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Date : 20060609

Dossier : T-1320-05

Référence : 2006 CF 724

Ottawa (Ontario), le 9 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

DENISE LAPOINTE, PIERRE TURMEL, SUZANNE LAJEUNESSE,

MARIE-HÉLÈNE GIROUX, MICHEL BEAUCHAMP,

ROLLAND LADOUCEUR, DIANNE TORDORF, IRÈNE DICAIRE,

PAUL KYBA, MARC ALAN TESSLER, LEEANN I. KING,

DAPHNE SHAW DYCK, OTTO NUPPONEN, CARMEN DECARLO,

ILZE DECARLO, FREDERICA DOUGLAS, MARILOU FUNSTON,

SILVANA GRATTON, OSKANA KOWALYK, AINA MARTENS,

ROBERT MURRANT, DENIS PAXTON, CATHIE SIMMIE,

WILLIAM WILLOUGHBY, KEN THOMPSON, LIZ LASOWSKI,

et ANGELA MAILHIOT

demandeurs

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

représentée par le CONSEIL DU TRÉSOR

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision en date du 24 juin 2005 par laquelle le délégué de l’administrateur général de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur grief de classification. Ils demandent aussi le contrôle judiciaire de la mise en application de la décision et de la recommandation prises par un comité d’examen des griefs de classification à la suite d’une audience tenue le 1er février 2005.

 

[2]               Les demandeurs sont des commissaires (autrefois des arbitres) à l’emploi de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. En 2002, les demandeurs ont sollicité la reclassification de leur poste dans la fonction publique au groupe et niveau PM-06. À la suite d’une première audience tenue en février 2003, on a recommandé que leur poste soit reclassifié au niveau PM-05. Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de cette recommandation. Dans une ordonnance datée du 18 février 2004, La Cour a annulé cette recommandation et renvoyé l’affaire à un comité différemment constitué. À l’issue d’une deuxième audience, le nouveau comité, dans une décision rendue en juin 2005 à laquelle a souscrit le délégué de l’administrateur général le 24 juin 2005, a recommandé à nouveau la reclassification du poste des demandeurs au niveau PM-05. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

[3]               Les demandeurs n’ont présenté des arguments que sur une seule question, la recommandation du Comité quant au niveau qu’il convient d’attribuer au poste qu’ils occupent dans la catégorie répercussions. Le Comité a opté pour le degré 3 tandis que les demandeurs réclamaient le degré 4, le degré qui leur aurait assuré un poste PM-06. Les parties conviennent que la recommandation du Comité commande le plus haut degré de retenue, soit la norme de la décision manifestement déraisonnable. Pour les raisons qui suivent, je conclus que les motifs donnés par le Comité à l’appui de sa recommandation sont manifestement déraisonnables.

 

[4]               La procédure de grief tire son origine de l’alinéa 11.1(1)b) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F-11, selon lequel le Conseil du Trésor peut pourvoir à la classification des postes et des personnes employées dans la fonction publique. En résumé, on a établi une procédure permettant à un fonctionnaire ou à un groupe de fonctionnaires de déposer un grief de classification. Un comité est alors constitué pour instruire le grief et il incombe au fonctionnaire ou aux fonctionnaires concernés de prouver que leur poste actuel est classé au mauvais niveau (Argyracoupoulou c. Canada (Conseil du Trésor), [2003] A.C.F. n0 1641, au paragr. 19). Après avoir tenu une audience, le Comité décide du niveau indiqué et adresse une recommandation en ce sens au délégué de l’administrateur général. Celui-ci accepte la recommandation, en quel cas la recommandation devient définitive et exécutoire, ou la refuse et doit alors fournir des motifs détaillés à l’appui de son désaccord. En l’espèce, le délégué a simplement accepté la recommandation sans faire d’observations concrètes à ce sujet.

 

[5]               Le Comité reçoit une norme de classification devant servir de fondement à sa recommandation. L’introduction de la norme énonce notamment : 

La présente norme décrit le plan à utiliser pour classer et évaluer les postes du groupe d’administration des programmes.

 

***

 

La cotation numérique est une méthode d’analyse quantitative permettant de déterminer la valeur relative des emplois. Elle convient particulièrement aux groupes professionnels hétérogènes dont le travail consiste en des combinaisons variées de fonctions. Les plans de cotation numérique définissent essentiellement les caractéristiques ou les facteurs qui sont communs aux emplois à évaluer. Ils définissent les degrés de chaque facteur avec attribution de points à chaque degré. La valeur totale de chaque emploi est la somme des valeurs numériques assignées par les évaluateurs. 

 

Toutes les méthodes d’évaluation des emplois exigent l’exercice du jugement ainsi que la collecte et l’analyse méthodique de renseignements de manière à ce qu’il y ait uniformité dans l’évaluation. La méthode de cotation numérique facilite l’étude rationnelle et le règlement des différends lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur relative des emplois.

 

[6]               Les quatre facteurs établis ne sont pas censés décrire tous les aspects d’un poste. Ils correspondent uniquement aux caractéristiques qui peuvent être distinguées et qui aident à déterminer les valeurs relatives des emplois. Ces facteurs sont : les connaissances, la prise de décisions, la responsabilité opérationnelle et les contacts. Le facteur prise de décisions est divisé en deux catégories : la portée et les répercussions. Les parties s’entendent sur le fait que le comité a opté à juste titre pour le niveau D en ce qui concerne la catégorie portée. Quant aux répercussions, les demandeurs soutiennent que le degré 4 est indiqué, et non le degré 3 choisi par le Comité.

 

[7]               La norme de classification renferme bon nombre de descriptions de postes-repères, c’est-à-dire des descriptions de postes actuels auxquels un degré a déjà été attribué. La norme décrit comme suit les postes repères :

Les descriptions de postes-repères sont utilisées pour illustrer les degrés de chaque facteur ou élément. Chaque description comprend un résumé d’emploi ainsi que les particularités concernant chacun des facteurs et éléments inclus dans le poste. Après avoir évalué les postes-repères, on a indiqué, dans les particularités, le degré et les valeurs numériques attribuées à chaque facteur ou élément. 

 

Les échelles de cotation indiquent les descriptions de postes-repères qui illustrent chaque degré. Ces descriptions, qui forment partie intégrante des échelles de cotation numérique, sont utilisées pour assurer l’uniformité dans l’application des échelles.

 

[8]               La norme établit un plan de classification, dont voici l’extrait concernant la catégorie

répercussions du facteur prise de décisions :

Le terme « répercussions » s’entend des effets des décisions sur les programmes ou sur leur exécution. Il sert également à mesurer les effets des décisions sur le public, sur l’industrie ou sur les autres organismes gouvernementaux ou privés. Les répercussions des décisions ne peuvent aller au-delà des secteurs examinés, c’est‑à‑dire que les répercussions imprévues ne doivent pas être cotées. 

 

[9]               Les divers degrés à attribuer dans la catégorie répercussions sont exposés comme suit :

Répercussions

 

1.         Les décisions influent sur le travail du titulaire, les clients et les cas isolés, ou n’entraînent qu’une application restreinte. Les propositions et recommandations ont un impact sur le travail de la division ou section du titulaire ou comportent une application plus étendue (groupe ou catégorie de personnel ou de cas).

 

2.         Les décisions influent sur le travail de la section ou division; elles touchent des groupes ou catégories de personnes ou de cas, ou comportent une application plus étendue. Les propositions et recommandations ont un impact sur les directives d’exécution établies.

 

3.         Les décisions influent sur les directives d’exécution et entraînent une application étendue, par exemple, secteurs géographiques ou zones industrielles déterminées, ou exercent un impact sur d’importantes entités du ministère. Les propositions et recommandations ont des répercussions sur la formulation des politiques de programme, ou sur la conception ou l’exécution des programmes.

 

4.         Les décisions influent sur les politiques, la conception ou l’exécution des programmes, sur les aspects importants des programmes nationaux, ou sur des entités majeures du ministère.

 

[10]           La manière dont il faut utiliser le plan, notamment les postes repères, est décrite à la page 2 de la norme :

 

 

 

Utilisation du plan de classification des postes

 

1.                  Confirmer le classement du poste dans la catégorie et le groupe en se référant aux définitions et aux descriptions des postes inclus et des postes exclus.

 

2.                  Étudier la description du poste pour s’assurer que l’on comprend bien le poste tant dans sa totalité que dans chacun de ses facteurs. Étudier également la relation qui existe entre le poste à évaluer et les postes de l’organisation qui sont situés au‑dessus et au-dessous. 

 

3.                  Déterminer les degrés provisoires de chaque facteur du poste à évaluer en les comparant avec les définitions des degrés des échelles de cotation. Pour appliquer avec uniformité les définitions des degrés, il faut se reporter fréquemment à la description des facteurs et aux instructions aux noteurs. 

 

4.                  Comparer la description du facteur figurant dans chacun des postes-repères qui illustrent le degré fixé provisoirement avec la description du facteur du poste à évaluer. Faire également la comparaison avec la description du facteur des postes-repères qui illustrent les degrés situés au-dessous et au-dessus choisi provisoirement. 

 

5.                  Additionner les valeurs numériques attribuées pour tous les facteurs afin de déterminer la cote numérique provisoire.

 

6.                  Comparer, quant à l’ensemble, le poste à évaluer avec les postes auxquels on a attribué des valeurs numériques similaires, afin de vérifier la validité de la cote globale. 

 

[11]           Le comité a donc pour tâche d’examiner le poste en question, de fixer temporairement des degrés pour chacun des facteurs et de comparer ces degrés à ceux des postes repères dans toutes les catégories. Par la suite, le Comité regroupe les catégories, additionne toutes les valeurs attribuées au poste en question et compare de nouveau ces valeurs à celles des postes repères.

 

[12]           Ce qui est en litige ici, c’est l’évaluation effectuée par le Comité dans la catégorie répercussions, telle qu’exposée dans son rapport. Le comité commence son rapport en disant qu’il a lu les quatre énoncés de définition.

 

 

[13]           Le comité a ensuite examiné trois postes, les BM-4, BM-7 et BM-11, le BM-4 étant jugé [traduction] « plus exigeant » - une expression qui ne figure pas dans la norme - que celui des demandeurs. Le Comité s’est dit d’avis que les deux autres postes, en l’occurrence les BM-7 et BM‑11, ont une « incidence plus grande » que celui des demandeurs. Le Comité a ensuite tiré la conclusion suivante :

Les membres du Comité sur les griefs de classification reconnaissent que, en vertu de leurs analyses et commentaires sur les propositions de politiques et de procédures et les décisions qu’ils prennent aux audiences, les arbitres ont une influence considérable : sur la vie, la liberté et la sécurité des personnes; sur l’attitude des Canadiens envers l’immigration; sur la Section de la protection des réfugiés parce qu’une personne déclarée interdite de territoire pour des allégations de terrorisme, subversion, crimes contre l’humanité, etc. ne peut pas faire une demande d’asile au Canada; sur le programme ou la politique opérationnelle; sur les aspects essentiels des programmes nationaux et sur les entités ministérielles majeures.

 

[14]           Le libellé de la conclusion exposée ci-dessus s’inscrit explicitement dans la description du degré maximum de la catégorie répercussions, le degré 4. Le Comité avait étudié les quatre catégories en question avant d’examiner les trois postes repères et d’arriver à une conclusion claire et sans équivoque : le poste des demandeurs correspondait au degré 4 de la catégorie répercussions. 

 

[15]           Fait inexplicable, et l’avocat de la défenderesse admet tout au moins que le Comité a « mal rédigé » son rapport, le Comité passe ensuite à l’examen de trois autres postes repères, les BM-27, BM-24 et BM-22, ainsi que d’un autre poste, de toute évidence pas un poste repère, qu’il a simplement nommé « agent d’appels ».

 

[16]           Après avoir dit que le poste des demandeurs correspondait au degré 4, le Comité a conclu comme suit, sans donner d’explication, qu’il y avait lieu d’attribuer à leur poste le degré 3.

Les membres du Comité sur les griefs de classification ont étudié la justification de la classification du commissaire de la Section de l’immigration (Pièce B-4 p.000034-38) fournie par les plaignants et ne sont pas d’accord avec leur évaluation de l’élément Répercussions du poste d’arbitre au degré 4. Comme ils l’expliquent dans les comparaisons ci-dessus, ils estiment que le poste d’arbitre est plus comparable au degré 3.

 

[17]           Le Comité ne donne aucune explication dans les comparaisons, ni ne tente de justifier celles-ci au moyen de sa conclusion relative au degré 4, à savoir que le poste des demandeurs est expressément visé par la définition du degré 4. 

 

[18]           À la fin de sa décision concernant la catégorie répercussions, le Comité écrit un paragraphe bidon, reproduit ci-dessous, à propos des commissaires de la Commission des oppositions des marques de commerce.

Les membres du Comité sur les griefs de classification n’ont pas pu apprécier les différences soulevées par les plaignants entre le poste d’arbitre et celui de commissaire de la Commission des oppositions des marques de commerce parce que la justification de la classification de ce commissaire ne leur a pas été fournie. 

 

 

[19]           Le Comité n’a pas dit ce qu’il entendait par « justification de la classification ». Il appert de la décision rendue par la Cour dans Hertzig c. Canada (Industrie Canada), 7 fév. 2001, 2001 F.C.T. 39, que les commissaires de la Commission des oppositions des marques de commerce étaient classés au groupe et niveau PM-06 et cherchaient à faire reclassifier leur poste au groupe et niveau LA-02. Quant aux « répercussions », le Comité pouvait très bien comparer les décisions en matière d’enregistrement de marques de commerce, d’une part, et celles d’admettre une personne au Canada ou de l’en expulser, d’autre part. L’accomplissement de cette tâche requiert très peu, sinon pas du tout, de travail.

 

[20]           L’examen des motifs du Comité relatifs à la catégorie répercussions mène inévitablement à la conclusion que la décision d’attribuer le degré 3 était manifestement déraisonnable, compte tenu de la conclusion claire que tous les exigences applicables au degré 4 avaient été remplies. Aucune explication n’a été donnée pour justifier la décision de s’écarter de cette conclusion. En outre, il était manifestement déraisonnable de rejeter du revers de la main la comparaison entre les demandeurs et les commissaires de la Commission des oppositions des marques de commerce aux fins de l’appréciation concernant la catégorie répercussions sans avoir dûment tenu compte de ce qui était tout à fait évident.

 

[21]           Par conséquent, il y a lieu d’annuler la décision et la recommandation attaquées en l’espèce. Les demandeurs ont demandé à l’audience que l’affaire soit renvoyée, non pas à un comité, mais au délégué de l’administrateur général avec instruction d’attribuer à leur poste le degré 4 dans la catégorie répercussions. Cette réparation n’est pas celle réclamée dans l’avis de demande. Le défendeur n’a pas consenti à une modification aussi tardive.

 

[22]           En conséquence, j’annule la décision du délégué et renvoie l’affaire à un comité différemment constitué. Comme le prévoit le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, je donne pour instruction au nouveau comité de mettre en oeuvre la conclusion du comité actuel voulant que les demandeurs répondent aux exigences établies pour le degré 4 de la catégorie répercussions. Les dépens seront adjugés aux demandeurs et taxés au montant prévu au milieu de la colonne III.

 


JUGEMENT

SUR DEMANDE de contrôle judiciaire présentée à la Cour le mercredi 7 juin 2006 à l’encontre de la décision en date du 4 juin 2005 par laquelle le délégué de l’administrateur général de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté le grief de classification des demandeurs;

 

ET VU les dossiers déposés en l’espèce et les observations orales des avocats des parties;

 

ET POUR les motifs exposés aux présentes;

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande est accueillie;

 

2.                  La décision du délégué de l’administrateur général en date du  24 juin 2005 est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision à un comité différemment constitué avec instruction de prendre en considération les présents motifs et la conclusion de fait de l’ancien comité selon laquelle le poste des demandeurs s’inscrit dans la description du degré 4 des normes de classification pour la catégorie répercussions;


 

3.                  Les dépens sont adjugés aux demandeurs et taxés au montant prévu au milieu de la colonne III.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1320-05

 

INTITULÉ :                                       DENISE LAPOINTE ET AUTRES

                                                            c.

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE ET AUTRES

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 7 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT              

ET JUGEMENT :                              LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 9 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Christopher Rootham

(613) 238-8080

POUR LES DEMANDEURS

John G. Jaworski

(613) 952-3405

                         POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nelligan O’Brien Payne LLP

 

POUR LES DEMANDEURS

Services juridiques du Conseil du Trésor du Canada

                           POUR LES DÉFENDEURS

 

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