Date : 20191106
Dossiers : IMM-2749-18
IMM-3194-18
Référence : 2019 CF 953
[TRADUCTION FRANÇAISE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2019
En présence de monsieur le juge Annis
ENTRE :
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JURGITA BERNATAVICIUTE
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS
[1]
La Cour était initialement saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant deux décisions de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] concernant la demande d’asile de Jurgita Bernataviciute [la demanderesse], rendues par deux commissaires distincts de la SPR. Dans la première décision (numéro de dossier IMM-2749-18), datée du 11 juin 2018, le commissaire a rejeté la demande de renonciation à la tenue d’une audience présentée par la demanderesse pour délai déraisonnable et a refusé de conclure qu’elle était une personne à protéger en vertu de l’alinéa 170.1f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], lequel permet à la Commission d’accueillir une demande d’asile sans qu’une audience soit tenue [la première décision du premier commissaire de la SPR]. Dans la deuxième décision (numéro de dossier IMM-3194-18), datée du 20 juin 2018, le commissaire a prononcé le désistement de la demande d’asile de la demanderesse, car bien que son avocat ait comparu à l’audience, il n’a pas donné suite à la demande d’asile [la deuxième décision du deuxième commissaire de la SPR].
[2]
Les parties ont convenu que la demanderesse se désistera de sa deuxième demande, mais la question du jugement déclarant qu’il y a eu désistement dans la deuxième affaire sera examinée dans les présents motifs.
I.
Contexte
[3]
La demanderesse, une citoyenne de la Lituanie arrivée au Canada le 8 juillet 2011, a présenté une demande d’asile en mars 2012. En raison de l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi imposant des délais plus stricts pour le traitement des nouvelles demandes d’asile, le traitement de la demande de la demanderesse, décrite comme une demande d’asile faisant partie des anciens cas, a été relégué au second rang.
[4]
L’audience de la demanderesse a finalement été fixée au 13 juin 2018.
[5]
Toutefois, avant cette date, soit le 1er juin 2018, la demanderesse a présenté une demande en vue de renoncer à son audience et priant la SPR de rendre une décision lui étant favorable en vertu de l’alinéa 170.1f) de la LIPR, lequel permet à la Commission d’accueillir une demande d’asile sans tenir d’audience.
[6]
La demanderesse a soutenu que la SPR avait retardé la mise au rôle de l’audience en accordant la priorité aux autres demandes d’asile et que, par conséquent, cela faisait plus de six ans qu’elle attendait l’instruction de sa demande. La demanderesse allègue que le retard lui a causé un préjudice parce qu’elle a vécu dans un vide juridique et subi stress et anxiété pendant toute cette période.
[7]
Le 11 juin 2018, le commissaire du tribunal [le premier commissaire] a rendu une décision dans laquelle il a rejeté la demande de renonciation à la tenue d’une audience. Le 12 juin 2018, la demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du premier commissaire.
[8]
La demande d’asile de la demanderesse a été instruite le 13 juin 2018. Au début de l’audience, l’avocat de la demanderesse a demandé l’ajournement de l’audience jusqu’à ce que la Cour fédérale rende une décision concernant la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la première décision, déposée la veille par la demanderesse. Le commissaire du tribunal [le deuxième commissaire] a indiqué qu’il n’était pas disposé à accorder l’ajournement et qu’il voulait poursuivre parce qu’il s’était déjà préparé à l’audience. Le deuxième commissaire a indiqué que la demanderesse pouvait toujours interjeter appel de la décision par la suite si elle n’était pas satisfaite du résultat. Comme la demanderesse a refusé d’aller de l’avant avec sa demande d’asile, le deuxième commissaire a déclaré que la demanderesse s’était désistée de sa demande, l’ayant avisé qu’il s’agissait de la conséquence de ne pas procéder à l’audience.
II.
La décision contestée
A.
La première décision
[9]
Le premier commissaire a fait remarquer que, bien que la demanderesse ait admis que dans des instances de détermination du statut de réfugié, la Commission n’avait pas cette compétence, l’avocat de la demanderesse a néanmoins soutenu qu’en plus de la Commission et du ministre, la demanderesse pouvait mettre en œuvre un tel processus. Le commissaire a rejeté cet argument en affirmant que la Commission ne peut agir que dans le cadre des paramètres de sa loi habilitante et qu’elle n’a donc pas compétence pour accorder la réparation demandée.
[10]
La SPR a également fait remarquer que l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R-U), 1982, c 11 [la Charte], protège le droit d’être jugé dans un délai raisonnable uniquement dans le contexte criminel et ne traite pas des questions relatives au droit administratif. Le premier commissaire a également souligné que dans l’arrêt Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], la Cour suprême du Canada a clairement abordé la question de savoir si un demandeur a droit à une réparation fondée sur le droit administratif en raison d’un retard dans l’instruction de sa demande. Dans l’arrêt Blencoe, la Cour suprême a également établi qu’il incombe à la personne qui présente l’argument de démontrer que le retard était inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures. Le premier commissaire a également fait remarquer que la Cour d’appel fédérale a clairement indiqué, aux paragraphes 3 à 5 de l’arrêt Hernandez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 345, que l’argument du délai déraisonnable sera rarement ou jamais retenu dans le cadre d’une décision de la SPR.
[11]
Le premier commissaire a reconnu que le retard dans l’instruction de la demande d’asile de la demanderesse était important et qu’il découle de la mise en œuvre d’une loi modifiée qui a instauré un nouveau régime pour le traitement des demandes d’asile. Toutefois, le premier commissaire a conclu que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer en quoi le retard avait nui à sa capacité de présenter sa demande d’asile ou d’aborder les aspects prospectifs de la demande. Le premier commissaire n’a pas souscrit à la thèse de la demanderesse selon laquelle l’écoulement du temps à lui seul peut avoir un effet défavorable sur la capacité d’un demandeur d’asile à aborder les aspects prospectifs de sa demande, et il a fait remarquer qu’en fait, dans certains cas, un retard pourrait être favorable aux demandeurs d’asile, par exemple lorsque les conditions dans le pays se sont aggravées depuis que la demande a été présentée.
[12]
Le premier commissaire a également fait remarquer que, même si la demanderesse a affirmé que le retard l’a profondément marquée, peu d’éléments de preuve étayaient cette allégation, et elle n’a pas déposé de plainte auprès de la SPR ni envisagé de présenter une demande de mandamus à la Cour.
[13]
Le premier commissaire a ensuite cité la décision Rana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 974, aux paragraphes 18 à 20, qui consacre le principe qu’un simple retard ne rend pas automatiquement un tribunal incapable de remplir son mandat. En fait, un demandeur d’asile n’est pas, du point de vue juridique, dans la même position qu’une personne accusée, étant donné qu’il cherche à faire valoir une revendication contre l’État et qu’il lui incombe d’établir que sa revendication a un fondement crédible (Akthar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 CF 32 [Akthar]).
[14]
Le premier commissaire a conclu que, puisque la demanderesse n’avait soulevé aucune circonstance particulière pouvant démontrer en quoi le retard avait porté atteinte à sa capacité d’aborder les aspects prospectifs de la demande, il n’y avait pas eu violation de l’alinéa 11b) de la Charte et, par conséquent, il a rejeté la demande.
B.
La deuxième décision
[15]
Les motifs du deuxième commissaire étaient brefs. Il a fait remarquer que la demande d’asile de la demanderesse a été renvoyée à la SPR le 9 mars 2012 et que, dans l’avis de comparution daté du 3 mai 2018, la demanderesse avait été avisée que l’instruction de sa demande d’asile aurait lieu le 13 juillet 2018. Le deuxième commissaire a fait remarquer que la demanderesse et son avocat ont comparu à l’audience, mais qu’ils n’ont pas donné suite à la demande et qu’ils n’ont pas expliqué pourquoi la SPR ne devrait pas prononcer le désistement de la demande d’asile; ils ont seulement demandé que l’audience soit reportée en attendant l’issue du contrôle judiciaire de la première décision. Par conséquent, le deuxième commissaire a prononcé le désistement de la demande d’asile.
[16]
La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire des deux décisions.
III.
Les questions en litige
[17]
La demanderesse soulève les questions suivantes :
a) Le premier commissaire a-t-il commis une erreur en limitant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a conclu qu’il n’avait pas compétence, puisqu’il n’a pas reconnu que les articles 168 et 170 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, permettent à la SPR d’accorder le statut de réfugié à un demandeur sans qu’une audience soit tenue et en indiquant que ce pouvoir n’existait pas?
b) La décision du premier commissaire était-elle déraisonnable du fait qu’il a conclu que la demanderesse n’avait pas satisfait au critère pour se voir accorder une réparation en raison d’un retard dans le traitement de sa demande?
c) Le deuxième commissaire a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse s’était désistée de sa demande d’asile?
A.
Le cadre législatif
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, articles 168 et 170
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Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, articles 23, paragraphes 65(1) et 65(4)
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IV.
La norme de contrôle
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La norme de contrôle applicable à la question de savoir si la Commission a restreint l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d’admettre sa compétence pour examiner la demande d’un demandeur d’asile de lui accorder le statut de réfugié sans tenir d’audience est celle de la décision raisonnable (B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, aux par. 69-70, appliquant l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61) : « En d’autres termes, depuis Dunsmuir, pour que s’applique la norme de la décision correcte, la question doit non seulement revêtir une importance capitale pour le système juridique, mais elle doit aussi être étrangère au domaine d’expertise du décideur »
, et ce, en tout respect, malgré les décisions Gordon c Canada (Procureur général), 2016 CF 643, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Thamotharem, 2007 CAF 198, au par. 33. Voir également Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274, au par. 5.
[19]
Toutefois, même lorsque la question en litige porte sur l’interprétation de la loi constitutive d’un tribunal, les issues possibles acceptables peuvent être limitées, comme l’illustre bien l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53.
[20]
La norme de contrôle applicable dans un cas où le demandeur ne satisfait pas au critère permettant d’accorder une réparation en raison d’un retard dans le traitement de sa demande d’asile et dans des cas de désistement de demandes d’asile, à titre de questions mixtes de fait et de droit, est celle de la décision raisonnable.
V.
Analyse
A.
La SPR n’a pas compétence pour instruire une demande d’un demandeur d’asile voulant que le statut de réfugié lui soit accordé sans audience
[21]
La demanderesse soutient que la SPR a fait entrave à l’exercice de son pouvoir décisionnel en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour instruire une demande d’un demandeur d’asile visant à obtenir le statut de réfugié sans audience. Je ne suis pas d’accord.
[22]
Le législateur n’a jamais voulu que l’alinéa 170f) de la LIPR prévoie un mécanisme permettant aux demandeurs d’asile de revendiquer le droit d’obtenir le statut de réfugié sans audience. L’alinéa 170f) visait à faciliter le traitement des demandes d’asile par la Commission. Cette disposition reflète le fait que la SPR doit traiter un grand nombre de demandes d’asile. En pareilles circonstances, et compte tenu de son expertise en la matière, la Commission devrait jouir d’un large pouvoir discrétionnaire dans l’application de sa loi pour déterminer les cas où il est évident que le demandeur d’asile se verra accorder le statut de réfugié sans qu’une audience soit nécessaire.
[23]
Inversement, le législateur n’aurait jamais eu l’intention de permettre à un demandeur d’asile de se prévaloir du droit, en vertu de l’alinéa 170f), d’exiger que la SPR exerce son pouvoir discrétionnaire en sa faveur sans audience. Forcer la SPR à rendre une décision en vertu de l’alinéa 170f) entraînerait une autre décision, suivie d’une autre demande de contrôle judiciaire la visant, et encore plus de retard dans le traitement de la demande d’asile.
[24]
Cela ne veut pas dire que la décision de la SPR échappe au contrôle judiciaire. Le ministre peut toujours contester l’octroi du statut de réfugié sans audience, même s’il n’a pas indiqué son intention d’intervenir. Le ministre, en tant que gardien de la primauté du droit et « partie perdante »
de l’octroi non contesté de la résidence permanente sans la tenue d’une audience, a le droit de se faire entendre par les tribunaux, pour ainsi dire, afin de déterminer si le demandeur a légitimement besoin de protection, conformément aux dispositions de la LIPR.
[25]
Comme l’a reconnu le juge O’Reilly dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mukasi, 2008 CF 347, au paragraphe 4 :
[4] [...] la Commission peut accueillir une demande sans qu’une audience soit tenue si le ministre n’a pas donné avis de son intention d’intervenir (alinéa 170f)). En outre, si l’agent de protection des réfugiés recommande que la demande d’asile soit accueillie sans audience, la Commission peut l’accueillir seulement si l’affaire ne renferme aucun point litigieux devant être porté à l’attention du ministre, si l’identité du demandeur a été suffisamment établie, s’il n’y a aucune question grave de crédibilité, si l’exposé des faits du demandeur est compatible avec les renseignements sur les conditions de son pays d’origine et si le demandeur a démontré qu’il est un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger (les alinéas 19(4)a) à d) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228 (les Règles)).
[Non souligné dans l’original.]
[26]
Par conséquent, la question de savoir si la SPR a entravé son pouvoir décisionnel n’est pas en jeu. Elle n’a jamais eu compétence dans la mesure où elle était tenue d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner une demande présentée par un demandeur d’asile sur le fondement de l’alinéa 170f) de la LIPR visant à obtenir le statut de réfugié sans qu’une audience soit tenue.
B.
Le premier commissaire a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas satisfait au critère pour se voir accorder une réparation en raison d’un retard dans le traitement de sa demande?
[27]
La demanderesse fait valoir que la première décision elle-même est déraisonnable, car le premier commissaire a commis une erreur dans son évaluation de l’incidence du retard. La demanderesse a soutenu qu’une réparation était justifiée en raison du retard, car les retards tendent à déconsidérer l’administration de la justice. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la jurisprudence applicable établit que la demanderesse n’a pas démontré une violation des droits que lui garantissent les articles 7 ou 11 de la Charte et qu’elle n’a pas réussi à satisfaire au seuil élevé d’établir un abus de procédure en raison du retard.
[28]
Premièrement, la demanderesse, en tant que demanderesse d’asile, n’est pas une « inculpé[e] »
. L’article 11 de la Charte, qui ne s’applique expressément qu’à une personne inculpée, ne peut s’appliquer en l’espèce. Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’alinéa 11b) « ne s’applique donc pas dans le cas de procédures civiles ou administratives »
(Blencoe, au par. 88). Je suis d’accord.
[29]
Deuxièmement, bien que l’article 7 de la Charte puisse s’appliquer dans ce contexte, la demanderesse n’a pas précisé ni étayé ses arguments de façon significative. En outre, je conviens avec le défendeur que les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel (MacKay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357). Les allégations vagues voulant qu’elle ait vécu dans un [traduction] « vide juridique »
et que [traduction] « le retard l’a profondément marquée »
n’atteignent pas le niveau d’exigences factuelles justifiant une demande fondée sur l’article 7 de la Charte.
[30]
Enfin, en ce qui concerne plus particulièrement les demandes d’asile, la Cour d’appel fédérale a indiqué dans l’arrêt Akthar [traduction] « qu’un retard déraisonnable ne sera que rarement, voire jamais, accepté en tant que motif de contrôle »
. Elle a également expliqué que toute prétention à la violation de la Charte fondée sur un retard « doit s’appuyer sur la preuve, ou à tout le moins sur quelque inférence tirée des circonstances environnantes, que la partie demanderesse a réellement subi un préjudice ou une injustice imputable au retard »
. Le demandeur d’asile doit produire une preuve réelle et ne pas simplement se fonder sur des affirmations (Hernandez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 154 NR 231, au par. 4).
[31]
L’abus de procédure est un principe de common law généralement invoqué pour surseoir aux procédures. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe, il y a abus de procédure « lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes »
, et les cas de cette nature seront « extrêmement rare[s] »
. La Cour a ensuite conclu que pour qu’il y ait abus de procédure, le délai écoulé doit, outre sa longue durée, « avoir causé un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public »
(Blencoe, aux par. 120, 122 et 133).
[32]
Dans l’affaire Ching c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 839 [Ching], le juge Diner a résumé aux paragraphes 81 à 83 les principes applicables aux retards qui constituent un abus de procédure :
[81] Comme les parties l’ont reconnu, le point de départ de l’analyse d’un abus de procédure s’agissant d’un retard est l’arrêt Blencoe qui précise que le retard, en soi, ne permet pas d’invoquer un abus de procédure, autrement, cela créerait un délai de prescription imposé par voie judiciaire pour les procédures administratives. Un demandeur doit plutôt prouver qu’un « préjudice important » a découlé du retard (Blencoe, au paragraphe 101).
[82] Un préjudice peut exister sous la forme d’une équité de l’audience compromise, par exemple lorsque des souvenirs ses sont estompés ou que des témoins essentiels sont décédés (voir Blencoe au paragraphe 102; Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73, au paragraphe 45 [Chabanov]). Cependant, lorsque l’équité de l’audience n’a pas été touchée par le retard, un demandeur peut aussi prouver l’existence d’autres formes de préjudice. Dans l’arrêt Blencoe, la Cour suprême a conclu que ces autres formes de préjudice peuvent notamment inclure un préjudice psychologique ou à la réputation. Quoi qu’il en soit, « rares sont les longs délais » qui satisfont à ce critère d’abus de procédure. Le retard doit plutôt être inacceptable au point d’être tellement abusif qu’il entache les procédures (Blencoe, aux paragraphes 115 et 121).
[83] Quant à la question de savoir si le délai satisfait au critère rigoureux, la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Blencoe ce qui suit :
122 La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire. Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures.
[33]
En l’espèce, il incombait à la demanderesse de démontrer, en s’appuyant sur des éléments de preuve convaincants, que le retard a donné lieu à une violation de la Charte ou qu’elle a réellement subi un préjudice ou une injustice imputable au retard, à tout le moins en s’appuyant sur quelques inférences tirées des circonstances environnantes (Hernandez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 154 NR 231, au par. 4; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Prue, 2012 CAF 108, au par. 14). La demanderesse n’a fourni aucune preuve de préjudice causé par le retard.
[34]
Bien qu’un retard de six ans puisse sembler important, rien ne démontre que le retard en l’espèce est « excessif »
, c’est‑à‑dire qu’il choque le sens de l’équité de la collectivité (Ching, au par. 78) En fait, la Cour a estimé que des retards beaucoup plus importants, notamment un retard de onze ans, n’atteignaient pas le seuil de l’abus de procédure parce que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il avait subi un préjudice important découlant directement du retard (Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73, au par. 65). Comme la demanderesse n’a pas réussi à démontrer qu’elle a subi un préjudice en raison de ce retard, il n’appartient pas à la Cour de faire des hypothèses sur le préjudice qui lui aurait été causé (Montoya c Canada (Procureur général), 2016 CF 827, au par. 44).
C.
Le deuxième commissaire a-t-il commis une erreur en concluant que la demanderesse s’était désistée de sa demande d’asile?
[35]
La demanderesse soutient que la deuxième décision est déraisonnable parce que le deuxième commissaire n’a pas tenu compte des facteurs qui sont normalement d’intérêt pour une décision de désistement et parce qu’elle avait clairement indiqué son intention de poursuivre sa demande d’asile.
[36]
Dans l’affaire Ahamad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2000] 3 CF 109 (QL), le juge Lemieux a analysé le critère applicable pour procéder au contrôle de la décision d’un commissaire de prononcer le désistement d’une demande d’asile. L’analyse porte sur la question de savoir si le demandeur a démontré qu’il avait eu l’intention constante de poursuivre sa demande d’asile avec diligence. Le juge Lemieux analyse certains facteurs permettant de déterminer si un demandeur d’asile a démontré un intérêt à poursuivre sa demande d’asile avec diligence, y compris le délai pour lequel l’ajournement est demandé, l’effet de l’ajournement sur le système d’immigration, la question de savoir si l’ajournement retarde, empêche ou paralyse indûment la conduite de l’enquête, ainsi que la faute ou le blâme à imputer au demandeur du fait qu’il n’est pas prêt.
[37]
La demanderesse soutient que le prononcé du désistement est déraisonnable puisque le deuxième commissaire n’a pas tenu compte de ces facteurs. Elle soutient qu’il est évident que le seul facteur dont le deuxième commissaire a tenu compte est le fait qu’elle a refusé de poursuivre sa demande d’asile le jour prévu et a insisté pour le faire à une date ultérieure. Il n’a pas tenu compte du fait que la demanderesse avait déposé son Formulaire de renseignements personnels en temps opportun, qu’elle avait retenu les services d’un avocat en temps utile, qu’il n’y avait eu aucune absence antérieure, que son avocat et elle avaient eu des contacts continus et que les deux étaient présents à l’audience.
[38]
La demanderesse soutient en outre qu’elle ne demandait pas un ajournement de longue durée et qu’il est impossible d’affirmer que la décision de la SPR est raisonnable puisque cette dernière n’a même pas tenu compte de la durée de l’ajournement demandé.
[39]
La demanderesse soutient aussi qu’elle avait clairement exprimé son intention de poursuivre sa demande d’asile et que son refus de procéder à la date prévue de l’audience était tout à fait raisonnable. Il est important de souligner à cet égard que la demanderesse ne refusait d’aller de l’avant que ce jour-là, et qu’elle était tout à fait prête à poursuivre après que la Cour fédérale eut rendu une décision sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en instance. La demande de la demanderesse visant à faire droit à sa demande d’asile sans tenir une audience reposait entièrement sur son désir de poursuivre sa demande d’asile. En outre, la demanderesse s’est présentée devant la SPR avec son avocat à la date prévue.
[40]
Enfin, la demanderesse soutient que son refus de poursuivre sa demande était raisonnable, car le contraire aurait pu contrecarrer l’objet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en instance. Par exemple, si l’audience avait eu lieu et que la SPR avait rejeté la demande, puis que la Cour fédérale avait autorisé le contrôle judiciaire, la demanderesse se serait probablement retrouvée avec peu de recours. À tout le moins, le résultat aurait été que l’instruction de la demande d’asile n’aurait servi à rien et aurait entraîné un gaspillage des précieuses ressources de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.
[41]
Je conviens avec le défendeur que, selon le libellé même du paragraphe 168(1) de la LIPR, le pouvoir de prononcer le désistement dans une affaire est un pouvoir discrétionnaire. La SPR est habilitée à prononcer un tel jugement déclaratoire « si elle estime que »
le demandeur d’asile omet de poursuivre l’affaire. La notion d’« omet[tre] de poursuivre l’affaire »
n’est pas définie dans la LIPR, mais le paragraphe 168(1) décrit trois situations où une telle omission peut se produire : le défaut de comparution, le défaut de fournir les renseignements demandés par la SPR et le défaut de donner suite aux demandes de communication de la SPR. Cependant, le paragraphe 168(1) est libellé de façon à ce que cette liste d’omissions ne soit pas exhaustive.
[42]
En grande partie, la jurisprudence relative aux conclusions de désistement porte sur des motifs de compassion pour justifier le défaut de procéder à une audience : maladie, problèmes familiaux, défaut de comparution de l’avocat, etc. Aucune circonstance de cette nature n’est présente en l’espèce. La demanderesse et son représentant étaient présents à l’audience et avaient été avisés des conséquences du refus de poursuivre l’affaire, mais la demanderesse a néanmoins refusé de procéder à l’instruction de sa demande d’asile. La demanderesse admet qu’elle a fait son choix en étant bien consciente des conséquences possibles.
[43]
Le fondement de la décision du deuxième commissaire est bien évident. Après avoir attendu l’instruction au fond de sa demande d’asile, la demanderesse a refusé d’aller de l’avant. Bien qu’elle ait été avertie que le refus de procéder à l’audience pourrait donner lieu au prononcé du désistement, elle a refusé de faire valoir son point de vue. Ce refus constituait un motif suffisant pour prononcer le désistement de la demande (Koky c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 562, aux par. 44 et 45).
[44]
Il n’est pas loisible à la demanderesse de se plaindre du retard dans la mise au rôle de son audience, puis de refuser de poursuivre l’affaire lorsque le jour arrive enfin. La thèse de la demanderesse est intrinsèquement incohérente et ne peut donner lieu à une question sérieuse. Bien que les motifs du deuxième commissaire au sujet du prononcé du désistement soient relativement brefs, ils exposent le fondement de la décision d’une manière justifiée, transparente et intelligible. Si d’autres décideurs auraient pu aborder la question différemment, le deuxième commissaire était en droit de décider comme il l’a fait.
[45]
Dans la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 882, le juge Leblanc a écrit ce qui suit concernant l’application de l’article 168 de la LIPR :
[36] En interprétant le paragraphe 168(1) de la Loi, la Cour a constamment statué qu’en matière de désistement, la principale question à trancher est celle de savoir si la conduite du demandeur exprime l’intention de poursuivre la demande d’asile avec diligence (Csikos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 632(CanLII), au paragraphe 25).
[46]
Lorsqu’elle décide de prononcer ou non le désistement d’une demande, la SPR doit donner au demandeur la possibilité d’expliquer pourquoi le désistement ne devrait pas être prononcé. Elle doit aussi prendre en considération l’explication donnée par le demandeur et tout autre élément pertinent, y compris s’il est prêt à commencer ou à poursuivre les procédures (Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, article 65).
[47]
En l’espèce, la demanderesse a refusé de procéder à l’audience et a eu l’occasion d’expliquer pourquoi le désistement de la demande d’asile ne devrait pas être prononcé, compte tenu de ce refus. L’avocat de la demanderesse a soutenu que son refus de poursuivre l’affaire était raisonnable parce que le contraire aurait pu contrecarrer l’objet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en instance. Par exemple, si l’audience avait eu lieu et que la SPR avait rejeté la demande, puis que la Cour fédérale avait autorisé le contrôle judiciaire, la demanderesse se serait probablement retrouvée avec peu de recours.
[48]
Le deuxième commissaire a jugé que cette raison était insuffisante et a motivé sa conclusion. La demanderesse s’est obstinée à ne pas procéder à l’instruction de sa demande, même si elle avait été informée du risque que le commissaire prononce le désistement. En maintenant son refus de poursuivre l’affaire, malgré le fait qu’elle était confrontée au risque très réel que le commissaire prononce le désistement de sa demande, la demanderesse n’a pas démontré qu’elle avait l’intention de poursuivre l’instance. Par conséquent, la décision du deuxième commissaire était raisonnable.
[49]
J’estime que les allégations de préjudice causé par le retard dans la détermination du statut de réfugié en vue d’obtenir le statut de résident permanent du Canada sont quelque peu fallacieuses. Il est généralement reconnu que plus longtemps un demandeur d’asile débouté peut résider au Canada, meilleures sont les chances qu’il obtienne la résidence permanente par des moyens accessoires, en particulier en présentant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.
VI.
Conclusion
[50]
La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.
JUGEMENT dans les dossiers IMM-2729-18 et IMM-3194-18
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.
« Peter Annis »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS :
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IMM-2749-18 ET IMM-3194-18
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INTITULÉ :
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JURGITA BERNATAVICIUTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 13 MARS 2019
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE ANNIS
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 18 JUILLET 2019
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DATE DES MOTIFS MODIFIÉS :
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LE 6 NOVEMBRE 2019
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COMPARUTIONS :
Richard An
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Pour la demanderesse
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Amy King
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dov Maierovitz
Avocat
Toronto (Ontario)
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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