Date : 19990611
Dossier : IMM-2934-98
OTTAWA (ONTARIO), LE 11 JUIN 1999
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM
Entre
JANI ARDIAN FEIMI,
demandeur,
- et -
LE MINISTRE,
défendeur
ORDONNANCE
Par les motifs pris ce jour en l'espèce, la Cour déboute le demandeur de son recours en contrôle judiciaire.
Signé : Max M. Teitelbaum
________________________________
J.C.F.C.
Traduction certifiée conforme,
Laurier Parenteau, LL.L.
Date : 19990611
Dossier : IMM-2934-98
Entre
JANI ARDIAN FEIMI,
demandeur,
- et -
LE MINISTRE,
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
Le juge TEITELBAUM
[1] Il y a en l'espèce recours en contrôle judiciaire contre la décision en date du 4 juin 1998 par laquelle la section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur, Jani Ardian Feimi, n'était pas un réfugié au sens de la Convention.
Les faits de la cause
[2] Le demandeur est citoyen de l'Albanie où il a vu le jour à Berat (Lumas). Il a quitté le pays en mai 1991 pour la Grèce où, admis à titre de " résident sans papiers ", il s'est établi dans l'île d'Hydra.
[3] Durant son séjour en Grèce, il s'est arrangé pour que son père, sa mère, une soeur (Flora) et un frère (Niko) l'y rejoignent. Un autre frère (Dritan Fotis) continuait ses études en Albanie, et une soeur (Luiza) y est restée avec son mari.
[4] En 1996, sa soeur Flora, qui avait 18 ans à l'époque, " attira l'attention d'un autre Albanais vivant dans l'île, du nom de Florian Gjoni ". Florian a commencé à poursuivre de ses assiduités Flora contre son gré, et " a fini par l'insulter ". Le 4 septembre 1996, Niko, ayant surpris Florian Gjoni en train de malmener Flora, lui a donné un coup de couteau qui l'a tué.
[5] Le frère du demandeur fut arrêté et subséquemment jugé coupable de meurtre.
[6] La police de l'île, au fait du " caractère implacable et brutal du code albanais de Leke ou "code de la vengeance par le sang" " (c'est-à-dire vendetta), a averti le demandeur et les membres de sa famille de quitter l'île d'Hydra " puisqu'elle ne voulait pas avoir une autre mort sur les bras " (voir l'affidavit en date du 21 juillet 1998 du demandeur).
[7] Le 6 novembre 1996, le demandeur et sa famille sont partis se cacher à Athènes.
[8] Le patriarche de la famille a envoyé un émissaire auprès de la famille du mort pour lui demander d'accepter " ses regrets ou toute autre forme de réparation qui lui satisferait ". La famille du mort a refusé et a fait savoir que trois membres de la famille du demandeur seraient tués en représailles.
[9] Début décembre 1996, l'autre frère du demandeur, Dritan Fotis, qui était resté en Albanie, a abandonné ses études pour rejoindre le reste de la famille à Athènes " parce qu'il a commencé à craindre pour sa vie après avoir appris que des gens le cherchaient ".
[10] Le demandeur fait encore savoir ce qui suit dans son affidavit :
[TRADUCTION]
23. Grâce à l'intervention de quelques amis, j'ai réussi à gagner la Suisse et, de là, le Canada, où je suis plus en sécurité, séparé par un océan de mes poursuivants; |
24. Bien que pour le moment je sois loin de ceux qui veulent me tuer, le code albanais de Leke ou " code de la vengeance par le sang " est connu de tous les Albanais et a force de loi; |
25. Par conséquent, je crains avec raison d'être persécuté en Albanie et en Grèce du fait de ma nationalité; |
26. Je crains encore avec raison d'être persécuté en Albanie et en Grèce du fait de mon appartenance à un certain groupe social, savoir celui des Albanais soumis au code de Leke ou " code de la vengeance par le sang "; |
27. À cause du code de Leke, je ne peux ni ne veux me réclamer de la protection de mon pays, puisque c'est la loi albanaise même qui menace mon existence, ce qui veut dire que les autorités albanaises n'ont ni les moyens ni l'intention de me protéger. |
28. En outre, je ne peux ni ne veux me réclamer de la protection des autorités grecques, puisqu'elles ont refusé d'intervenir et ont engagé ma famille et moi-même à quitter la Grèce du fait qu'elles n'ont ni les moyens ni l'intention de nous protéger. |
[11] Le demandeur est arrivé au Canada le 8 juin 1997 et a revendiqué le statut de réfugié 11 jours après.
Le décision de la Commission
[12] Voici ce qu'on peut lire dans la décision en date du 27 mai 1998 de la Commission :
La preuve documentaire produite à l'audience, ainsi que le savant témoignage du professeur Philip Longworth de l'Université McGill, font état d'un profond enracinement de la vendetta dans la culture Albanaise et, depuis l'écroulement du régime communiste en 1992, cette loi appelée Korun a été maintes fois invoquée pour caractériser ou colorer, voire justifier dans l'esprit de certains, des meurtres qui ne sont que des crimes de droit commun sans aucune connotation, de l'avis du tribunal, avec la persécution au sens de la Convention. |
Les agents de persécution que craint le demandeur pourraient être un ou des membres de la famille Gjoni qui formuleraient et exécuteraient l'intention criminelle de tuer au mépris des lois en vigueur en Albanie et en Grèce, pays de résidence habituelle du demandeur. Selon le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, |
" On entend normalement par persécution une action qui est le fait des autorités d'un pays. Cette action peut également être le fait de groupes de la population qui ne se conforment pas aux normes établies par les lois du pays. À titre d'exemple, on peut citer l'intolérance religieuse, allant jusqu'à la persécution, dans un pays par ailleurs laïque mais où d'importantes fractions de la population ne respectent pas les convictions religieuses d'autrui. Lorsque des actes ayant des caractères discriminatoires graves ou très offensants sont commis par le peuple, ils peuvent être considérés comme des persécutions s'ils sont sciemment tolérés par les autorités ou si les autorités refusent ou sont incapables d'offrir une protection efficace. " |
Le tribunal est d'avis que quelques membres de la famille Gjoni qui ourdiraient le complot de tuer le demandeur ou d'autres membres de sa famille ne constituent pas, en raison de leur mobile, un des " groupes de la population qui ne se conforment pas aux normes établies par les lois " Grecques ou Albanaises. Les pays signataires de la Convention de 1951 et les législateurs qui ont établi des lois sous son empire n'ont jamais exprimé l'intention d'inclure dans la définition de réfugié une victime potentielle d'un ou de quelques criminels, qu'ils appartiennent ou non à une même famille, qui pourraient avoir l'intention d'attenter à la vie d'un revendicateur par esprit de vengeance. |
La vendetta, que soulève le demandeur dans sa revendication, n'est pas un problème de persécution mais un problème de criminalité. Bien que le nombre de ces meurtres ait augmenté ces dernières années, notamment en Albanie, il demeure que, quoique les autorités aient une obligation de protéger les citoyens, elles n'ont pas une obligation de résultat comme l'a rappelé la Cour fédérale dans l'affaire Villafranca. Dans l'affaire qui nous concerne, les autorités Grecques ont procédé à l'arrestation du meurtrier dans l'heure qui a suivi le crime, lui ont fait subir un procès et la cour l'a condamné à 12 ans d'emprisonnement. La police Grecque a de plus exigé que la famille du meurtrier trouve refuge ailleurs que dans l'île de Hydra, qui ne compte que quelque 2 400 habitants et s'installe à Athènes pour se fondre dans les quelque 3 millions d'habitants que compte la région métropolitaine de la capitale. |
Les autorités Grecques ne pouvaient offrir au demandeur et à sa famille une protection plus efficace. |
L'appartenance du demandeur à la famille Feimi n'en fait pas un membre d'un groupe social particulier visé par la Convention, cette appréciation de la protection n'entrant d'ailleurs en ligne de compte que dans la seule mesure où on établit qu'il y a eu persécution ou qu'il n'y a risque de persécution au sens de la Convention, ce que n'a pas démontré la preuve dans son ensemble. |
Pour ces motifs le tribunal conclut que monsieur Jani Ardian FEIMI n'est pas un réfugié au sens de la Convention, tel que défini à l'article 2(1) de la Loi sur l'immigration. |
Les points litigieux
[13] Il ressort de la décision de la Commission et des conclusions des parties qu'il se pose les deux questions litigieuses suivantes :
- Les membres de la Commission sont-ils fondés à conclure que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention, tel que ce concept est défini dans la Loi sur l'immigration, du fait qu'il n'appartient pas à un certain groupe social? |
- Les membres de la Commission sont-ils fondés à conclure que ce que craint le demandeur, c'est un éventuel acte criminel et non un acte de persécution au sens de la Loi? |
Analyse
[14] Les avocats de part et d'autre ont présenté des conclusions minutieuses, qu'il n'est pas nécessaire de répéter dans les présents motifs.
[15] Je suis aussi convaincu que pour conclure que la décision de la Commission est raisonnable compte tenu des éléments de preuve dont elle était saisie, il n'est pas nécessaire que j'examine si la famille du demandeur constitue un certain groupe social.
[16] Le paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration définit comme suit le concept de réfugié au sens de la Convention, tel qu'il nous intéresse en l'espèce :
2(1)"Convention refugee" means any person who (a) by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion, (i) is outside the country of the person's nationality and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to avail himself of the protection of that country, or (ii) not having a country of nationality, is outside the country of the person's former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, is unwilling to return to that country, and |
2 (1) " réfugié au sens de la Convention " Toute personne_: a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques_: (i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, (ii) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner; |
[17] Le demandeur revendique le statut de réfugié au sens de la Convention parce qu'il dit craindre avec raison d'être persécuté du fait de son appartenance à un certain groupe social, qu'il se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qu'il ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de l'Albanie ou de la Grèce.
[18] J'examinerai en premier lieu la question de la protection. Comme noté supra, la Commission s'est prononcée en ces termes :
" Bien que le nombre de ces meurtres ait augmenté ces dernières années, notamment en Albanie, il demeure que, quoique les autorités aient une obligation de protéger les citoyens, elles n'ont pas une obligation de résultat comme l'a rappelé la Cour fédérale dans l'affaire Villafranca . Dans l'affaire qui nous concerne, les autorités Grecques ont procédé à l'arrestation du meurtrier dans l'heure qui a suivi le crime, lui ont fait subir un procès et la cour l'a condamné à 12 ans d'emprisonnement. La police Grecque a de plus exigé que la famille du meurtrier trouve refuge ailleurs que dans l'île de Hydra, qui ne compte que quelque 2 400 habitants et s'installe à Athènes pour se fondre dans les quelque 3 millions d'habitants que compte la région métropolitaine de la capitale. |
Les autorités Grecques ne pouvaient offrir au demandeur et à sa famille une protection plus efficace.
[19] On voit bien que les membres de la Commission n'étaient pas convaincus que les autorités grecques fussent incapables de protéger le demandeur.
[20] Je ne vois dans les éléments de preuve produits devant la Commission rien qui établisse que les autorités grecques seraient incapables de le protéger.
[21] Dans son affidavit du 21 juillet 1998, le demandeur fait savoir qu'il ne peut ni ne veut se réclamer de la protection des autorités du pays où il se trouvait " puisqu'elles ont refusé d'intervenir et ont engagé ma famille et moi-même à quitter la Grèce du fait qu'elles n'ont ni les moyens ni l'intention de nous protéger ".
[22] Je ne vois dans les éléments de preuve produits devant la Commission rien qui établisse que les autorités grecques n'auraient pas les moyens de le protéger.
[23] S'il a voulu dire qu'il ne trouverait la protection satisfaisante que si elle était assurée par la police 24 heures sur 24, pareille surveillance est évidemment impossible.
[24] Qui plus est, rien ne prouve qu'il ait demandé la protection des autorités pendant son séjour à Athènes.
[25] Le seul élément de preuve produit devant la Commission au sujet de la protection de la police est son témoignage que la police de l'île d'Hydra a demandé à la famille de s'en aller " puisqu'elle ne voulait pas avoir une autre mort sur les bras ".
[26] Je ne vois aucune erreur dans la conclusion par la Commission que la police a vraiment fait et peut faire son travail, à preuve l'arrestation du frère du demandeur après l'homicide et le conseil donné à la famille d'aller vivre dans une ville où il y a plus de monde, conseil qu'elle a suivi.
[27] La Grèce est un pays démocratique et aucune preuve n'a été produite d'une incurie de la police telle que le pays n'aurait pu assurer au demandeur la protection nécessaire.
[28] Cela d'autant plus qu'aux yeux de sa famille, la Grèce représentait la " protection " contre la mort violente.
[29] Son frère Dritan Fotis, qui poursuivait ses études en décembre 1996 en Albanie, a quitté ce pays pour rejoindre la famille à Athènes, en Grèce.
[30] Or, si la famille avait pensé que les autorités grecques ne seraient pas en mesure de lui assurer la protection policière nécessaire, ni elle ni le demandeur n'aurait suggéré à Dritan Fotis de venir s'installer en Grèce où, d'après le témoignage du demandeur, se trouvait toute la famille à la date de l'audience, à part lui-même.
[31] Celui-ci fait aussi savoir qu'il ne peut compter sur les autorités grecques pour le protéger parce que la Grèce est toute proche de l'Albanie et que, comme il s'agissait d'un devoir de vengeance, la famille Gjoni pourrait facilement essayer d'y tuer jusqu'à trois membres de sa famille.
[32] Bien ce que ce point ne fût pas abordé dans la décision de la Commission mais évoqué dans le témoignage, je suis convaincu que le Canada ne pourrait assurer au demandeur une meilleure protection.
[33] Si la famille Gjoni était déterminée à se venger, elle pourrait le faire tout aussi bien au Canada qu'en Grèce ou en Suisse.
[34] Comme noté supra, le demandeur, après la Grèce, a passé sept mois en Suisse, où à aucun moment il n'a demandé l'asile ni n'a réclamé la protection de la police. Voici ce qu'il a déclaré à ce propos, en page 413 du dossier de la Commission :
J'ai passé sept (7) mois en Suisse, après le premier mois, j'ai connu des Albanais et je savais aussi qu'il y avait des Albanais du village de la personne tuée, alors j'ai commencé à avoir peur parce que on pouvait me tuer là aussi. |
[35] Je pense qu'il a voulu dire par là qu'il pouvait y avoir en Suisse des Albanais originaires du village de Florian Gjoni et qu'ils pourraient chercher à le tuer. Or la même chose pourrait se produire au Canada.
[36] Ne peut prétendre au statut de réfugié au sens de la Convention que celui qui peut faire la preuve de l'absence de protection de l'État. Le demandeur n'a pas produit cette preuve et la décision de la Commission est raisonnable dans sa conclusion qu'il n'a pas prouvé l'absence de protection de l'État.
[37] Puisqu'il était loisible à la Commission de décider que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention par ce motif qu'il n'a pu faire la preuve qu'il ne jouissait pas de la protection de l'État en Grèce (et en Suisse), je n'ai pas à examiner s'il craignait d'être persécuté du fait de son appartenance à un certain groupe social.
[38] Le recours en contrôle judiciaire est rejeté.
[39] L'avocat du demandeur a demandé que la question suivante soit certifiée en application de l'article 83 de la Loi sur l'immigration :
Le fait que le demandeur a séjourné dans un autre pays avant de faire sa revendication du statut de réfugié au Canada a-t-il pour effet de rendre irrecevable le motif de persécution tel que ce concept est défini dans la Convention? |
[40] Je conclus qu'il ne s'agit pas là d'une question grave de portée générale au sens de la Loi.
[41] En outre, je conclus que le fait qu'un demandeur a " séjourné " dans un autre pays avant de revendiquer le statut de réfugié au Canada est juste un facteur à prendre en considération pour examiner s'il a droit à ce statut.
Signé : Max M. Teitelbaum
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J.C.F.C.
Ottawa (Ontario),
le 11 juin 1999
Traduction certifiée conforme,
Laurier Parenteau, LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER No : IMM-2934-98 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : Jani Adrian Feimi c. Le ministre
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : 28 mai 1999
MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE TEITELBAUM
LE : 11 juin 1999
ONT COMPARU :
M. Alain Rizk pour le demandeur
Mme Martine Valois pour le défendeur
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Brunet Arsenault pour le demandeur
Montréal (Québec)
M. Morris Rosenberg pour le défendeur
Sous-procureur général du Canada