Dossier : IMM‑5656‑18
Référence : 2019 CF 1057
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 7 août 2019
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE :
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YACOUB AHMED MOHAMED VALL
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
L’aperçu
[1]
Le demandeur, M. Yacoub Ahmed Mohamed Vall, est citoyen de la Mauritanie. Il prétend être persécuté par la famille de son ex‑épouse, parce qu’il est originaire d’une tribu inférieure. Son épouse actuelle, Mme Vatimetou Sidi Heiba, allègue qu’elle a fui la Mauritanie pour échapper au mariage forcé.
[2]
La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile de M. Vall, de Mme Heiba et de leur fille, présentée en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], pour manque de crédibilité. La Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté leur appel pour les mêmes motifs [Décision de la SAR].
[3]
M. Vall sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la Décision de la SAR. Il allègue que la SAR a commis une erreur en rejetant sa demande d’asile au motif qu’elle manquait de crédibilité. Il demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire devant la SAR, afin que sa demande puisse être examinée à nouveau par un tribunal différemment constitué.
[4]
La seule question soulevée par la demande de contrôle judiciaire de M. Vall est de savoir si les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité étaient raisonnables. Pour les motifs exposés ci‑après, je rejetterai la demande. Après avoir examiné les conclusions de la SAR, la preuve dont disposait le tribunal et le droit applicable, je ne vois aucun motif d’infirmer la Décision de la SAR. Les contradictions et invraisemblances dans le témoignage ainsi que la preuve de M. Vall soutiennent raisonnablement les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité, et les motifs de la SAR ont les qualités qui rendent la décision raisonnable, en ce sens qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.
II.
Le contexte
A.
Le contexte factuel
[5]
M. Vall a déclaré qu’il avait fait la connaissance de son ex‑épouse, Fati, dans un quartier pauvre de la capitale mauritanienne en 2006. Fati y vivait avec sa tante alors qu’elle était aux études et exerçait un emploi dans la capitale. Elle était membre d’une tribu noble, la tribu Ewlad Ibery, tandis que M. Vall était membre de la tribu inférieure Zenaga. Ils se sont mariés secrètement en janvier 2007 et ont eu un fils. Ils sont demeurés cachés de la famille de Fati qui vivait dans un village éloigné. M. Vall a allégué qu’en mars 2009, les parents de Fati les ont retracés et sont venus dans la capitale pour confronter leur fille. Fati a téléphoné à M. Vall pour l’avertir de ne pas revenir au domicile familial, parce qu’on le tuerait. Deux jours plus tard, Fati et leur fils ont été emmenés de force à un endroit inconnu de M. Vall. Celui‑ci les a cherchés pendant sept mois dans la capitale et a appris en octobre 2009 qu’ils avaient été emmenés dans le village de la famille de Fati. À son arrivée au village, sa femme et son fils n’y étaient plus, tandis qu’un groupe de personnes l’y attendait; il a toutefois décidé de ne pas les affronter et de quitter les lieux. En janvier 2010, la famille de Fati s’est adressée à un tribunal pour faire annuler le mariage, et un mandat d’arrestation a été délivré contre M. Vall, qui était passible d’une peine d’emprisonnement de deux ans et d’une pénalité de 2 millions d’ouguiyas. Il a vécu dans la clandestinité jusqu’à ce qu’un ami lui obtienne un visa pour les États‑Unis. Il a quitté la Mauritanie en février 2010 et a demandé l’asile aux États‑Unis.
[6]
Mme Heiba a déclaré qu’elle avait refusé d’épouser un homme choisi par sa famille en mars 2012. Le mariage, initialement prévu pour août 2012, a été reporté indéfiniment en raison de l’état dépressif et suicidaire dans lequel elle se trouvait. En octobre 2014, elle a convaincu son père de la laisser aller rendre visite à son frère aux États‑Unis, où elle a demandé l’asile.
[7]
M. Vall et Mme Heiba ont fait connaissance aux États‑Unis, se sont mariés et ont eu une fille. Le père de Mme Heiba aurait été furieux lorsqu’il a appris cela et aurait menacé de les tuer, elle et sa fille. Les demandes d’asile de M. Vall et de Mme Heiba aux États‑Unis ont été rejetées. En août 2016, ils sont venus au Canada et ont demandé l’asile. La SPR a rejeté leur demande d’asile en décembre 2016.
B.
La Décision de la SAR
[8]
Dans sa décision du 24 octobre 2018, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité.
[9]
La SAR a refusé d’admettre un rapport psychologique comme nouvel élément de preuve et a refusé de tenir une audience aux termes des paragraphes 110(4) et (6) de la LIPR. Cette partie de la Décision de la SAR n’est pas contestée.
[10]
En ce qui concerne la crédibilité de M. Vall, la SAR a examiné toutes les conclusions de la SPR et a souligné que six éléments ont affecté sa crédibilité :
a) Sa demande de visa pour les États‑Unis indiquait qu’il appartenait à la tribu Ewlad Ibery, prétendument dans le but de faciliter l’obtention du visa. Toutefois, M. Vall a mentionné qu’il s’était toujours identifié en tant que membre de la tribu Zenaga, n’a pas répondu directement aux questions de la SPR en la matière, n’a pas signalé ce faux renseignement dans sa demande d’asile au Canada et n’a pas signalé l’existence d’une conclusion erronée des autorités américaines à cet égard;
b) Alors que M. Vall a lui‑même déclaré que les tribus inférieures vivaient dans des quartiers pauvres, il a donné des réponses vagues et évasives quant à la raison pour laquelle la tante de son ex‑épouse, qui faisait également partie de la tribu noble Ewlad Ibery, vivait dans un quartier pauvre. La SAR a mentionné qu’il ne s’agissait pas d’un élément crucial de l’analyse, mais que cela donnait à penser que M. Vall avait fourni des réponses hésitantes lors de son témoignage;
c) La demande de visa pour les États‑Unis, qui aurait été remplie par un ami, contenait une erreur en ce qui concerne l’année de naissance de Fati, l’ex‑épouse de M. Vall;
d) Il était peu probable qu’un imam célèbre le mariage sans la présence d’un tuteur pour Fati, sous peine, pour les époux, de vivre dans le péché. De plus, M. Vall a ultérieurement ajusté son témoignage pour déclarer qu’il avait convaincu l’imam d’aller de l’avant;
e) Il était invraisemblable que la famille de Fati n’ait eu connaissance du mariage qu’en 2009, puisque Fati vivait avec sa tante qui s’opposait au mariage et qui aurait alerté les parents plus tôt; et
f) Il était incohérent que M. Vall ait passé sept mois à la recherche de son épouse et son fils uniquement dans la capitale, sans pousser ses recherches dans le village de la famille de Fati.
[11]
En ce qui concerne Mme Heiba, la SAR a souligné que les éléments suivants avaient affecté sa crédibilité :
a) La menace représentée par son père semblait exagérée. Il était invraisemblable qu’un père très conservateur envoie sa fille aux États‑Unis, un pays de liberté et de tentations. De plus, le père de Mme Heiba a consenti à reporter le mariage de plus de deux ans;
b) Malgré la demande de la SPR, Mme Heiba n’a pas fourni la décision défavorable de première instance des États‑Unis relativement à sa demande d’asile; et
c) En ce qui concerne une éventuelle possibilité de fuite à l’intérieur du pays, Mme Heiba a livré un témoignage confus qu’elle a ajusté, en déclarant d’abord que son père partirait à sa recherche, pour ajouter par la suite qu’il avait déjà communiqué avec la police pour qu’on la retrouve.
[12]
Enfin, en ce qui concerne la fille de M. Vall et de Mme Heiba, la SAR a fait remarquer que le fait que celle‑ci retourne seule aux États‑Unis, son pays de citoyenneté, ne nuirait pas à sa santé ou à sa sécurité et ne suffisait pas pour lui accorder la protection prévue au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR.
C.
La norme de contrôle
[13]
En ce qui concerne l’appréciation de la crédibilité effectuée par la SAR, la jurisprudence a déjà établi que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], au para 35; Damte c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 763, au para 18). Par conséquent, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse plus poussée de la norme de contrôle (arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au para 62).
[14]
Suivant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard de la décision faisant l’objet du contrôle, dans la mesure où elle est justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
(Dunsmuir, au para 47). En d’autres termes, les motifs sous‑tendant une décision sont raisonnables « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
(Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], au para 16).
[15]
La norme de la décision raisonnable exige que l’on fasse preuve de déférence à l’égard du décideur, car elle « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière »
(Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, au para 33; Dunsmuir, aux para 48 et 49). Dans le cadre d’un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable, lorsqu’une question mixte de fait et de droit relève directement du champ d’expertise d’un décideur, « la cour de révision a pour tâche d’exercer une surveillance à l’égard de l’approche utilisée par le tribunal dans le contexte de la décision prise dans son ensemble. Son rôle n’est pas d’imposer l’approche de son choix »
(Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au para 57). Il faut faire preuve d’un degré de déférence élevé particulièrement lorsque, comme en l’espèce, les conclusions contestées ont trait à la crédibilité et à la vraisemblance du récit d’un demandeur d’asile, compte tenu des connaissances spécialisées de la SPR et de la SAR à cet égard et de leur rôle de juge des faits (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], au para 15).
III.
Analyse
[16]
M. Vall fait valoir que chacune des conclusions de la SAR quant à sa crédibilité contient des erreurs révisables. Je ne suis pas de cet avis. Dans la décision Lawani, aux paragraphes 20 à 26, j’ai résumé les principaux principes régissant la façon dont un tribunal administratif comme la SPR ou la SAR doit apprécier la crédibilité des demandeurs d’asile. En appliquant ces principes, je conclus qu’à tous égards, la Décision de la SAR s’inscrit dans la portée des issues possibles acceptables. Dans le cas de M. Vall, l’accumulation de contradictions, d’incohérences et d’omissions concernant des éléments cruciaux de sa demande d’asile appuie amplement la conclusion défavorable tirée par la SAR au sujet de la crédibilité de M. Vall (Lawani, au para 21). Les conclusions défavorables quant à la crédibilité ne découlaient pas de contradictions mineures qui étaient secondaires ou périphériques à la demande d’asile de M. Vall, mais allaient plutôt au cœur même de celle‑ci.
A.
Le nom de la tribu et la date de naissance de l’ex‑épouse de M. Vall
[17]
M. Vall soutient d’abord que la SAR a commis une erreur en concluant que sa crédibilité avait été minée par de faux renseignements qu’il avait fournis dans sa demande de visa pour les États‑Unis et en rejetant son explication selon laquelle un ami avait rempli la demande de visa. Il affirme que le fait d’inscrire le nom de la tribu supérieure a accru ses chances d’obtenir le visa et que cela a été fait délibérément, tandis que la date de naissance de son ex‑épouse était une simple erreur commise par son ami. Il fait référence à la présomption de véracité établie dans l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), et fait valoir qu’il est déraisonnable de s’attendre à ce que tous les demandeurs examinent leur demande de visa lorsqu’elle est remplie par un ami ou un passeur. En outre, il fait valoir qu’il est déraisonnable de tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité relativement à l’utilisation de documents faux ou obtenus irrégulièrement, alors que leur utilisation était nécessaire pour fuir la persécution (Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 4, aux para 41 à 44; Lubana c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 116, au para 11).
[18]
Je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Vall. Les incohérences, contradictions et omissions dans la preuve, notamment les éléments de preuve concernant la tribu de M. Vall et la date de naissance de son ex‑épouse, constituent un fondement reconnu pour conclure défavorablement quant à la crédibilité (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF)).
[19]
Je reconnais qu’il peut y avoir des circonstances où il serait déraisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs examinent les renseignements figurant dans leur demande de visa, notamment lorsque le demandeur ne comprend pas la langue dans laquelle est rédigé le formulaire. Toutefois, il n’existe aucune exception au principe voulant qu’un demandeur doive fournir des renseignements véridiques, même lorsque c’est un tiers qui a rempli les documents. Comme M. Vall n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas examiné la demande de visa, bien qu’il l’ait signée, il était raisonnable que la SAR tire une inférence défavorable quant à sa crédibilité en raison des erreurs qu’elle contenait.
[20]
En ce qui concerne le nom de la tribu, M. Vall allègue non seulement qu’il ignorait ce que son ami avait inscrit, mais également que le fait d’inscrire le nom de la tribu la plus noble lui donnait de meilleures chances d’obtenir un visa pour les États‑Unis et que cela ne devrait donc pas nuire à sa crédibilité. Bien qu’il soit exact qu’aucune inférence défavorable quant à la crédibilité ne devrait être tirée lorsque l’utilisation de faux renseignements ou de documents frauduleux se révèle nécessaire pour fuir la persécution, il était loisible à la SAR de tirer raisonnablement une inférence défavorable quant à la crédibilité du fait que M. Vall n’avait pas déclaré dans sa demande d’asile au Canada qu’il avait utilisé un faux nom tribal pour fuir la Mauritanie. À cette époque, il savait très bien ce que son ami avait inscrit dans sa demande de visa pour les États‑Unis, puisque la décision défavorable quant à sa demande d’asile aux États‑Unis faisait état de cette divergence. On ne peut dire que cacher ce fait aux autorités canadiennes, une fois rendu en sol canadien, lui aura permis d’échapper à la persécution.
[21]
Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que la SAR pouvait raisonnablement conclure que la présomption de véracité avait été réfutée, en raison des incohérences et des omissions de M. Vall (Lawani, au para 21).
B.
L’absence d’un tuteur pour le mariage
[22]
En ce qui concerne l’absence d’un tuteur pour son mariage, M. Vall prétend qu’il n’a pas modifié son témoignage, puisque la question de la nécessité d’avoir un tuteur n’a été soulevée qu’après qu’il eut expliqué que Fati et lui avaient demandé à l’imam de les marier sans tuteur. Il allègue également que la SPR a commis une erreur en déclarant qu’il avait affirmé dans son témoignage qu’il n’était pas nécessaire d’avoir un tuteur, alors qu’il avait toujours affirmé qu’un tuteur était effectivement nécessaire. De plus, il allègue que les exigences relatives à un mariage légal ne sont pas toujours respectées, selon la preuve sur la situation dans le pays, et que l’on en est donc arrivé à une conclusion d’invraisemblance sans se fonder sur la preuve à l’appui (Valtchev c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CFPI 776 [Valtchev]). M. Vall ajoute que l’imam aurait fort bien pu choisir de les marier pour s’assurer qu’ils ne vivraient pas dans le péché, et que le commissaire de la SPR avait déjà jugé que son récit n’était pas crédible avant qu’il n’ait conclu son témoignage.
[23]
Je ne suis pas d’accord. Après avoir lu la transcription de l’audience de la SPR fournie par le ministre et écouté l’enregistrement audio, je constate que le témoignage de M. Vall comporte de nombreuses contradictions. Contrairement à ce qu’il soutient, il a effectivement mentionné que l’existence d’un tuteur n’était pas toujours nécessaire, comme en témoigne le fait qu’il a épousé Fati sans la présence d’un tuteur. En outre, ses explications ont effectivement changé avec le temps, puisqu’il a d’abord dit avoir convaincu l’imam de procéder au mariage sans tuteur, à défaut de quoi Fati et lui vivraient dans le péché; il a ensuite déclaré que deux adultes pourraient aller de l’avant sans tuteur, que l’exigence relative au tuteur ne tenait plus lorsqu’il ne pouvait être présent ou s’opposait au mariage; enfin, il a ajouté que le tuteur pouvait être remplacé par deux témoins. Ces incohérences sont suffisantes pour appuyer l’inférence défavorable de la SAR quant à la crédibilité.
[24]
La SAR a également déclaré qu’il était peu probable qu’un imam ne tienne pas compte de l’obligation d’avoir un tuteur et marie un couple sous peine, pour celui‑ci, de vivre dans le péché. Contrairement aux observations de M. Vall, cette conclusion n’est pas contredite par la preuve et respecte donc le principe établi dans la décision Valtchev selon lequel les conclusions d’invraisemblance doivent être appuyées par des éléments de preuve (Valtchev, aux para 8 et 9, et 17). Comme le ministre l’a souligné à juste titre, les éléments de preuve sur la situation dans le pays présentés par M. Vall portent sur le mariage forcé et ont peu de poids à l’égard de la nécessité de la présence d’un tuteur à un mariage. La conclusion d’invraisemblance de la SAR était raisonnable au vu des éléments de preuve disponibles.
[25]
Je suis conscient qu’il faut faire preuve de prudence en ce qui concerne les conclusions d’invraisemblance dans les affaires de réfugiés (Valtchev, au para 9). Les conclusions d’invraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents et en faisant preuve de sensibilité face aux différences culturelles; en outre, la SAR doit toujours exposer de manière suffisante les motifs qui sous-tendent de telles conclusions (Lawani, au para 26). Je suis convaincu que les appréciations de la SAR ont été faites en termes clairs et sans équivoque et qu’elles comportaient des explications détaillées quant à savoir pourquoi, du point de vue du tribunal, le preuve de M. Vall comportait des lacunes et se situait en marge de ce à quoi on pouvait raisonnablement s’attendre.
C.
Le lieu de résidence de la tante de Fati
[26]
En ce qui concerne le lieu de résidence de la tante de Fati, M. Vall fait valoir qu’il a donné une explication détaillée en la matière, à savoir que sa formation d’enseignante l’obligeait à vivre à cet endroit. Il fait valoir en outre que certains membres de tribus nobles vivent dans des quartiers pauvres.
[27]
Là encore, je ne suis pas convaincu par l’interprétation de la preuve faite par M. Vall. Je suis plutôt d’avis que la conclusion de la SAR concorde avec le témoignage de M. Vall, quant aux différences entre les tribus et le fait qu’il vivait dans un quartier pauvre parce qu’il était originaire d’une tribu inférieure. Je ne conteste pas le fait que M. Vall a expliqué que son ex‑épouse poursuivait des études pour devenir enseignante et que c’était la raison pour laquelle elle vivait avec sa tante. Toutefois, lorsqu’on lui a demandé pourquoi la tante de son ex‑épouse vivait dans un quartier pauvre si elle était originaire de la même tribu noble, il n’a pas donné de réponse claire, ce qui est venu contribuer à son témoignage hésitant en général.
D.
Le moment de la découverte du couple par la famille de Fati ainsi que celui de la découverte par M. Vall de son épouse et de son fils
[28]
M. Vall fait en outre valoir que la SAR n’a pas examiné les erreurs de la SPR quant au moment de la découverte par la famille de Fati de leur relation ainsi que celui de la découverte par M. Vall de son épouse et son fils. M. Vall explique que la famille était au courant de leur relation, mais qu’elle n’était pas en mesure de les retrouver. Il prétend que la SAR n’a pas accordé de poids au fait qu’ils vivaient de façon discrète, que la famille de Fati habitait dans un village éloigné et que Fati avait cessé de communiquer avec sa famille. De plus, il affirme qu’il a déclaré avoir envisagé le fait que Fati et leur fils auraient pu être amenés n’importe où, mais qu’il a entamé ses recherches dans la capitale et qu’il a agi discrètement pour éviter le danger.
[29]
En l’espèce, M. Vall demande à la Cour de soupeser la preuve à nouveau; toutefois, ce n’est pas le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au para 112; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 61). La SAR a bel et bien considéré les explications de M. Vall et a décidé de ne leur accorder que peu de poids. Elle a considéré comme invraisemblable le temps qu’il a fallu à la famille de Fati pour retrouver le couple, puisque la tante de Fati était au courant de leur relation. De même, la SAR a trouvé incohérent le fait que M. Vall se serait mis à la recherche de son épouse et de son fils pendant plusieurs mois, sans même se rendre dans le village de la famille de Fati. Compte tenu de ces incohérences et invraisemblances, je conclus que les inférences défavorables quant à la crédibilité étaient raisonnables.
E.
Les documents à l’appui
[30]
En dernier lieu, M. Vall plaide que la SAR n’a pas accordé de poids à certains documents à l’appui, notamment l’acte de naissance de Fati, l’acte de naissance de leur fils et l’annulation du mariage ordonnée par le tribunal. Il affirme que la SAR ne peut tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsqu’il existe des éléments de preuve documentaire indépendants et crédibles pouvant appuyer une décision favorable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381 [Sellan]). Il soutient que la SAR a omis de vérifier l’authenticité des documents qui semblent authentiques et qu’elle n’a pas apprécié de façon indépendante les documents à l’appui. En outre, il fait valoir que la SAR ne peut tout simplement pas faire abstraction des éléments de preuve qui n’appuient pas sa conclusion (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF No 1425 (CF) (QL) [Cepeda‑Gutierrez]; Zheng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF No 140 (CF) (QL)). M. Vall fait en outre valoir que constitue une erreur le fait de rejeter les documents en fonction de conclusions distinctes quant à la crédibilité, puisque la preuve documentaire doit être prise en considération avant de tirer une conclusion quant à la crédibilité (Ren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1402 [Ren], aux para 24 et 25; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 [Chen], aux para 20 et 21).
[31]
Je ne peux pas être d’accord avec M. Vall, car aucun des documents à l’appui ne porte sur les conclusions de la SAR quant à la crédibilité ni ne les réfute. M. Vall affirme à juste titre que la SAR a le devoir d’analyser la preuve de façon indépendante (Huruglica, au para 103). Je reconnais également que, ce faisant, la SAR doit tenir compte de la preuve documentaire à l’appui du récit d’un demandeur avant de tirer une conclusion quant à la crédibilité du demandeur (Ren, au para 25; Chen, au para 20). Le fait de tirer une conclusion quant à la crédibilité et d’examiner ensuite les éléments de preuve présentés pour corroborer le récit d’un demandeur d’asile aurait pour effet de contourner la raison d’être de la preuve corroborante, qui consiste précisément à appuyer le récit lorsqu’il y a des doutes quant à sa crédibilité. En l’espèce, toutefois, je ne constate rien qui donne à penser que la SAR n’a pas tenu compte des deux actes de naissance et de l’annulation du mariage avant de tirer une conclusion quant à la crédibilité de M. Vall.
[32]
Une décision demeure raisonnable même si elle ne fait pas référence à tous les arguments ou éléments de preuve, dans la mesure où « les motifs […] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables »
(Newfoundland Nurses, au para 16). Plus un élément de preuve est important, plus il devient probable que le défaut d’en faire mention et de l’analyser rendra la décision déraisonnable (Cepeda‑Gutierrez, au para 17).
[33]
Dans sa décision, la SAR fait référence à l’annulation du mariage et à l’acte de naissance de Fati, mais non à l’acte de naissance du fils. Toutefois, aucun de ces trois documents n’a joué un rôle crucial dans les conclusions quant à la crédibilité, puisque la SAR n’a pas contesté le fait que le mariage avait été annulé, que Fati était née à la date inscrite sur son acte de naissance ou que M. Vall et Fati avaient un fils. En ce qui concerne la date de naissance de Fati en particulier, la SAR a trouvé problématique le fait qu’un renseignement inexact avait été fourni dans la demande de visa pour les États‑Unis. Le fait de déposer un acte de naissance comportant la bonne date ne règle pas ce problème. Le reste des inférences défavorables de la SAR quant à la crédibilité ont trait au nom de la tribu, à l’absence d’un tuteur au mariage, au quartier où Fati et sa tante vivaient, au temps qu’il a fallu à la famille de Fati pour retrouver le couple et au temps qu’il a fallu à M. Vall pour retrouver son épouse et son fils. Les documents présentés ne contredisent ni n’éclairent davantage l’une ou l’autre de ces conclusions.
[34]
J’ajoute une autre remarque au sujet de l’arrêt Sellan invoqué par M. Vall. Ce jugement ne soutient pas le principe selon lequel la SAR ne peut tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsqu’il existe des éléments de preuve documentaire indépendants et crédibles pouvant appuyer une décision favorable, comme l’a fait valoir M. Vall. La Cour d’appel fédérale a plutôt déclaré que « [l]orsque la [SPR ou la SAR] tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur »
(Sellan, au para 3). Cela signifie que, s’il existe des éléments de preuve documentaire indépendants et crédibles, une demande d’asile peut être acceptée même si le demandeur n’est pas jugé crédible, et non pas que l’on ne peut tirer dès le départ une conclusion défavorable quant à la crédibilité. En l’espèce, les documents présentés ne font pas état des raisons pour lesquelles M. Vall aurait dû bénéficier d’une protection en vertu des articles 96 ou 97 de la LIPR, malgré le fait que son récit n’est pas crédible.
[35]
En résumé, la SAR a fourni, à tous égards, des motifs minutieux, exhaustifs et bien réfléchis expliquant pourquoi M. Vall n’a pas été jugé crédible. L’accumulation de multiples incohérences a amené la SAR à tirer sa conclusion défavorable quant à la crédibilité. Le critère du caractère raisonnable impose à la cour de révision de partir de la décision et des motifs du décideur, en reconnaissant que le décideur administratif a la responsabilité première de tirer des conclusions de fait. Un contrôle judiciaire n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
, et une cour de révision doit plutôt considérer les motifs et l’issue de la décision d’un tribunal comme un « tout »
(Kanthasamy, au para 138; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au para 54; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au para 53). La lecture de la Décision de la SAR dans son ensemble, et non pas selon une approche fragmentaire, me convainc que la SAR a procédé à une appréciation approfondie et détaillée de la preuve et que ses conclusions sont raisonnables. La question dont la Cour est saisie n’est pas de savoir si un autre résultat ou une autre interprétation aurait pu être possible. La question est de savoir si la conclusion tirée par le décideur appartient aux issues possibles acceptables.
IV.
Conclusion
[36]
Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Vall est rejetée. Je ne décèle rien d’irrationnel ou d’arbitraire dans les conclusions de fait de la SAR. Je conclus plutôt que l’analyse faite par la SAR quant au manque de crédibilité de M. Vall comporte les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et qu’elle n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. C’est le cas en l’espèce.
[37]
Dans leurs observations, les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑5656‑18
LA COUR STATUE que :
que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais;
qu’aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Denis Gascon »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 12e jour de septembre 2019
Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑5656‑18
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INTITULÉ :
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YACOUB AHMED MOHAMED VALL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 JUIN 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GASCON
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
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LE 7 AOÛT 2019
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COMPARUTIONS :
Anna Shabotynsky
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POUR LE DEMANDEUR
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Laoura Christodoulides
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis & Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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