Dossier : IMM-5346-18
Référence : 2019 CF 1049
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 6 août 2019
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE :
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SALAHEDDINE IRAQI
OMAR IRAQI
SAMAH IRAQI
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
L’aperçu
[1]
Les demandeurs, M. Salaheddine Iraqi, M. Omar Iraqi et Mme Samah Iraqi [ensemble, les demandeurs], sont trois frères et sœurs adultes qui sont des Palestiniens apatrides
[1]
. Ils ont demandé l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], contre les Émirats arabes unis [ÉAU] et le Liban. La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a refusé leur demande d’asile, car elle a conclu que leur seul pays de résidence habituelle était les ÉAU et qu’ils ne couraient pas de risque dans ce pays. La Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté leur appel pour les mêmes motifs [Décision de la SAR].
[2]
Si les demandeurs ne remettent pas en question la conclusion de la SAR selon laquelle leur seul pays de résidence habituelle est les ÉAU, ils contestent cependant sa conclusion voulant qu’ils ne courent aucun risque de persécution ou de préjudice dans ce pays. Les demandeurs allèguent que la SAR a commis une erreur en concluant que leurs demandes contre les ÉAU n’avaient pas démontré l’existence d’un risque de persécution sur une base cumulative. Ils demandent à la Cour d’annuler la Décision de la SAR et de renvoyer l’affaire devant celle-ci afin que leur demande puisse être réévaluée par un tribunal différemment constitué.
[3]
Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la présente demande. À la lumière des conclusions de la SAR, des éléments de preuve dont disposait le tribunal et du droit applicable, je ne puis trouver aucune raison d’infirmer la Décision de la SAR. Les éléments de preuve appuient raisonnablement les conclusions de la SAR, et ses motifs possèdent les attributs d’une décision raisonnable, c’est‑à‑dire que celle-ci fait partie de l’éventail des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, rien ne justifie l’intervention de la Cour.
II.
Contexte
A.
Contexte factuel
[4]
Les parents des demandeurs sont nés au Liban. Ils ont déménagé aux ÉAU durant la guerre civile libanaise, et ont eu quatre enfants dans ce pays : les demandeurs ainsi qu’une autre fille, Raya, l’aînée. Les demandeurs et leurs parents sont tous titulaires d’un titre de voyage libanais délivré aux réfugiés palestiniens, mais ils ne sont citoyens d’aucun pays.
[5]
En 2010, pour des raisons inconnues, le statut du père des demandeurs aux ÉAU a pris fin, et il a dû retourner au Liban. Le reste de la famille est restée aux ÉAU et a rendu visite au père à quelques occasions. Aux ÉAU, Salaheddine et Samah ont terminé leurs études, mais ils ont été incapables de trouver un emploi dans leur domaine d’études respectif. De plus, un incident lié au titre de voyage de Samah a eu lieu lorsque des représentants des ÉAU l’ont insultée et ont crié : [traduction] « Qui vous a dit qu’il s’agissait d’un passeport? Vous n’êtes qu’une réfugiée! »
[6]
En 2016, les demandeurs et leurs parents sont venus au Canada pour assister au mariage de Raya, moment auquel ils ont demandé l’asile. Leurs demandes ont été entendues conjointement. La SPR a estimé que les parents des demandeurs avaient pour pays de résidence habituelle le Liban et les ÉAU, et a accepté leur demande d’asile fondée sur une crainte de persécution au Liban. Toutefois, les demandes d’asile des demandeurs ont été rejetées, car la SPR a conclu que leur seul pays de résidence habituelle était les ÉAU, où ils ne couraient pas de risque de persécution ni de préjudice.
[7]
Toutefois, la SPR a pris note du fait que les demandeurs n’avaient pas le droit de retourner aux ÉAU, puisque leur mère était leur répondante aux ÉAU et qu’ils se trouvaient à l’extérieur du pays depuis plus de six mois.
B.
Décision de la SAR
[8]
Dans sa Décision datée du 9 octobre 2018, la SAR a confirmé la décision de la SPR de refuser les demandes d’asile des demandeurs. La SAR a commencé par rappeler que « [l]e fait qu’une personne soit apatride ne lui confère aucun avantage par rapport aux réfugiés qui ne sont pas apatrides »
, en se fondant à cet égard sur Thabet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 4 CF 21, 1998 CarswellNat 840 (CAF) [Thabet]. La SAR a ajouté que les demandeurs d’asile apatrides devaient : (i) établir le ou les pays dans lesquels ils ont leur résidence habituelle, et (ii) démontrer qu’ils craignent avec raison d’être persécutés ou qu’ils risquent de subir un préjudice dans ces pays (Maarouf c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 723, 1993 CarswellNat 186 (CAF) [Maarouf]).
[9]
La SAR a ensuite conclu que le seul pays de résidence habituelle des demandeurs était les ÉAU. Elle a exclu le Liban comme étant leur pays de résidence habituelle, puisque les demandeurs n’y avaient jamais résidé (Chehade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 282 [Chehade] au para 22; Kaddoura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1101 au para 20; Kadoura c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1057 [Kadoura] aux para 14 et 15). La SAR a également rejeté l’argument des demandeurs selon lequel leur risque d’être expulsés des ÉAU et renvoyés au Liban devait être évalué. Elle a souligné que des arguments semblables avaient déjà été rejetés par notre Cour, et que cette analyse serait inutile, puisque le risque doit s’évaluer au jour de l’audition et non pas au moment où un tel refoulement par les ÉAU pourrait éventuellement avoir lieu (Qassim c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 226 [Qassim] aux para 59 à 62; Chehade au para 24; Marchoud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1471 [Marchoud] aux para 4, 13, 16 et 17; Kadoura aux para 20 et 21).
[10]
En ce qui concerne le deuxième volet de l’analyse applicable aux demandeurs d’asile apatrides, la SAR a estimé que les demandeurs ne couraient aucun risque de persécution ou de préjudice aux ÉAU. Elle a souligné qu’en réponse aux questions de la SPR, ils avaient tous décrit des craintes en lien avec le Liban, et non les ÉAU. Quant aux effets cumulatifs, la SAR a expliqué qu’elle ne tiendrait compte que des incidents liés à un motif prévu dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [Convention] (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hund, 2009 CF 121 [Hund] au para 35). Toutefois, elle a conclu que la plupart des incidents décrits par les demandeurs n’étaient pas liés à un motif prévu dans la Convention.
[11]
Premièrement, la SAR a estimé que la séparation familiale ayant découlé de l’expulsion du père ne constituait ni de la discrimination, ni de la persécution contre les demandeurs, car il s’agissait là d’un préjudice indirect (Pour-Shariati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1997] ACF no 810, 1997 CarswellNat 999 (CAF) [Pour-Shariati]; Casetellanos c Canada (Solliciteur général), [1995] 2 CF 190, 1994 CarswellNat 1459 (CF) [Casetellanos]).
[12]
Deuxièmement, la SAR a conclu que l’affirmation selon laquelle les difficultés rencontrées par les demandeurs pour se trouver un emploi étaient dues à leur profil d’étrangers ou de Palestiniens constituait une déclaration générale non appuyée par des éléments de preuve objectifs. Aucune difficulté n’a été identifiée dans le cas d’Omar. De plus, la SAR a mis en évidence un élément de preuve relatif au pays démontrant que les expatriés comptent pour 85 pour cent de la population active des ÉAU, et que le pays recrute même des juges étrangers, dont certains proviennent des territoires palestiniens occupés. La SAR a également observé que l’incapacité de travailler dans le domaine de son choix ne constitue pas de la persécution (El Assadi Kamal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 543 [El Assadi Kamal] au para 17).
[13]
Troisièmement, la SAR a souligné que l’absence d’un droit de retourner aux ÉAU découlait de l’application générale des lois de ce pays en matière d’immigration et de citoyenneté, et qu’elle ne constituait pas en soi de la persécution (Hegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 242 [Hegi] aux para 16 et 17; Karsoua c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 58 [Karsoua] aux para 37 et 38; Marchoud aux para 14 et 15; Kadoura au para 17). Elle a ajouté que la négation d’un droit de retour ne suffisait pas, à elle seule, à satisfaire à la définition prévue dans la Convention; les raisons d’une telle négation devaient être examinées, et révéler une intention de persécution ou une conduite liées à un motif prévu dans la Convention (Thabet; Qassim aux para 50 et 54; Chehade au para 35; Altawil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 986, 1996 CarswellNat 980 (CF) au para 11).
[14]
Au bout du compte, la SAR a conclu que la discrimination subie par les demandeurs ne constituait pas de la persécution. Ces derniers n’ont pas présenté d’éléments de preuve démontrant que le défaut des ÉAU de leur octroyer la citoyenneté en tant que droit de naissance reflétait une intention de persécution ou avait un tel effet. La SAR a reconnu la références des demandeurs au rapport intitulé United States Department of State Report – 2016, mais a souligné que dans la présente affaire, le seul élément de preuve concernant la discrimination était un unique incident survenu entre Samah et des représentants des ÉAU concernant son titre de voyage. Ainsi, rien dans la preuve n’établissait que la discrimination avait eu des conséquences gravement préjudiciables pour les demandeurs ni n’établissait l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution au sens des articles 96 et 97 de la LIPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Munderere, 2008 CAF 84 [Munderere] au para 41).
C.
Norme de contrôle
[15]
La question de savoir si l’effet cumulatif des événements qui se sont produits équivaut à un risque de persécution ou de préjudice est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (El Assadi Kamal au para 13; Ifeanyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 419 [Ifeanyi] au para 11; Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230 [Galamb] au para 12). De même, les conclusions de la SAR sur l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Garcia Osorio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1276 au para 14; Cheema c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 441 au para 6). Comme la jurisprudence a déjà établi que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, il est inutile de procéder à une analyse approfondie de la norme de contrôle (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 62).
[16]
Suivant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard de la décision visée par le contrôle, pourvu que celle-ci soit justifiée, transparente et intelligible et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir au para 47). En d’autres termes, les motifs qui sous-tendent une décision sont raisonnables s’ils « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
(Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16).
[17]
L’application de la norme de la décision raisonnable commande la déférence à l’égard du décideur, car elle « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière »
(Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47 au para 33; Dunsmuir aux para 48 et 49). Dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, lorsqu’une question mixte de faits et de droit s’inscrit parfaitement dans le domaine d’expertise d’un décideur, « la cour de révision a pour tâche d’exercer une surveillance à l’égard de l’approche utilisée par le tribunal dans le contexte de la décision prise dans son ensemble. Son rôle n’est pas d’imposer l’approche de son choix »
(Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 57).
III.
Analyse
[18]
Les demandeurs allèguent que la SAR n’a pas analysé adéquatement la question de savoir si les motifs cumulés justifiaient d’accueillir leur demande d’asile. Ils soutiennent qu’elle a omis de reconnaître que les divers cas de discrimination découlaient tous de leur apatridie, et que les incidents de discrimination répétés survenus par le passé entraînaient une grave possibilité de persécution dans l’avenir (Mete c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 840 au para 5).
[19]
Concernant l’expulsion du père des demandeurs, ceux‑ci affirment qu’un préjudice direct pour les membres de la famille peut être considéré comme de la persécution (Surujpal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] ACF no 326, 1985 CarswellNat 106 (CAF)). De plus, ils allèguent que, compte tenu de l’absence de motifs fournis par les autorités des ÉAU au sujet l’expulsion, il faudrait donner le bénéfice du doute à l’explication de leur père selon laquelle l’expulsion était liée à un motif prévu dans la Convention. Ils plaident que cet acte, à lui seul, est suffisamment grave pour constituer de la persécution.
[20]
Pour ce qui est des difficultés liées à l’emploi, les demandeurs font valoir que la privation du droit de travailler est assimilable à de la persécution (He c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1243, 1994 CarswellNat 151 (CF) [He] au para 15). Ils soutiennent également que la possibilité de travailler illégalement n’est pas un remède acceptable (Xie c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 286, 1994 CarswellNat 484 (CF) para 13). De plus, ils se disent d’avis que le fait que les expatriés comptent pour 85 pour cent de la population active aux ÉAU ne s’applique pas aux Palestiniens apatrides. Pour ce qui est de l’absence d’allégations concernant Omar, les demandeurs plaident qu’un demandeur d’asile n’a pas à établir qu’il a lui-même été persécuté dans le passé ni qu’il serait susceptible de l’être à l’avenir (Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 (CAF) [Salibian] au para 17; Osama Fi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1125 aux para 14 à 16).
[21]
En ce qui concerne le droit de retour, les demandeurs allèguent que la SAR a commis une erreur en comparant des Palestiniens apatrides à des expatriés, alors que, contrairement aux expatriés, les Palestiniens apatrides ne choisissent pas d’être aux ÉAU et n’ont aucun pays d’origine où retourner. Ainsi, les demandeurs font valoir que la négation d’un droit de retour ne découle pas d’une loi d’application générale. Ils plaident également que les motifs de la négation de ce droit de retour pourraient constituer en eux-mêmes un acte de persécution par l’État (Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1355, au para 27; Maarouf, au para 44). Enfin, ils soutiennent que le fait qu’ils soient susceptibles d’être expulsés vers le Liban advenant leur retour aux ÉAU constitue un acte de discrimination en soi.
[22]
Je ne souscris pas aux affirmations des demandeurs. Je conclus plutôt que la Décision de la SAR s’inscrit bien dans les limites d’une décision raisonnable, tant en ce qui a trait à l’évaluation de la preuve et qu’à la prise en compte des circonstances et des profils personnels des demandeurs. Ces derniers n’ont pas démontré que la SAR a ignoré la preuve ou omis d’en examiner certains éléments. Ils tentent simplement de faire valoir à nouveau les faits qui ont été présentés à la SAR, et demandent à la Cour d’accorder un poids différent aux éléments de preuve. Or, il ne s’agit pas là d’un motif justifiant la tenue d’un contrôle judiciaire. La Décision de la SAR, en plus d’être bien motivée, présente toutes les caractéristiques de la transparence, de la justification et de l’intelligibilité. Elle est très détaillée et aborde tous les arguments soulevés par les demandeurs, dont aucun n’a été jugé lié à un motif prévu dans la Convention. L’intervention de la Cour n’est donc pas justifiée. Plus précisément, l’affirmation des demandeurs selon laquelle la SAR aurait seulement étudié le cas de chaque demandeur individuellement n’a aucun fondement; au contraire, la Décision de la SAR réfère explicitement au fait que l’absence de preuve de discrimination était gravement préjudiciable pour chacun des trois demandeurs.
[23]
La SAR a énoncé comme il se devait le test applicable aux demandeurs d’asile apatrides, et elle l’a appliqué adéquatement. Le premier volet du test exige d’établir le ou les pays de résidence habituelle du demandeur d’asile. Le deuxième volet du test (qui est en litige en l’espèce) requiert que le demandeur d’asile se trouve en dehors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, et qu’il soit incapable d’y retourner du fait de sa crainte fondée d’être persécuté pour un motif prévu dans la Convention (Maarouf au para 33). Comme l’a déjà déclaré la Cour d’appel fédérale, l’apatridie ne confère aucun avantage au plan de l’obtention de l’asile (Thabet para 16). Pour pouvoir se voir octroyer l’asile, la personne apatride qui est en dehors de son pays de résidence habituelle doit se trouver dans cette situation parce qu’elle craint, avec raison, d’être persécutée pour un motif énoncé dans la Convention (Chehade au para 20; Maarouf au para 35).
[24]
Il incombait donc aux demandeurs de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient retourner aux ÉAU (Thabet au para 28; Chehade au para 20). Toutefois, ils n’ont présenté aucun élément de preuve précis pour appuyer leurs déclarations générales concernant une discrimination répandue.
[25]
Les demandeurs ont raison d’affirmer que divers incidents de discrimination peuvent équivaloir à de la persécution et que la SAR a l’obligation de déterminer si les événements qui ne constituent pas individuellement de la persécution en constitue de manière cumulative (Munderere au para 42; Hund au para 34). Toutefois, la discrimination n’est pas toujours assez grave pour correspondre à de la persécution (Ifeanyi au para 16). Je reconnais également que la SAR ne peut se contenter d’affirmer qu’elle a tenu compte de la nature cumulative des actes de discrimination, mais qu’elle doit effectivement effectuer une analyse de ces effets cumulatifs (Galamb au para 24).
[26]
À mon avis, c’est exactement ce qu’a fait la SAR en l’espèce. Elle a spécifiquement mentionné qu’elle analyserait chacun des incidents avant d’évaluer leurs effets cumulatifs. Elle a ensuite procédé à l’analyse des éléments suivants de façon successive : 1) la séparation familiale découlant de l’expulsion du père; 2) les difficultés qu’ont connues Salaheddine et Samah pour ce qui est de trouver un emploi; 3) l’absence d’un droit de retour aux ÉAU; 4) les éléments de preuve sur la situation dans le pays figurant dans le rapport intitulé United States Department of State Report – 2016; et 5) l’incident particulier lié au titre de voyage de Samah. La SAR a conclu que, pris en compte séparément ou ensemble, ces événements ne s’élevaient pas au niveau de la persécution. La conclusion de la SAR est fondée sur le fait que les éléments de preuve présentés par les demandeurs ne révèlent pas d’incidents de discrimination ayant pu avoir eu un effet gravement préjudiciable important sur eux. Il s’agit d’une analyse fortement contextuelle, puisque la ligne qui sépare la discrimination de la persécution est souvent difficile à tracer (El Assadi Kamal au para 13). Ainsi, un degré de déférence élevé est de mise à l’égard de l’analyse effectuée par la SAR.
[27]
Qui plus est, dans le cadre de l’évaluation visant à établir si des incidents cumulés constituent de la persécution, seuls ceux qui sont liés à un motif prévu dans la Convention devraient être pris en considération (Hund au para 35). La SAR a reconnu cette limite et a conclu que la séparation familiale, les difficultés de Salaheddine et de Samah à trouver un emploi et l’absence d’un droit de retour n’étaient pas liées à un motif prévu dans la Convention.
[28]
En ce qui concerne l’expulsion du père et la séparation familiale qui en a découlé, la SAR a estimé que les demandeurs n’avaient réussi à prouver qu’un préjudice indirect, qui ne suffisait pas à établir l’existence d’une persécution fondée sur un motif prévu dans la Convention. Contrairement aux observations des demandeurs, la jurisprudence de la Cour énonce clairement que la persécution indirecte ne constitue pas de la persécution au sens de la Convention (Pour‑Shariati au para 3; Sivamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 199 au para 10; Casetellanos au para 34). Les personnes qui demandent l’asile doivent craindre avec raison d’être persécutées, et non simplement être malgré elles témoins de persécution exercée contre d’autres personnes (Casetellanos au para 31).
[29]
J’admets que l’un des motifs reconnus par la Convention et par l’article 96 de la LIPR est « l’appartenance à un groupe social particulier »
, motif qui permet la prise en considération de problèmes familiaux dans certains cas (Pour-Shariati au para 3). Toutefois, il y a une différence entre le fait de subir une persécution directe fondée sur l’appartenance à une certaine famille ou à un certain groupe et celui de subir les conséquences indirectes de la persécution d’un membre de sa famille. Seule la première situation est visée par la Convention. Cela ne veut pas dire que la persécution directe ne peut être établie par une preuve indirecte (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza] au para 34). Toutefois, les éléments de preuve doivent révéler, et la SAR doit être convaincue, qu’il existe un lien personnel entre le demandeur et la persécution alléguée (Pour-Shariati au para 3).
[30]
Les demandeurs avancent également que, comme aucun motif n’a été donné à leur père pour expliquer son expulsion, la SAR aurait dû accepter l’explication selon laquelle cette expulsion était due au fait qu’il était un Palestinien apatride. Si la SAR avait tenu pour vraie cette explication, il aurait pu s’agir là d’un élément de preuve indirect de persécution visant les Palestiniens apatrides, groupe auquel les demandeurs appartiennent. C’est‑à‑dire que l’explication en question aurait constitué un élément de preuve indirect d’une persécution directe. Je reconnais que la SAR n’a pas abordé précisément cet aspect, mais il est impossible d’affirmer que sa décision est déraisonnable pour ce seul motif. La Cour doit chercher à compléter les motifs dans les cas où ceux-ci sont insuffisants (Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2 au para 23; Newfoundland Nurses au para 12). En l’espèce, rien n’indique que les responsables des ÉAU ont expulsé le père parce qu’il était un Palestinien apatride, et le reste de la famille a continué de vivre dans ce pays, même si les membres étaient également des Palestiniens apatrides. Aucun élément de preuve ne donne à penser qu’ils ont dû vivre en se cachant des autorités. À la lumière de cet ensemble de faits, il était raisonnable que la SAR n’accepte pas l’explication donnée par le père au sujet de son expulsion.
[31]
Passons maintenant aux difficultés liées à l’emploi : les demandeurs invoquent une décision où la Cour a conclu que le refus à un demandeur d’asile du droit de travailler dans son propre domaine constituait de la persécution. Dans la décision He, la Cour a écrit que le fait de « [p]river de façon permanente un enseignant de sa profession et convertir à jamais une jeune femme instruite en une ouvrière agricole et une travailleuse du vêtement constitue de la persécution »
(He au para 15). Toutefois, la jurisprudence plus récente de la Cour établit que « la persécution ne découle pas de la capacité de travailler dans le domaine de son choix. Elle découle plutôt de l’incapacité de travailler tout court »
(El Assadi Kamal au para 17). De plus, dans la décision He, la conclusion concernant l’emploi était assortie d’une autre conclusion selon laquelle la personne devait être privée de façon permanente de sa mobilité et de sa liberté de choisir où elle vivrait (He au para 15). Cela ne correspond pas à la situation en l’espèce. À la lumière des éléments de preuve disponibles, je suis convaincu que la SAR avait la possibilité de conclure que les demandeurs pouvaient travailler dans d’autres domaines, et que cette situation ne leur causerait pas de préjudice important.
[32]
Les demandeurs ajoutent que le fait que les expatriés comptent pour 85 pour cent de la population active aux ÉAU ne s’applique pas à leur cas; cependant, la SAR a spécifiquement indiqué que des juges des territoires palestiniens occupés étaient recrutés pour travailler aux ÉAU. Comme l’a mentionné la SAR, les déclarations des demandeurs selon lesquelles ils subissaient de la discrimination en matière d’emploi parce qu’ils étaient des Palestiniens apatrides étaient des déclarations d’ordre général non étayées par la preuve. Aucun élément de preuve ne permet d’établir un lien avec la situation particulière des demandeurs. J’admets que les demandeurs d’asile ne sont pas tenus de démontrer qu’ils ont eux-mêmes subi de la persécution, et qu’ils peuvent s’appuyer sur une preuve de la crainte ressentie par des membres du même groupe qu’eux. Toutefois, il doit y avoir la preuve d’un lien personnel entre le demandeur et la persécution alléguée fondée sur l’un des motifs prévus dans la Convention (Pour-Shariati au para 3; Salibian au para 17). De plus, cette possibilité ne retire pas le fardeau qui incombe aux demandeurs de produire suffisamment d’éléments de preuve à cet égard. Le poids à accorder aux divers éléments de preuve est établi en fonction de la crédibilité et de la valeur probante de chacun d’eux (Magonza au para 29). La crédibilité des demandeurs n’a pas été contestée en l’espèce, mais la valeur probante de leurs éléments de preuve, elle, l’a été. Compte tenu de l’absence d’exemples précis de discrimination liée à l’emploi, il était raisonnable que la SAR attribue une faible valeur probante et donc peu de poids à la déclaration des demandeurs selon laquelle leurs difficultés étaient dues au fait qu’ils étaient Palestiniens.
[33]
En ce qui concerne la négation de leur droit de retour, les demandeurs ont raison d’affirmer qu’il pourrait s’agir d’un acte de persécution (Maarouf au para 44). Toutefois, j’insiste sur le mot « pourrait »
: le fait qu’il s’agisse ou non d’un acte de persécution dépend des raisons qui la motivent (Thabet au para 32; Qassim au para 50). La SAR doit déterminer les motifs du refus, puis décider s’ils constituent de la persécution (Qassim au para 54). En l’espèce, la SAR a établi que les raisons de la négation du droit de retour des demandeurs étaient la perte de leur répondant aux ÉAU (c’est‑à‑dire leur mère) et le fait qu’ils avaient passé plus de six mois à l’extérieur de ce pays. Telles étaient les raisons fournies par les demandeurs eux-mêmes. La SAR a ensuite décidé que ces raisons ne constituaient pas de la persécution, car le refus découlait de lois d’application générale et ne laissait croire à aucune intention ni conduite assimilable à de la persécution fondée sur les origines palestiniennes des demandeurs (Hegi au para 17; Karsoua, au para 38). Je ne vois dans cette conclusion aucune erreur susceptible de faire l’objet d’un contrôle. Les demandeurs n’ont tout simplement pas démontré que le refus était dû au fait qu’ils sont des Palestiniens apatrides.
[34]
Je souligne que, dans d’autres décisions portant précisément sur la situation aux ÉAU, la Cour en est arrivée à une conclusion semblable. Ainsi, dans une affaire touchant un Palestinien apatride, la Cour a conclu que la perte du droit de retour était une conséquence directe de la décision volontaire de quitter les ÉAU et n’avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention (Kadoura au para 17). Dans une autre affaire, la Cour a également estimé que la conclusion selon laquelle le fait de devoir se trouver un répondant advenant un retour aux ÉAU constituait de la discrimination, mais pas de la persécution, était raisonnable (Marchoud aux para 14 et 15). La situation des demandeurs en l’espèce est entièrement différente, par exemple, du contexte factuel de l’affaire Thabet, où le Koweit disposait d’une politique documentée consistant à exclure les Palestiniens dans le but de modifier l’équilibre démographique (Thabet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1725, 1995 CarswellNat 803 (CF) au para 13, confirmé par [1998] 4 CF 21).
[35]
De surcroît, contrairement aux arguments avancés par les demandeurs, le fait qu’ils pourraient être expulsés s’ils retournaient aux ÉAU n’avait pas à être pris en compte par la SAR dans son évaluation relative à la persécution. Comme l’a déjà déclaré la Cour, « pour les apatrides, la question à laquelle il faut répondre pour établir si s’applique l’article 96 ou l’article 97 est celle de savoir si la personne sera exposée à un risque de persécution ou serait une personne à protéger si elle rentrait dans son [pays de résidence habituelle], et non celle de savoir ce qui se produirait si [ce pays] cherchait à expulser la personne vers un autre pays »
[en italiques dans l’original.] (Qassim au para 61).
[36]
En somme, les arguments formulés par les demandeurs reviennent essentiellement à demander à cette Cour de soupeser la preuve de nouveau; mais ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 112). La question que doit trancher la Cour n’est pas de savoir si un autre résultat ou une autre interprétation aurait pu être possible. La question consiste à établir si la conclusion à laquelle est arrivée la SAR appartient aux issues possibles et acceptables. Une décision ne devient pas déraisonnable parce que les éléments de preuve auraient pu appuyer une autre conclusion. En l’espèce, la SAR a considéré avec soin les éléments de preuve présentés par les demandeurs et a fourni des motifs détaillés qui permettent à la Cour de comprendre son raisonnement.
IV.
Conclusion
[37]
Pour les motifs exposés plus haut, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Même si les demandeurs auraient préféré une autre décision, je suis convaincu que la SAR a tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait et qu’elle a expliqué adéquatement les raisons pour lesquelles elle avait conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs n’étaient pas exposés à un risque de persécution aux ÉAU. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision assujettie au contrôle judiciaire possède les attributs requis de justification, de transparence et d’intelligibilité. C’est le cas en l’espèce. Par conséquent, je ne peux infirmer la Décision de la SAR et cette Cour ne devrait pas intervenir.
[38]
Aucune partie n’a proposé de question grave de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a aucune.
JUGEMENT au dossier IMM‑5346‑18
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Denis Gascon »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 16e jour de septembre 2019.
Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5346-18
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INTITULÉ :
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SALAHEDDINE IRAQI, OMAR IRAQI ET SAMAH IRAQI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 26 juin 2019
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
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LE JUGE GASCON
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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Le 6 août 2019
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COMPARUTIONS :
Deanna Karbasion
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POUR LES DEMANDEURS
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Nicholas Dodokin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Michael Loebach
Avocat
London (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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[1]
Dans la présente décision, par souci de commodité, j’ai pris la liberté de désigner les trois demandeurs par leur prénom lorsqu’il était question de circonstances ne s’appliquant qu’à l’un d’entre eux.