a été approuvée. Le 16 décembre 2005, le demandeur est arrivé au Canada, et il a commencé à recevoir tous les soirs des appels d’une femme au cours desquels on entendait un bébé pleurer, mais il a dit à sa première femme qu’il s’agissait de la femme d’un ami italien. Peu après son arrivée, il est devenu violent et menaçant verbalement, et sa première femme lui a finalement demandé de quitter sa maison, ce qu’il a fait en août 2006. La première femme du demandeur a eu de la difficulté à obtenir le divorce et, en 2009, elle a fini par se rendre en Albanie pour divorcer.
[11]
Le 26 décembre 2011, après le divorce, le demandeur a épousé Xhuljana. En 2012, il a tenté de la parrainer pour qu’elle obtienne la résidence permanente.
[12]
En mai 2013, un agent de CIC a interrogé Xhuljana en Albanie. Elle lui a décrit les circonstances de sa rencontre avec son mari en 2003 et de leur cohabitation. Elle a expliqué que le demandeur et elle avaient convenu qu’il devrait épouser celle qui était désormais son ex‑femme et déménager au Canada [traduction] « seulement »
pour pouvoir obtenir les documents qui leur permettraient d’y déménager tous les deux. Le même agent a interrogé le demandeur, qui a nié avoir habité avec Xhuljana de 2003 à 2005 et a affirmé qu’ils n’avaient eu qu’une histoire d’un soir. Lorsque l’agent a interrogé le demandeur et Xhuljana ensemble, ils n’ont pas été en mesure d’expliquer les incohérences entre leurs témoignages. La demande de résidence permanente de Xhuljana a été rejetée.
[13]
Cette entrevue a donné lieu à une autre entrevue qui a eu lieu en novembre 2013, à Edmonton. Au cours de celle‑ci, le demandeur a fait plusieurs autres affirmations qui semblent être fausses. Il a dit à l’agent qu’il avait vécu avec sa première femme pendant trois ans après son arrivée au Canada, et non pendant une seule année. Il a de nouveau insisté sur le fait que sa relation avec Xhuljana n’avait été qu’une histoire d’un soir. Il a également indiqué qu’il n’avait rencontré Xhuljana que neuf mois avant la naissance de son enfant (c’est-à-dire en janvier 2005).
[14]
Le CIC a également mené une enquête pour savoir si la première femme du demandeur avait été une complice dans le mariage apparemment frauduleux. Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’agent B] a interrogé la première femme du demandeur pour déterminer dans quelle mesure elle était au courant du stratagème et si elle connaissait l’existence de Xhuljana. L’agent B a reconnu qu’au cours de l’entrevue, il a probablement révélé à la première femme du demandeur ce que Xhuljana avait dit au cours de l’entrevue au sujet du fait que le demandeur ne l’avait épousée que pour obtenir un statut. L’enquête a permis d’établir que la première femme du demandeur n’avait pas été complice et qu’on lui demanderait d’être un témoin indépendant lors de l’enquête de la SI.
[15]
Différentes versions ont été présentées en ce qui concerne les sentiments amoureux qu’a éprouvé le demandeur pour l’une et l’autre des deux femmes et quant aux périodes où cela se serait produit, mais il a essentiellement trompé sa première femme du demandeur en ce qui concerne à la fois sa relation avec Xhuljana et le fait qu’il avait un enfant. Les enquêtes ont poussé le défendeur à alléguer que le demandeur était interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, notamment parce qu’il a dissimulé des faits importants lors de sa demande de visa de résident permanent. En avril 2017, la SI a mené une enquête.
B.
Décision de la SI
[16]
Au cours de l’enquête, le demandeur a une fois de plus changé sa version des faits. Il a admis qu’il était au courant de la naissance de son fils (en septembre 2005) avant son arrivée au Canada (en décembre 2005), et qu’il avait bien habité avec Xhuljana. Toutefois, il a affirmé que son premier mariage était authentique et qu’il était amoureux de sa femme, et non de Xhuljana, à son arrivée. Il affirme être tombé amoureux de Xhuljana en 2011 seulement, après son divorce. Il a également présenté une autre version, à savoir qu’il ne vivait avec Xhuljana que parce qu’ils y avaient été contraints par leurs familles traditionnelles, et que, s’ils n’avaient pas vécu ensemble, cela aurait pu provoquer une vendetta visant à protéger l’honneur familial. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait pas récupéré les documents de voyage au consulat en décembre 2003 parce qu’il régnait une certaine confusion dans sa vie étant donné qu’il avait un bébé de trois mois. La SI a toutefois souligné que le bébé n’était né qu’en septembre 2005 et que l’explication du demandeur était donc insensée.
[17]
Au cours de l’enquête, on a demandé au demandeur s’il avait dit à Xhuljana qu’il n’avait épousé sa première femme que pour obtenir des documents d’immigration. Il a déclaré qu’il ne lui avait pas dit cela, mais aussi qu’il lui avait bien dit cela, et qu’il avait menti pour ne pas que sa famille et elle soient contrariées par son mariage avec une autre femme.
[18]
Le demandeur a mentionné dans son témoignage qu’il existe des preuves du sentiment amoureux qu’il a éprouvé pour sa première femme : elle lui a demandé de partir, ils n’ont divorcé que plusieurs années plus tard, et il n’a pas demandé le partage des biens. La SI a toutefois relevé qu’elle avait subi des menaces jusqu’à ce qu’elle lui demande de partir, que le divorce avait été long à obtenir parce que la procédure avait été rendue difficile par le manque de coopération du demandeur, et que le couple avait conclu un contrat de mariage empêchant le demandeur de revendiquer des biens.
[19]
La SI a finalement déterminé que le demandeur n’était pas crédible, qu’il avait tendance à mentir pour faire disparaître ses problèmes et que, selon la prépondérance des probabilités, il avait épousé sa première femme afin d’obtenir de l’argent et la résidence permanente. La SI a conclu que toute la famille du demandeur était impliquée dans la tromperie; l’Albanie est un pays pauvre, et la première femme du demandeur avait déjà acheté un téléphone cellulaire – la famille n’avait pas le téléphone – ainsi qu’une nouvelle cuisinière et des casseroles pour son mari et ses parents. Elle avait aussi l’intention d’acheter un cheval pour labourer la terre. La SI a déterminé que s’il avait vraiment été amoureux de sa première femme, le demandeur n’aurait pas entamé une relation avec Xhuljana et n’aurait pas traité sa première femme comme il l’a fait lorsqu’il est arrivé au Canada. La SI a conclu que le demandeur avait fait de fausses déclarations concernant le mariage, l’union de fait et la naissance non déclarée de son fils. Il a fait l’objet d’une mesure d’exclusion en raison de ces fausses déclarations.
[20]
Par la suite, le demandeur s’en est pris aux interactions que l’agent a eues avec sa première femme avant l’enquête parce qu’il considérait qu’elles avaient entaché le témoignage de sa première femme du fait que des renseignements incendiaires sur le caractère frauduleux du mariage avaient été communiqués à cette dernière de façon inappropriée. Le demandeur a par la suite demandé des copies de toute la correspondance et de toutes les notes échangées entre sa première femme et l’avocat du ministre ou l’agent B. Ces documents lui ont été communiqués après l’enquête de la SI.
C.
Décision de la SAI
[21]
Devant la SAI, le demandeur a admis avoir fait de fausses déclarations au sujet de son fils, et la SAI a conclu que ces fausses déclarations étaient graves et suffisantes pour établir la validité de la mesure de renvoi. La SAI a déclaré ce qui suit : « Le tribunal estime que l’appelant a usé de tromperie auprès des représentants du Canada, et ce, durant une longue période. Le tribunal souscrit à l’évaluation du commissaire de la SI selon laquelle l’appelant a tenté à de nombreuses occasions d’induire en erreur les représentants canadiens à son avantage. »
Après avoir examiné les facteurs d’ordre humanitaire, la SAI a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour justifier la prise de mesures spéciales. La SAI a également conclu que les interactions entre la première femme du demandeur et l’avocat du ministre ou l’agent B n’étaient ni déterminantes ni pertinentes.
II.
Questions préliminaires
A.
Nouveaux éléments de preuve
[22]
Dans son mémoire des arguments supplémentaires, le demandeur a présenté un nouvel élément de preuve. Il a décrit un programme pilote qui a été annoncé par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada et qui doit entrer en vigueur en septembre 2019. Dans le cadre de ce programme, les membres de la famille qui n’accompagnent pas un demandeur et qui n’ont pas été mentionnés dans la demande de résidence permanente (et qui sont inadmissibles au titre de l’alinéa 117(9)d) de la LIPR) pourraient dorénavant être parrainés. Le demandeur a également soutenu que ce nouvel élément de preuve devrait être pris en compte, et ce, même s’il n’avait pas été présenté au décideur, parce qu’il démontre que le défaut de mentionner son fils sur sa demande de résidence permanente se trouve [traduction] « tout au bas de l’échelle de gravité »
. Il a également soutenu que ledit élément de preuve est de nature à modifier fondamentalement l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant puisque [traduction] « des personnes comme [lui] pourront faire venir leurs enfants au Canada »
. Il a en outre affirmé que cet élément de preuve [traduction] « allait changer la donne dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant »
.
[22]
Je ne suis pas de cet avis. D’abord, il ne s’agit pas d’un élément de preuve puisqu’il s’agit d’un argument présenté dans un mémoire des arguments supplémentaires et qu’il n’y a pas de preuve par affidavit liée à ce point. Qui plus est, ce futur projet pilote n’a pas force de loi, et il ne tombe sous le coup d’aucune des exceptions relatives à l’admissibilité des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur étant donné qu’il ne concerne pas l’équité procédurale.
B.
Théorie de la conduite irréprochable
[23]
Le défendeur a soulevé une autre question préliminaire : il a soutenu que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et ne pas entendre la demande sur le fond étant donné que le demandeur ne se présente pas devant la Cour exempt de reproches. Il a affirmé qu’à titre subsidiaire, je ne devrais pas accorder la mesure demandée. Le défendeur se fonde sur la conclusion de la Cour d’appel fédérale sur la théorie de la conduite irréprochable dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 (le juge Evans), ainsi que sur la décision Debnath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 332 (la juge Strickland).
[24]
Bien que je convienne que, tout au long des nombreux processus d’immigration, y compris les entrevues et les audiences, le demandeur n’a été ni crédible ni sincère, je ne puis accepter que la théorie de la conduite irréprochable invoquée dans les affaires susmentionnées s’applique aux faits de l’espèce. Dans ces affaires, la Cour d’appel fédérale (au par. 9) et la juge Strickland (aux par. 23 à 25) avaient devant elles des demandeurs qui, de par leur conduite après le prononcé de la décision faisant l’objet du contrôle dont elles étaient saisies, n’étaient pas exempts de reproches. Je ne constate pas la même chose en l’espèce puisque les actes commis par le demandeur se sont produits avant et pendant les processus d’immigration, et non après le prononcé la décision qui fait actuellement l’objet du contrôle par la Cour. J’entendrai la demande sur le fond pour ce motif.
III.
Questions en litige
[25]
Les questions en litiges soulevées par le demandeur dans ses observations sont les suivantes :
1) La SAI a‑t‑elle agi de façon déraisonnable en ne tenant pas compte de l’argument du demandeur concernant l’avocat du ministre? [Voir ci‑dessous.]
2) Y a‑t‑il eu violation du droit à l’équité procédurale du demandeur lorsque l’avocat du ministre (voir ci‑dessous) a discuté avec la première femme du demandeur et que la SAI a par la suite refusé qu’elle soit contre‑interrogée?
3) Les conclusions de la SAI selon lesquelles le demandeur n’était pas crédible et avait eu une relation de mauvaise foi étaient‑elles déraisonnables?
4) Les conclusions de la SAI étaient‑elles déraisonnables du fait que les facteurs d’ordre humanitaire ont été évalués sous l’
« angle »
de l’interdiction de territoire du demandeur?
Il semblerait que les questions relatives à l’équité procédurale concernent désormais les conversations que la première femme du demandeur a eues avec l’agent B, et non avec l’avocat du ministre. Pour cette raison, il ne sera question que de l’agent B.
IV.
Normes de contrôle
[26]
Les normes de contrôle à appliquer sont celle de la décision raisonnable à l’égard de la décision sur le fond, et celle de la décision correcte à l’égard de la question de l’équité procédurale : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (au par. 47); Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CAF 146 (au par. 19).
V.
Dispositions pertinentes : voir annexe A
VI.
Analyse
A.
Première et deuxième questions en litige : équité procédurale et interactions de l’agent avec la première femme du demandeur
(1)
Les interactions avec la première femme du demandeur n’ont pas rendu la décision de la SAI déraisonnable
[27]
Les première et deuxième questions en litige ont été combinées à l’audience; la question, telle qu’elle a été présentée à l’audience, est donc la suivante : le commissaire de la SAI a‑t‑il porté atteinte au droit à l’équité procédurale du demandeur en ne lui permettant pas d’interroger sa première femme compte tenu de la divulgation de communications avec celle‑ci après l’enquête de la SI?
[28]
Le demandeur soutient que la relation « de mauvaise foi »
, ou, comme on l’a appelée à l’audience, le [traduction] « premier mariage frauduleux »
, est une [traduction] « question centrale »
en l’espèce. Dans son mémoire (au paragraphe 19), le demandeur n’a pas présenté de renseignements supplémentaires sur l’argument en question. Cependant, il a été étoffé à l’audience lorsque le demandeur a fait valoir que la SAI n’a pas pu mettre de côté le témoignage de sa première femme lorsqu’elle a rendu sa décision. Le demandeur affirme donc qu’il était inéquitable sur le plan procédural que la SAI ne lui permette pas de contre‑interroger sa première femme après qu’il a appris que l’agent B lui avait parlé et lui avait communiqué certaines déclarations faites par sa deuxième femme avant qu’elle témoigne dans le cadre de l’enquête de la SI. Le demandeur estime que cela avait pu avoir une incidence sur son statut de témoin indépendant.
[29]
Pour analyser avec soin cet argument, il faut tenir compte de la décision qui fait l’objet du contrôle et des faits de la présente affaire.
[30]
D’abord, je suis d’avis qu’un décideur peut mettre de côté et ignorer certains éléments de preuve. C’est ce que font les juges lorsqu’ils tiennent un voir‑dire. En l’espèce, la preuve présentée par la première femme du demandeur avait aussi été fournie par celui‑ci ou sa deuxième femme. La SAI disposait des témoignages du demandeur et de sa deuxième femme, de sorte qu’elle n’avait pas à se fier au témoignage de la première femme.
[31]
La SAI a cependant clairement indiqué (au par. 10) que la fausse déclaration qu’a faite le demandeur en omettant de mentionner son fils dans sa demande constituait le facteur déterminant. Comme la SAI l’a constaté, il s’agissait de fausses déclarations graves puisque, lorsque le demandeur a obtenu son statut de résident permanent en décembre 2016, il avait eu un fils (né en septembre 2005) avec une autre femme, avec laquelle il vivait en union de fait. Le défaut de mentionner l’existence de son fils a empêché les agents d’immigration canadiens de mener une enquête sur sa demande de résidence permanente. La conclusion de la SAI selon laquelle il s’agit de fausses déclarations graves était raisonnable, tout comme l’était sa conclusion qu’il s’agissait d’un facteur déterminant. Enfin, la conclusion selon laquelle la SAI n’avait pas besoin d’autres éléments pour conclure que la mesure d’exclusion était valide était, elle aussi, raisonnable.
[32]
Sur le plan factuel, la deuxième partie de l’argument du demandeur relatif au manquement à l’équité procédurale doit être rejetée puisque la SAI n’a pas eu à se fonder sur le témoignage de la première femme du demandeur, la question déterminante étant celle de la fausse déclaration faite par le demandeur en omettant de mentionner l’existence de son fils. Fin de l’histoire.
[33]
La SAI a raisonnablement conclu que la question du mariage frauduleux n’était pas déterminante. Les conclusions pertinentes – à savoir que le demandeur n’était pas crédible et qu’il avait fait une fausse déclaration grave en ce qui concerne son enfant – étaient quant à elles déterminantes. La preuve de l’existence de fausses déclarations concernant son enfant et son union de fait à l’époque de la demande ne reposaient pas sur le témoignage de la première femme. Le demandeur lui-même a admis avoir menti à plusieurs reprises et fait une fausse déclaration au sujet de son enfant. De plus, Xhuljana a dit dans son témoignage qu’elle vivait en union de fait avec le demandeur au moment du parrainage.
[34]
Les fausses déclarations relatives au premier mariage du demandeur ne sont pas des éléments déterminants de la décision, comme l’a confirmé la SAI. Elles n’ont pas non plus de lien important avec les facteurs d’ordre humanitaire : comme le fait remarquer le défendeur, le demandeur a lui‑même fourni bon nombre de renseignements qui démontrent son manque de crédibilité. Il n’était pas nécessaire que la SAI tienne compte de l’argument relatif au fait que l’avocat du ministre avait transmis des renseignements à la première femme du demandeur et avait ainsi entaché l’indépendance de son témoignage. La SAI n’a pas commis d’erreur en ne cherchant pas à savoir s’il y avait effectivement eu manquement à l’équité procédurale.
(2)
La décision était équitable sur le plan de la procédure.
[35]
La deuxième partie de l’argument relatif au manquement à l’équité procédurale doit également être rejetée. Même si je me trompe et que le témoignage de la première femme du demandeur ne pouvait être isolé de tous les autres éléments de preuve entourant les fausses déclarations, je ne crois pas qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.
[36]
À titre d’argument subsidiaire, le demandeur soutient que son droit à l’équité procédurale a été violé par la SI parce que l’agent B a transmis à sa première femme des renseignements au sujet de l’entrevue faite avec Xhuljana, au cours de laquelle celle‑ci a déclaré que le mariage avait été contracté à des fins d’immigration. Le demandeur fait valoir que la communication de ces renseignements pourrait avoir influencé la façon dont sa femme percevait les événements étant donné qu’il s’agissait de renseignements incendiaires. Il soutient que la SAI a eu tort de conclure que ces préoccupations étaient « de nature très spéculative »
ou que la communication des renseignements n’était pas inappropriée. Le demandeur soutient également que la communication des renseignements était inappropriée parce qu’il n’avait pas donné son consentement, comme l’exige la Loi sur la protection des renseignements personnels.
[37]
Là encore, je ne suis pas de cet avis.
[38]
L’agent B a réalisé une entrevue normale avec la première femme du demandeur, qui était son répondant, pour déterminer si elle était complice et si elle devait être appelée à témoigner. Même si la SAI pouvait tenir compte de la Loi sur la protection des renseignements personnels, il n’y a pas eu d’infraction parce que l’agent B utilisait les renseignements à des fins compatibles avec la raison pour laquelle il les avait obtenus, à savoir tenter de repérer une fraude en matière d’immigration en déterminant si la première femme du demandeur faisait partie du stratagème.
[39]
Quoi qu’il en soit, l’idée que ces renseignements aient eu une incidence sur le témoignage de la première femme du demandeur n’est que pure spéculation. Dans son témoignage, celle‑ci a simplement répété les faits qu’elle connaissait déjà, notamment qu’elle soupçonnait que le demandeur avait une autre femme, qu’il l’avait épousée pour des raisons d’immigration, comme le propre cousin du demandeur le lui avait dit, et qu’elle avait tenté d’informer les autorités avant 2013 qu’elle était victime d’une fraude relative au mariage.
[40]
Le témoignage de la première femme du demandeur ne contenait aucune information qui n’était pas directement liée à ce qu’elle a vécu avec lui. L’agent B lui a communiqué de nouveaux renseignements lorsqu’il l’a informée de ce que Xhuljana avait dit lors de son entrevue. Selon le témoignage du demandeur, même après que sa première femme lui a demandé de partir, ils sont restés en bons termes et elle savait qu’il avait une conjointe de fait, alors je ne vois pas comment quoi que ce soit d’autre aurait pu la choquer ou l’inciter à ne pas être un témoin indépendant; en effet, je pense qu’elle avait déjà vécu toute l’horreur de la situation.
[41]
Enfin, le demandeur a été contre‑interrogé par l’avocat lors de l’enquête de la SI. Lors de l’audience de contrôle judiciaire, l’avocat du demandeur a affirmé qu’ils ne savaient pas, au moment de l’enquête de la SI, que la première femme de son client avait été informée des propos tenus par Xhuljana lors de son entrevue. Par conséquent, il fait valoir que le fait de ne pas avoir eu l’occasion d’interroger la première femme du demandeur au sujet des conversations avec l’agent B à l’audience de la SAI constitue un manquement à l’équité procédurale.
[42]
Mais le fait est que l’avocat a interrogé la première femme du demandeur lors de l’enquête de la SI et qu’il a choisi de ne pas lui demander ce que l’agent B lui avait dit exactement. L’avocat ne peut pas se plaindre maintenant du fait que, parce qu’il ne l’a pas interrogée à ce sujet lors de l’enquête de la SI, il aurait dû pouvoir le faire lors l’audience de la SAI lorsque le commissaire de la SAI a indiqué que la seule question déterminante concernait le fils du demandeur. L’avocat du demandeur savait que la première femme avait parlé aux agents puisque cela figurait dans les notes du Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration, entre autres. Il savait également qu’elle allait être appelée à témoigner, et il l’a effectivement contre‑interrogée lors de l’enquête de la SI. Il est donc exagéré de dire que le demandeur n’aurait pas pu se douter que la discussion avec l’agent B concernerait sa deuxième femme et son enfant étant donné qu’il s’agissait d’une enquête pour déterminer si la première femme du demandeur était complice dans la fraude relative au mariage. L’avocat aurait dû et aurait pu lui poser ces questions lorsqu’elle a témoigné. Il a eu l’occasion de le faire, et ne l’a pas saisie. Le fait que la conversation a été confirmée après l’audience de la SAI ne change rien au fait que l’avocat aurait pu lui poser des questions à ce sujet lors de l’enquête de la SI.
[43]
De toute façon, je conviens qu’il n’y avait rien d’injuste sur le plan de la procédure dans le fait que l’agent B a demandé à la première femme du demandeur ce qu’elle savait : cela semble être une étape essentielle et inévitable. Je conviens avec la SAI que la Loi sur la protection des renseignements personnels ne relève pas de sa compétence, et j’estime qu’il n’y a pas eu violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels en ce qui concerne les renseignements se trouvant dans le dossier de la Cour puisque l’agent B s’acquittait de ses fonctions en tentant de déterminer si la première femme du demandeur était complice de fraude à l’immigration.
B.
Troisième question en litige : les conclusions de la SAI selon lesquelles le demandeur n’était pas crédible et avait entamé une relation de mauvaise foi étaient‑elles déraisonnables?
[44]
Dans ses observations écrites, le demandeur soutient qu’il était déraisonnable de conclure, en ce qui concerne la sincérité de sa relation avec sa première femme qu’il n’était pas crédible étant donné que certains faits établissent que tel n’était pas le cas. Ces faits, comme il l’affirme, sont les suivants :
il n’a pas récupéré ses documents en décembre 2003;
parce que ses sentiments lui embrouillaient l’esprit;
sa première femme a repris contact avec lui après l’annulation de la première demande de parrainage;
c’est sa première femme qui a mis fin à leur relation;
il n’a pas demandé le partage des biens;
sa première femme et lui sont restés en contact;
le demandeur n’a pas immédiatement cherché à faire venir sa femme au Canada après la fin de sa relation avec sa première femme;
le demandeur et son ex‑femme semblaient se rencontrer lors d’activités sociales en de rares occasions;
le demandeur a exécuté de petits travaux pour son ex‑femme.
[45]
Je constate que le demandeur sollicite de la Cour qu’elle fasse une nouvelle appréciation des facteurs pertinents, alors que tous les faits susmentionnés ont déjà été appréciés et écartés. Il était raisonnable pour le décideur de privilégier la version des faits selon laquelle le demandeur n’avait pas récupéré ses papiers parce qu’il se cachait en Grèce, ainsi que la thèse que bien des raisons pouvaient expliquer que l’ex‑femme du demandeur ait repris contact avec lui. À cet égard, le tribunal a notamment relevé que la première femme du demandeur avait mis fin à leur relation parce que celui‑ci était violent, et qu’une entente prénuptiale relative aux biens avait été conclue, de sorte que le demandeur ne pouvait pas chercher à conclure un règlement relatif aux biens. Le fait que la première femme du demandeur soit restée en contact avec ce dernier pour qu’il puisse lui remettre les documents de divorce qu’il se refusait à produire, ainsi que le fait que le demandeur n’ait commencé à travailler qu’en 2011 et qu’il n’ait eu peut‑être pas eu les moyens de parrainer sa nouvelle femme avant cela, sont aussi des motifs pour lesquels le décideur a privilégié la version de la première femme du demandeur. De plus, le demandeur et son ex‑femme ne se sont vus que trois fois, et il y avait de l’animosité entre eux. Elle a indiqué qu’elle l’avait vu pour lui faire exécuter de petits travaux parce qu’elle ne voulait pas être responsable de lui s’il ne travaillait pas compte tenu du fait qu’elle l’avait parrainé.
[46]
Aucun des renseignements susmentionnés liés à la question de savoir s’il s’agissait d’une relation de mauvaise foi n’est vraiment pertinent, sauf quant à la question de la crédibilité, laquelle peut être tranchée sur la base d’autres faits; il s’agit facteurs qui ont de toute évidence été pris en compte, non pas par la SAI, mais par la SI, et à ce titre on ne saurait raisonnablement conclure qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise.
C.
Quatrième question en litige : Les conclusions de la SAI étaient‑elles déraisonnables parce que les facteurs d’ordre humanitaire ont été évalués sous l’ « angle »
de l’interdiction de territoire du demandeur?
[47]
Le demandeur soutient que la décision en l’espèce est semblable à celles rendues dans les affaires Sultana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 533, et Gan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 824, dans lesquelles les facteurs favorables ont été analysés sous l’« angle »
de la conduite du demandeur. Le commissaire a fait mention de la tromperie à laquelle s’est livré le demandeur lorsqu’il a évalué la question de savoir si ce dernier avait des remords. Le demandeur soutient que le commissaire n’avait aucune raison de conclure que ses remords n’étaient pas sincères lors de l’enquête de la SI.
[48]
Dans l’affaire Sultana, le commissaire avait écarté les facteurs favorables en mentionnant à de nombreuses reprises qu’ils étaient attribuables au fait que le demandeur avait dissimulé des renseignements.
[49]
Il ressort d’une simple lecture de la décision faisant l’objet du présent contrôle qu’elle est complètement différente de celle rendue dans l’affaire Sultana. Il n’est pas fait mention de la conduite du demandeur pour déterminer le degré d’établissement, l’intérêt supérieur de l’enfant ou le degré des difficultés. En ce qui a trait aux motifs d’ordre humanitaire, la conduite du demandeur n’a été mentionnée que lorsque la question de la crédibilité était pertinente. En effet, le commissaire a indiqué qu’il ne croyait pas que les remords du demandeur étaient sincères, ce qui a pesé contre celui‑ci. Il ne s’agit pas d’un « angle »
d’analyse; l’évaluation de la crédibilité est le seul moyen de décider si les remords d’une personne sont sincères. La SAI a déclaré ce qui suit : « Le tribunal est d’avis que l’appelant a eu maintes fois l’occasion de dire la vérité aux représentants canadiens au fil des ans, mais il a choisi de n’en rien faire »
. Pareille conduite est celle d’une personne qui n’éprouve pas de remords. Quoi qu’il en soit, je conclus que le motif pour lequel le commissaire a conclu que le demandeur a fait preuve de malhonnêteté était très raisonnable.
[50]
Aucune question à certifier n’a été présentée, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑694‑19
LA COUR STATUE que :
1) La demande est rejetée.
2) Aucune question n’est certifiée.
« Glennys L. McVeigh »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 18e jour de septembre 2019.
Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.
ANNEXE « A »
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
Fausses déclarations
40 (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :
a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;
Fondement de l’appel
67 (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :
a) la décision attaquée est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;
b) il y a eu manquement à un principe de justice naturelle;
c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.
Effet
(2) La décision attaquée est cassée; y est substituée celle, accompagnée, le cas échéant, d’une mesure de renvoi, qui aurait dû être rendue, ou l’affaire est renvoyée devant l’instance compétente.
Sursis
68 (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227
Mauvaise foi
4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :
a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;
b) n’est pas authentique.
Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21
Usage des renseignements personnels
7 À défaut du consentement de l’individu concerné, les renseignements personnels relevant d’une institution fédérale ne peuvent servir à celle-ci :
a) qu’aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution de même que pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑694‑19
|
INTITULÉ :
|
PRETASHI c MSPPC
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Calgary (Alberta)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 15 AOÛT 2019
|
JUgeMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE MCVEIGH
|
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
LE 27 AOÛT 2019
|
COMPARUTIONS :
Raj Sharma
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Galina Bining
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raj Sharma
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Galina Bining
Ministère de la Justice
|
POUR LE DÉFENDEUR
|