Date : 20190801
Dossier : IMM‑6263‑18
Référence : 2019 CF 1033
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 1er août 2019
En présence de monsieur le juge Shore
ENTRE :
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MUHAMMAD AZAM
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], visant la décision du 6 décembre 2018 par laquelle la Section de l’immigration [la SI] a conclu que le demandeur est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité.
II.
Contexte
[2]
Le demandeur, un citoyen du Pakistan âgé de 38 ans, est arrivé au Canada le 23 avril 2018 muni d’un visa de visiteur. Il a présenté une demande d’asile au Canada le 30 mai 2018, mais a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité. Cette conclusion reposait sur un mandat d’arrestation au Pakistan et une notice rouge d’Interpol, qui ont tous deux été lancés contre le demandeur après que celui‑ci eût été impliqué dans une bagarre survenue au Pakistan le 28 février 2014.
[3]
Selon l’exposé circonstancié, différentes versions des détails de la bagarre en question et des événements qui l’ont provoquée ont été présentées. Pour illustrer les différents points de vue, voici les trois versions que l’on retrouve dans le dossier de la Cour.
A.
La version originale du demandeur
[4]
Cette version des événements a été donnée par le demandeur le 30 mai 2018, alors qu’il était détenu par les autorités canadiennes. Pendant l’entrevue, le demandeur a relaté les événements qui se sont déroulés le 28 février 2014. Selon sa version des événements, son frère et lui ont prêté de l’argent à un homme appelé Anwar, qui ne les a pas remboursés. Le demandeur a insisté pour être remboursé. Pour le faire taire, Anwar a envoyé Akram et un groupe d’hommes armés à la maison du demandeur. Ils ont commencé à tirer, mais le demandeur a réussi à désarmer l’un d’entre eux; il s’est rendu en courant sur le toit et a tiré en leur direction. Bien qu’il n’ait tué personne, il a blessé trois ou quatre hommes.
B.
La version révisée du demandeur
[5]
Cette version révisée a été présentée par le demandeur lors de l’audience sur l’interdiction de territoire le 25 septembre 2018. Pendant son témoignage, le demandeur a maintenu qu’un homme appelé Akram est venu chez lui accompagné de six hommes armés pour discuter des questions financières. Les agresseurs sont arrivés chez lui à 15 h 30 le 28 février 2018. Ils ont ouvert le feu et l’ont agressé. Les voisins sont arrivés et les ont suppliés d’arrêter de battre le demandeur, ce qui a mis fin à l’agression. Le demandeur a nié avoir désarmé l’un des agresseurs ou avoir tiré sur eux. Pour expliquer son premier témoignage, le demandeur a indiqué qu’il ne faisait que confirmer le contenu du mandat d’arrestation et que toute confusion découlait du syndrome de stress post‑traumatique dont il a souffert après la bagarre. Il a informé l’avocat du ministre qu’il n’avait jamais reçu le mandat d’arrestation le visant.
C.
La version officielle du gouvernement pakistanais
[6]
La notice rouge d’Interpol présente le contexte de l’arrestation suivant (voir les pages 47‑48 du dossier du demandeur) :
[traduction]
Le plaignant, Muhammad Tashar, a présenté un rapport au poste de police Tatlay Aly selon lequel, le 28 février 2014, les accusés, Muhammad Azam, alias Kala, et Qasim, tous deux fils d’Abdul Ghafoor, ont agressé son oncle Akram Ali, fils de Hashmat Ali, puisque les deux accusés doivent de l’argent à Akram Ali. Ce dernier a exigé d’être remboursé, mais les deux accusés l’ont agressé et l’ont gravement blessé.
Par conséquent, un premier rapport d’information no 144/14, daté du 1er mars 2014 et présenté en vertu des articles 324, 148 et 149 et des alinéas 337‑F(ii) et 337‑F(v) du code pénal du Pakistan, poste de police à Tatlayali, district de Gujaranwala, a été enregistré contre les accusés, Muhammad Azam, alias Kala, et Qasim, tous deux fils d’Abdul Ghafoor.
Pendant l’enquête, l’accusé Muhammad Azam, alias Kala, fils d’Abdul Ghafoor, ainsi que l’autre accusé ont été dûment identifiés par le plaignant et ses témoins. Il est reconnu coupable d’une infraction.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[7]
Dès le départ, le commissaire de la SI a reconnu que l’information fournie par le Pakistan n’est pas fiable. Finalement, la SI a décidé d’accorder plus de poids à la première version des événements fournie par le demandeur. Le commissaire de la SI a ensuite comparé le crime pakistanais de « qatl‑i‑amd »
(voir les articles 299 et 324 du code pénal du Pakistan) au crime canadien de tentative de meurtre. Le commissaire de la SI a conclu que ces deux crimes étaient équivalents et que, selon la version initiale des faits présentée par le demandeur, il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il est interdit de territoire pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR. Le commissaire de la SI a ensuite pris une mesure d’expulsion.
IV.
Thèse des parties
A.
Thèse du demandeur
[8]
Le demandeur renvoie à la preuve documentaire qu’il a présentée pour démontrer que la police pakistanaise est corrompue et qu’elle peut être soudoyée pour porter de fausses accusations criminelles. Il soutient que la preuve qu’il a remise au commissaire de la SI révélait que la preuve du Pakistan posait problème, ce qui, selon lui, menait à la conclusion que les accusations avaient été fabriquées. Cependant, selon le demandeur, le commissaire de la SI n’a pas mentionné ces documents. Le demandeur affirme que le commissaire de la SI [traduction] « était très sélectif dans les documents utilisés pour rendre sa décision »
.
[9]
Le demandeur invoque également la décision Rihan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 123, pour démontrer l’importance de ne pas s’appuyer uniquement sur des mandats d’arrestation pour rendre une décision. Il fait valoir que le commissaire de la SI a commis une erreur en ne tenant pas compte des circonstances dans lesquelles le mandat d’arrestation a été délivré.
[10]
Le demandeur soutient également que le commissaire de la SI aurait dû mieux justifier sa conclusion selon lequel il n’était pas crédible, comme l’exige la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Maldonado c Canada (Emploi et de Immigration), [1980] 2 CF 302, au paragraphe 5.
B.
Thèse du défendeur
[11]
Le défendeur fait valoir que le commissaire de la SI a eu raison de conclure que le crime de « qatl‑i‑amd »
est équivalent au crime canadien de tentative de meurtre.
[12]
Selon le défendeur, le demandeur sollicite une nouvelle appréciation de la preuve. Étant donné que la version initiale des événements présentée par le demandeur était spontanée et détaillée, alors que la deuxième version avait été apprise par cœur et était vague, il était raisonnable pour le commissaire de la SI d’accorder plus de poids à la version initiale. Le défendeur souligne également le fait que le commissaire de la SI a reconnu que l’information provenant des autorités pakistanaises devrait être utilisée avec prudence.
[13]
Le défendeur affirme que la preuve était suffisante pour permettre à la SI de conclure qu’[traduction] « il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait commis une tentative de meurtre »
.
V.
Dispositions applicables
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Les dispositions suivantes s’appliquent en l’espèce.
Article 33 et alinéa 36(1)c) de la LIPR :
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Articles 299 et 324 du code pénal du Pakistan :
[TRADUCTION]
Infractions portant atteinte à la vie
299. Définitions :
Les définitions suivantes s’appliquent au présent chapitre, à moins d’indication contraire dans le sujet ou le contexte :
a) « adulte » Personne ayant atteint l’âge de dix‑huit ans; (adult)
b) « arsh » Indemnité précisée dans le présent chapitre payable à la victime ou à ses héritiers en vertu du présent chapitre; (arsh)
c) « daman » Indemnité déterminée par la Cour payable par le contrevenant à la victime pour lui avoir causé un préjudice qui n’entraîne pas une indemnité arsh; (daman)
d) « diyat » Indemnité prévue à l’article 323 payable aux héritiers de la victime; (diyat)
e) « gouvernement » Gouvernement provincial; (Government)
f) « ikrah‑e‑naqis » Toute forme de contrainte qui ne correspond pas à la notion de ikrah‑i‑tam; (ikrah‑e‑naqis)
g) « ikrah‑e‑tam » Fait de soumettre une personne, son épouse ou tout parent par le sang visé par un degré prohibé de mariage à une crainte de mort instantanée ou d’atteinte instantanée et permanente à un organe du corps ou à une crainte instantanée d’être sodomisé ou violé (ziha‑bil‑jabr); (ikrah‑e‑tam)
h) « médecin autorisé » Médecin ou commission médicale, quelle qu’en soit la désignation, autorisé(e) par le gouvernement provincial; (authorised medical officer)
i) « mineur » Personne qui n’est pas un adulte; (minor)
j) « qatl » Acte de causer la mort d’une personne; (qatl)
k) « qisas » Châtiment infligé en blessant la même partie du corps du condamné que celle de la victime ou en causant sa mort s’il a commis un meurtre (qatl‑i-amd) dans l’exercice du droit de la victime ou d’un wali; (qisas)
l) « ta’zir » Châtiment autre qu’un châtiment qisas ou qu’une indemnité diyat, arsh ou daman; (ta’zir)
m) « wali » Personne ayant le droit d’exiger un châtiment qisas.
324 Quiconque commet un acte délibérément ou en connaissance de cause et qui, dans ces circonstances, cause la mort (qatl) par suite de cet acte est coupable de meurtre (qatl-i-amd) et est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à dix ans ainsi que d’une amende. De plus, si un préjudice est causé à une personne en raison de cet acte, le contrevenant est passible, outre la peine d’emprisonnement et l’amende susmentionnées, du châtiment prévu pour le préjudice causé :
Dans la mesure où le châtiment pour le préjudice est un châtiment qisas qui ne peut être exécuté, le contrevenant est passible d’une indemnité arsh et pourrait également être passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à sept ans.
Article 239 du Code criminel, LRC, 1985, c C‑46 :
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VI.
Questions en litige et norme de contrôle
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La Cour doit répondre à la question de savoir si le commissaire de la SI a commis une erreur en concluant que le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité.
[16]
Comme il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, la Cour appliquera la norme de la décision raisonnable (Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 860, au par. 31).
VII.
Analyse
[17]
La SI n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur est interdit de territoire, car il y avait des motifs raisonnables de croire que l’infraction commise au Pakistan constituerait une infraction à la loi canadienne selon l’alinéa 36(1)c) de la LIPR.
[18]
La première déclaration faite par le demandeur devant l’agent d’immigration devrait être considérée comme plus crédible que celle faite devant la SI. On renvoie à la décision Ishaku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 44, dans laquelle il est clairement indiqué qu’il faut accorder plus d’importance à une déclaration spontanée faite à un point d’entrée qu’à des explications ultérieures qui deviennent vagues ou contredisent les versions initiales relatées spontanément.
[19]
Dans la première version, une agression armée a eu lieu au cours de laquelle des coups de feu ont été tirés en direction du demandeur. Comme ce dernier l’a initialement indiqué, il s’est bagarré et a réussi à désarmer l’un des agresseurs.
[20]
Après avoir pris une arme à feu, il est monté sur le toit de la maison, a tiré en direction des agresseurs et en a touché trois ou quatre. Bien qu’il n’ait pas été blessé par balles, le demandeur a affirmé avoir été battu, comme il l’avait initialement déclaré. Au vu de la preuve au dossier, il y a des motifs de croire que le demandeur a tiré et atteint trois ou quatre des agresseurs.
[21]
L’infraction prévue à l’article 324 du code pénal du Pakistan et celle prévue à l’alinéa 239(1)a.1) du Code criminel canadien sont semblables sur le plan du contexte.
[22]
M. Azam a donc été considéré comme interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR. Par conséquent, une mesure d’expulsion a été prise.
[23]
Le demandeur conteste le fait que la Commission ait accordé plus de poids à la version initiale qu’il a donnée aux agents de l’Agence des services frontaliers du Canada qu’à la version ultérieure qu’il a présentée à la Commission. Au vu de la preuve au dossier, cette dernière ne semble toutefois pas avoir fait abstraction d’éléments de preuve. Elle a plutôt accordé plus d’importance à la première version des événements relatée par le demandeur.
[24]
Il ressort de la preuve que des armes à feu ont été utilisées sur la propriété du demandeur et que ce dernier, de sa propre initiative, a tiré et blessé trois ou quatre des agresseurs, qui étaient tous impliqués dans un échange de tirs.
VIII.
Conclusion
[25]
Compte tenu de tout ce qui précède, la décision dont la Cour est saisie est considérée comme raisonnable dans les circonstances. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑6268‑18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.
« Michel M.J. Shore »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 28e jour d’août 2019.
Mylène Boudreau, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑6263‑18
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INTITULÉ :
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MUHAMMAD AZAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 juillet 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE SHORE
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 1er août 2019
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COMPARUTIONS :
Dan Bohbot
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POUR LE DEMANDEUR
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Émilie Tremblay
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dan M. Bohbot, avocat
Montréal (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR
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