Date : 20190329
Dossier : IMM‑3262‑17
Référence : 2019 CF 389
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 29 mars 2019
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
|
BINGHONG QIU
GUILAN ZHU
ZHIHENG QIU
|
demandeurs
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Binghong Qiu (le demandeur principal), son épouse Guilan Zhu, et leur fils Zhiheng Qiu (les demandeurs) sont des citoyens chinois. Ils ont demandé l’asile à leur arrivée au Canada. Leur demande d’asile a connu de multiples rebondissements sur le plan procédural; ils s’adressent maintenant à la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 21 juin 2017 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a refusé leur demande d’asile. Pour bien comprendre la présente affaire, il est d’abord nécessaire de relater en détail l’historique procédural de la demande d’asile.
I.
Le contexte et l’historique procédural
[2]
La demande d’asile des demandeurs était fondée sur le récit suivant. Ils ont raconté qu’ils avaient loué des terres dans leur village en Chine, sur lesquelles ils exploitaient une ferme. En mars 2012, ils ont été informés que les terres seraient expropriées. D’autres habitants du village ont reçu un avis semblable. Les demandeurs étaient déçus du montant de l’indemnité que le gouvernement leur proposait pour la perte de leurs terres et ils ont fait part de leurs préoccupations à leurs voisins. Certains habitants du village ont exprimé leur mécontentement aux autorités locales, mais ils n’ont pas reçu de réponse. Lorsque l’équipe de démolition est arrivée dans leur village, le groupe, dont les demandeurs faisaient partie, a formé une chaîne humaine pour bloquer les travaux. Des représentants de la police et du Bureau de la sécurité publique (BSP) étaient présents, et il y a eu quelques actes de violence.
[3]
Le demandeur principal affirme que des agents des forces de sécurité l’ont reconnu, mais qu’il a réussi à s’échapper. Lui et sa famille se sont ensuite cachés pendant trois mois. Il a réussi à obtenir un visa de visiteur pour se rendre aux États‑Unis, et les demandeurs ont fui la Chine avec l’aide d’un passeur. Ils sont arrivés au Canada peu après leur entrée aux États‑Unis et ils ont demandé l’asile trois mois après leur arrivée.
[4]
Dans sa première décision, datée du 14 octobre 2015, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs. Il n’est pas nécessaire d’examiner cette décision en détail. L’élément essentiel est que la première décision de la SPR repose sur trois conclusions : (i) le demandeur principal manquait de crédibilité et sa version des faits concernant l’expropriation et les efforts déployés pour empêcher la démolition, ainsi que l’assignation à comparaître du BSP et leur fuite de la Chine, présentaient des lacunes sur le plan de la vraisemblance; (ii) « l’absence d’un minimum de fondement »
de la demande d’asile, et (iii) les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer l’existence d’un lien avec un motif de persécution, puisqu’ils étaient exposés à être poursuivis en Chine aux termes d’une loi ordinaire d’application générale et non à être persécutés pour l’un des motifs prévus à la Convention.
[5]
Les demandeurs ont été autorisés à présenter une demande de contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le 20 juin 2016, le juge Roger Hughes a fait droit en partie à leur demande, en jugeant que la SPR avait commis une erreur en concluant à « l’absence de minimum de fondement »
de la demande d’asile. Dans le passage suivant de sa décision (Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 740 [Qiu (CF)]), le juge Hughes formule les observations suivantes sur les conséquences de sa conclusion quant à l’« absence de minimum de fondement »
:
[6] Le principal enjeu de cette affaire consiste à déterminer, en fonction des éléments de preuve, si la SPR aurait dû conclure que les demandes « n’ont pas de fondement crédible ». La conclusion « d’absence de fondement crédible » a certains effets pratiques. L’un d’entre eux, c’est qu’il ne peut pas y avoir d’appel à la Section d’appel des réfugiés (alinéa 110(2)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), L.C. 2001, ch. 27, tel que modifié). Toutefois, cela n’écarte pas la possibilité de faire une demande d’autorisation pour déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR directement auprès de notre Cour, comme cela a été fait en l’espèce. Un autre effet que peut avoir une décision « d’absence de fondement crédible », c’est qu’il n’y a aucun sursis automatique qui aurait autrement eu lieu si un appel en instance avait été fait auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR) [Règlement de la LIPR, au paragraphe 231[11]]. Par conséquent, la présente Cour a établi un seuil élevé en vertu duquel une conclusion « d’absence de fondement crédible » peut être faite (Ramón Levario c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 314).
[6]
Le juge Hughes a conclu que la SPR avait commis une erreur en accordant plus de poids à certains des éléments de preuve documentaire soumis par les demandeurs. La SPR avait accordé peu d’importance à certains de ces éléments de preuve, parce qu’ils ne comportaient pas les caractéristiques de sécurité que l’on trouve habituellement sur les documents officiels et qu’il était facile de se procurer des documents frauduleux en Chine. La SPR n’a cependant fait aucun commentaire quant aux autres éléments de preuve documentaire qui, apparemment, portaient des estampilles officielles. Le juge Hughes a conclu, au paragraphe 5, que « [c]es documents, s’ils avaient été examinés attentivement, auraient pu avoir une certaine incidence sur le fondement crédible de la demande des demandeurs »
.
[7]
Après avoir tiré ces conclusions, le juge Hughes a déclaré ce qui suit :
[8] En l’espèce, je suis convaincu que la décision visée par le contrôle doit être annulée, ne serait‑ce que parce ce qu’on y conclue que les demandes « n’ont pas de fondement crédible ». Ma décision est fondée sur le fait que si l’on avait accordé aux documents mentionnés précédemment aux présentes l’attention qu’ils méritaient, ils « auraient » pu constituer un élément à l’appui d’une conclusion positive en faveur des demandeurs.
[9] S’il n’y avait pas eu de conclusion « d’absence de fondement crédible », la décision visée par le contrôle aurait pu être portée en appel devant la SAR, ce qui aurait joué en faveur des demandeurs d’un sursis d’origine législative. C’est donc consciemment que je ne fais aucun jugement sur les conclusions différentes auxquelles en est arrivée la SPR, en vertu desquelles les demandeurs n’ont ni qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni qualité de personnes à protéger et ont vu leurs demandes rejetées. Je souhaite que la question demeure ouverte et qu’il incombe à la SAR de la trancher.
[10] Dans cette affaire, il est difficile de déterminer la meilleure façon d’élaborer un jugement. Le juge Phelan de notre Cour a tenté de le faire dans Mahdi c. Canada(Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218, alors qu’il a accordé un sursis de la mise en œuvre de sa décision de trente jours pour permettre aux demandeurs d’interjeter appel devant la SAR.
[11] Je propose de procéder autrement. Il s’agit d’un contrôle judiciaire qui est régi par la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7. En vertu de l’alinéa 18.1(3)b) de cette Loi, je peux renvoyer l’affaire à l’office en question conformément aux instructions que j’estime appropriées.
[12] Par conséquent, je renverrai l’affaire à la SPR en émettant les instructions suivantes, à savoir que la partie de la décision dans laquelle il est déclaré que la demande n’a aucun fondement crédible soit annulée et qu’une décision modifiée à cet égard soit rendue en y inscrivant la date de la modification. Pour ce motif, la SPR n’aurait pas besoin de tenir une autre audience, et il serait possible d’interjeter appel auprès de la SAR.
[8]
Après avoir reçu les observations des parties sur la question, le juge Hughes a certifié la question suivante dans ordonnance appuyée par de brefs motifs et datée du 26 juillet 2016 (Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 875) :
La Cour fédérale a‑t‑elle compétence, sous le régime de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, pour ordonner à la Section de la protection des réfugiés de retrancher de sa décision une conclusion selon laquelle la demande d’asile est dépourvue d’un minimum de fondement, conférant ainsi un droit d’appel devant la Section d’appel des réfugiés qu’exclurait autrement l’alinéa 110(2)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?
[9]
Le 19 août 2016, la CISR a invité par écrit les parties à lui formuler leurs observations [traduction] « sur la façon dont elle devrait interpréter et appliquer l’ordonnance du juge Hughes »
. La CISR a fait observer que l’hypothèse des parties et du juge selon laquelle la conclusion « d’absence de minimum de fondement »
avait eu pour conséquence d’empêcher les demandeurs d’interjeter appel devant la SAR semblait inexacte, compte tenu de l’article 167 de la Loi no 1 sur le plan économique de 2013, LC 2013, c 33, ajoutant qu’il s’agissait d’une [traduction] « ancienne demande d’asile »
. L’article 167 prévoit ce qui suit :
|
|
|
|
[10]
L’avocat des demandeurs a répondu en proposant que la SPR modifie simplement sa décision conformément aux directives du juge Hughes et qu’elle renvoie l’affaire à un autre commissaire de la SPR pour permettre aux demandeurs d’interjeter appel de cette décision devant la SAR. Cette lettre n’abordait pas la question de l’effet de l’article 167 de la Loi no 1 sur le plan économique de 2013. L’avocat du défendeur a répondu en proposant que la SPR mette l’affaire en suspens en attendant l’issue de l’appel, compte tenu de la question certifiée. Le 15 septembre 2016, la CISR a confirmé qu’elle suspendait l’affaire en attendant l’issue de l’appel.
[11]
Le 25 avril 2017, la Cour d’appel fédérale (CAF) a entendu les observations des parties sur la question certifiée. La CAF a rejeté l’appel (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Qiu, 2017 CAF 84 [Qiu (CAF)]), au motif que la question n’aurait pas dû être certifiée.
[12]
La CAF a jugé que la SPR avait rejeté la demande d’asile des demandeurs pour les trois motifs suivants : (i) absence de crédibilité du témoignage du demandeur principal; (ii) absence d’un « minimum de fondement »
de la demande d’asile, et (iii) même si les demandes avaient été jugées crédibles, les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’un lien entre le danger auquel ils affirment être exposés et un motif prévu par la Convention.
[13]
Les passages clés suivants de l’arrêt de la CAF établissent le cadre de ma décision :
[3] À notre avis, la question déterminante que soulève le présent appel est celle de savoir si la Cour fédérale a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire de certifier la question.
[4] Il est bien établi qu’une question ne peut être certifiée que si l’affaire soulève une question grave de portée générale qui permettrait de régler un appel (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89 ), par. 11; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2009 CAF 145), [2010] 1 R.C.F. 129, par. 28).
[5] Les intimés n’ont pas contesté devant la Cour fédérale la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle ils n’avaient pas établi de lien entre le danger auquel ils seraient exposés et un motif prévu par la Convention. Dans ses motifs, la Cour fédérale ne remet pas en cause la conclusion concernant l’existence d’un lien. En fait, la Cour fédérale s’est délibérément abstenue de tirer une conclusion quant à cette question (motifs, par. 9).
[6] En l’espèce, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en certifiant une question qui ne permettait pas de régler l’appel. Quelles qu’aient pu être les conclusions en ce qui a trait à la crédibilité et à l’absence d’un minimum de fondement, il demeure que la qualité de réfugié au sens de la Convention n’aurait pu être reconnue aux intimés en raison de la conclusion, qui n’a pas été contestée, selon laquelle ceux‑ci n’ont pas établi de lien avec un motif prévu par la Convention.
[7] Selon l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que s’il est certifié que l’affaire soulève une question grave de portée générale. Par conséquent, en l’absence d’une question grave de portée générale, la condition préalable à l’existence d’un droit d’appel n’est pas remplie et l’appel devrait être rejeté pour ce motif (Varela, par. 43).
[8] Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel.
[14]
L’effet juridique de la décision de la CAF constitue une question essentielle dans la présente demande, mais avant d’examiner les arguments formulés à cet égard, il est nécessaire de terminer l’examen de l’historique procédural.
[15]
Le 28 avril 2017, à la suite du prononcé de la décision de la CAF, l’avocat du demandeur a écrit à la CISR pour l’informer que la décision venait d’être rendue et pour lui proposer les prochaines étapes. Les demandeurs soutenaient que la décision de la CAF s’articulait autour de la conclusion que le juge avait commis une erreur en certifiant une question qui ne permettait pas de trancher l’affaire. Ils faisaient valoir que la CAF n’avait pas modifié la conclusion du juge suivant laquelle l’affaire devait être renvoyée à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision. Les demandeurs reconnaissaient qu’en raison de l’article 167 de la Loi no 1 sur le plan économique de 2013, ils n’avaient plus le droit d’être entendus devant la SAR, et que les directives données par le juge Hughes à cet égard n’étaient donc [traduction] « plus pertinentes »
. Les demandeurs soutenaient essentiellement que la CISR devait ignorer la partie de l’ordonnance du juge qui n’était pas pertinente et qu’elle devait se contenter de renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision, étant donné que le juge Hughes voulait de toute évidence annuler la décision.
[16]
Le 3 mai 2017, l’avocat du défendeur a écrit à la CISR pour l’informer qu’à son avis, l’affaire était réglée et qu’aucune autre audience n’était nécessaire. La CAF avait conclu que, même si le juge Hughes avait annulé la conclusion quant à l’absence d’un minimum de fondement, il n’avait pas infirmé les autres conclusions de la SPR. La lettre mentionnait ce qui suit : [traduction] « la Cour d’appel a conclu qu’il s’ensuivait nécessairement que les autres conclusions tirées par la SPR, en particulier celles relatives au lien, demeuraient valables […] Aucune autre nouvelle décision n’est nécessaire et la décision initiale de la SPR, si l’on fait abstraction de sa conclusion d’“absence d’un minimum de fondement”, constitue désormais la décision définitive dans la présente affaire »
.
[17]
Le 5 mai 2017, l’avocat du demandeur a répondu à la lettre du défendeur en faisant valoir que les conclusions tirées par la CAF sur la question du lien étaient des remarques incidentes et qu’elles n’étaient pas donc pas contraignantes. La CAF n’avait prononcé aucune autre directive ni d’ordonnance, se contentant de simplement rejeter l’appel. Le juge Hughes avait annulé la décision de la SPR et lui avait renvoyé l’affaire. Selon le demandeur, il est de jurisprudence constante qu’il était loisible au juge Hughes de renvoyer l’affaire à la SPR pour un réexamen portant uniquement sur l’erreur commise quant à l’« absence d’un minimum de fondement »
et il n’était pas nécessaire que le juge Hughes tire d’autres conclusions.
[18]
Le 21 juin 2017, la SPR a rendu sa décision modifiée. Cette décision a été modifiée conformément à la directive donnée par le juge Hughes. Elle est identique à celle qu’avait rendue précédemment un autre commissaire le 14 octobre 2015, à cette exception près que toute mention d’« absence d’un minimum de fondement »
en avait été retranchée. Cette décision se termine par la déclaration suivante : [traduction] « La demande d’asile est par conséquent rejetée. »
[19]
Il s’agit de la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
II.
Les questions en litige et la norme de contrôle
[20]
Les parties ont présenté des arguments diamétralement opposés sur les questions en litige dans la présente affaire. Le défendeur affirme qu’il n’y a qu’une seule question en litige :
Le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique‑t‑il, de sorte qu’il empêche les demandeurs de remettre en litige leur demande d’asile ou la question du lien ?
[21]
Le demandeur soutient pour sa part qu’il y a trois questions en litige :
La SPR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en ne réexaminant pas la demande d’asile après le renvoi de l’affaire par la Cour fédérale?
La SPR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation de la crédibilité?
La SPR a‑t‑elle commis erreur susceptible de contrôle en concluant qu’il n’y avait pas de lien avec la définition du réfugié au sens de la Convention?
[22]
Avant d’aborder toute autre question, j’estime qu’il est nécessaire de trancher la question de savoir si le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique à la présente affaire. Si tel est le cas, la décision initiale de la SPR tient toujours et la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Si ce n’est pas le cas, il convient d’examiner les autres questions soulevées par le demandeur.
[23]
La question de l’autorité de la chose jugée n’a pas été abordée par la SPR et, par conséquent, il n’y a pas lieu de procéder à l’analyse relative à la norme de contrôle applicable. La question de savoir si le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique est une question de droit (David M Gottlieb Professional Corporation c Nahal, 2012 ABCA 88, au paragraphe 9; voir également Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada, 4e éd. (LexisNexis, 2015) à la page 16 [Lange]). Les autres questions soulevées par le demandeur sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).
III.
Analyse
A.
Le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique‑t‑il, de sorte qu’il empêche les demandeurs de remettre en litige, en totalité ou en partie, leur demande d’asile?
[24]
L’argument du défendeur suivant lequel la présente affaire est chose jugée est fondé sur les propositions suivantes :
- La SPR a tiré trois conclusions clés dans sa décision initiale : (i) le demandeur principal manquait de crédibilité; (ii) la demande d’asile était dépourvue d’un minimum de fondement, et (iii) les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer l’existence d’un lien entre le traitement qu’ils craignaient de subir s’ils étaient renvoyés en Chine et l’un des motifs prévus à la Convention pour se voir reconnaître le statut de réfugié;
- Les demandeurs ne sollicitent pas le contrôle judiciaire relativement aux trois motifs en question; ils axent leur contestation sur la décision initiale de la SPR portant sur la conclusion d’
« absence d’un minimum de fondement »
; - La Cour fédérale a annulé la décision concernant la conclusion d’
« absence d’un minimum de fondement »
, mais ne l’a pas annulée pour d’autres motifs; - La CAF expressément conclu que le juge avait eu tort de certifier une question qui ne permettait pas de trancher l’affaire, étant donné que la question certifiée portait uniquement sur la conclusion d’
« absence d’un minimum de fondement »
et que l’ordonnance prononcée par le juge Hughes n’annulait pas la décision à l’égard des autres conclusions; - La CAF a conclu que la question certifiée ne permettait pas de trancher l’affaire. Voici ce qu’elle a déclaré au paragraphe 6 :
« Quelles qu’aient pu être les conclusions en ce qui a trait à la crédibilité et à l’absence d’un minimum de fondement, il demeure que la qualité de réfugié au sens de la Convention n’aurait pu être reconnue aux intimés en raison de la conclusion, qui n’a pas été contestée, selon laquelle ceux‑ci n’ont pas établi de lien avec un motif prévu par la Convention »
.
[25]
Le défendeur soutient essentiellement que les demandeurs n’avaient pas contesté la décision initiale sur la question du lien et que, comme le juge Hughes n’a pas infirmé la décision sur ce point, la décision initiale par laquelle la SPR avait rejeté la demande d’asile des demandeurs tient toujours et est définitive. Cette décision est assujettie au principe de l’autorité de la chose jugée. Les demandeurs affirment que les commentaires de la CAF n’étaient formulés qu’à titre de remarques incidentes et qu’ils ne sont donc pas contraignants, de sorte que le principe de l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas en l’espèce.
[26]
Les règles de droit contemporaines sur le principe de l’autorité de la chose jugée au Canada ont été établies dans une série d’arrêts de la Cour suprême du Canada, dont les arrêts Angle c Ministre du Revenu national, [1975] 2 RCS 248 [Angle]; Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, [2001] 2 RCS 460 [Danyluk]; et Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19 [Penner].
[27]
La raison d’être du principe de l’autorité de la chose jugée a été énoncée de façon succincte par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Penner, au paragraphe 28:
La tenue d’une nouvelle instance à l’égard d’une question déjà tranchée gaspille les ressources, fait en sorte qu’il soit risqué pour les parties d’agir sur la foi du jugement obtenu à l’issue de l’instance antérieure, expose inéquitablement les parties à des frais additionnels, soulève le risque d’incohérence décisionnelle et, lorsque le premier décideur exerce une fonction qui relève du droit administratif, risque de contrecarrer l’intention du législateur qui a mis en place le régime administratif. Pour ces motifs, le droit a développé un certain nombre de doctrines visant à limiter la tenue de nouvelles instances.
[28]
Le principe qui nous intéresse en l’espèce est celui de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le critère applicable est résumé dans l’arrêt Penner :
[92] Le juge Dickson a énoncé dans Angle c. Ministre du Revenu National, [1975] 2 R.C.S. 248, les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée : (1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non‑recevoir soit finale; (3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soit les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non‑recevoir est soulevée (p. 254).
[93] Toutefois, comme la Cour l’a reconnu dans Danyluk, les tribunaux conservent un pouvoir discrétionnaire résiduel d’appliquer ou non la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans un cas individuel. Par conséquent, dans l’affaire mentionnée précédemment, la Cour a énoncé le test suivant à deux volets quant à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :
Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant […] a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée . . . [En italiques dans l’original; références omises; par. 33.]
[29]
Le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique aux instances introduites devant les tribunaux administratifs comme la SPR aussi bien qu’aux tribunaux judiciaires (Penner). Ce principe a été appliqué dans une panoplie de situations dans des affaires portant sur des questions d’immigration et de réfugiés (voir, par exemple : Canada (Emploi et Immigration) c Chung, [1993] 2 CF 42 (CAF) [Chung]; Shaju c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1995), 97 FTR 313, [1995] ACF no 972 (QL) (CF 1re inst.); Raman c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1995), 100 FTR 67, [1995] ACF no 1125 (QL) (CF 1re inst.); Yamani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CAF 482 [Yamani]; F. Nouri, « Application of the Res Judicata Doctrine in Canadian Refugee Cases » (2000) 8 Imm LR (3d) 178).
[31]
Le défendeur soutient que la décision de la SPR devrait être considérée comme définitive, car le demandeur n’a pas contesté la conclusion relative au lien dans sa première demande de contrôle judiciaire et que l’ordonnance du juge Hughes n’a pas expressément infirmé cette conclusion. De plus, la CAF a expressément conclu que la question n’aurait pas dû être certifiée, puisqu’elle ne tranchait pas définitivement l’appel, étant donné que le motif relatif au lien n’était pas contesté; par conséquent, cette conclusion constituait un motif distinct pour refuser d’accorder le statut de réfugié. Pour ces motifs, le défendeur affirme que la décision de la SPR devrait être considérée comme définitive et que la SPR a commis une erreur en rendant une nouvelle décision modifiée pour tenir compte de la décision du juge Hughes.
[32]
Les demandeurs soutiennent que les commentaires de la CAF n’étaient que des remarques incidentes et qu’en tout état de cause, ils ont été formulés par erreur, étant donné que la conclusion relative au lien a été contestée devant le juge Hughes dans le cadre de la première demande de contrôle judiciaire. Le juge Hughes avait nettement l’intention d’annuler la première décision de la SPR et de la lui renvoyer pour qu’elle puisse être réexaminée en appel devant la SAR. Le fait que les demandeurs ne pouvaient effectivement interjeter appel devant la SAR ne devrait pas compromettre ou contrecarrer l’intention du juge Hughes, qui souhaitait faire réexaminer la question de la preuve documentaire présentée à l’appui de la demande d’asile. Le juge Hughes n’a pas expressément statué sur la question du lien, parce qu’il voulait laisser la SAR se prononcer sur le sujet. Les demandeurs soutiennent que le juge Hughes avait nettement l’intention de leur permettre de faire réexaminer la décision initiale de la SPR. Le principe de l’autorité de la chose jugée ne devrait pas être invoqué pour les empêcher d’exercer ce droit dans les circonstances de la présente affaire.
[33]
Il s’agit d’une affaire inusitée et on a fait observer que le principe de l’autorité de la chose jugée est souvent plus facile à énoncer qu’à appliquer (voir Lange, à la page 4). J’examinerai d’abord certains principes directeurs fondamentaux pour ensuite me pencher sur les conséquences juridiques particulières des décisions du juge Hughes et de la CAF en l’espèce.
[34]
Le principe de l’autorité de la chose jugée est un ensemble de règles jurisprudentielles qui repose sur deux grands principes :
[TRADUCTION]
Le principe de l’autorité de la chose jugée est une pierre angulaire du système juridique au Canada. De tout temps, le principe repose sur deux considérations stratégiques. D’une part, sur le plan de l’ordre public, il est dans l’intérêt du public qu’un litige connaisse une fin et, d’autre part, sur le plan des droits individuels, personne ne devrait être poursuivi une seconde fois au regard d’une même affaire.
[Lange, à la page 14]
[35]
On constate un parallèle entre, d’une part, l’importance accordée au caractère définitif des décisions et le souci de bien utiliser les ressources judiciaires limitées et, d’autre part, les dispositions de la LIPR qui obligent le demandeur à obtenir une autorisation avant de pouvoir présenter une demande de contrôle judiciaire (paragraphe 72(1)) et qui limitent le droit d’appel du demandeur devant la Cour d’appel fédérale aux affaires dans lesquelles le juge de première instance a certifié une question grave de portée générale (alinéa 74d)). Il s’agit de « [d]eux dispositions de “contrôle” […] Compte tenu du fait que la loi prévoit un sursis automatique dès que l’accès aux tribunaux est autorisé, ces dispositions visent à faire en sorte que les demandes sans fondement sont jugées en temps utile »
(Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145, au paragraphe 27 [Varela]). L’obligation de certifier une question « s’inscrit dans un cadre plus vaste conçu pour faire en sorte que le droit du demandeur d’asile de réclamer l’intervention des tribunaux ne soit pas invoqué à la légère et que cette intervention, lorsqu’elle est justifiée, ait lieu en temps opportun »
(Varela, au paragraphe 23).
[36]
En l’espèce, deux éléments du principe de l’autorité de la chose jugée revêtent une importance particulière : (i) la même question a‑t‑elle déjà été tranchée (en l’occurrence, la question du lien)? (ii) la décision était‑elle définitive?
[37]
En ce qui concerne le premier élément, en l’espèce, les causes d’action sont créées par la loi (Yamani, au paragraphe 12). Dans l’arrêt Danyluk, le juge Ian Binnie a fait observer ce qui suit : « [t]raditionnellement, on définit la cause d’action comme étant tous les faits que le demandeur doit prouver, s’ils sont contestés, pour étayer son droit d’obtenir jugement de la cour en sa faveur […] »
(au paragraphe 54). Le juge poursuit en expliquant ce qui suit : « [e]n d’autres termes, la préclusion vise les questions de fait, les questions de droit ainsi que les questions mixtes de fait et de droit qui sont nécessairement liées à la résolution de cette “question” dans l’instance antérieure »
.
[38]
La question de savoir si le demandeur d’asile a établi un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention est d’une importance fondamentale pour pouvoir rendre une décision quant à la demande d’asile. Or, la SPR a formulé une conclusion sur cette question fondamentale dans sa décision initiale. La question se poserait nécessairement de nouveau lors de la deuxième audience devant la SPR. Il ne fait aucun doute que la même question a déjà été tranchée par la SPR.
[39]
En ce qui concerne le second élément, le principe de l’autorité de la chose jugée ne s’applique que si la décision initiale est « définitive »
. Voici comment Lange définit le concept de décision définitive, aux pages 92 et 93 de son ouvrage :
[traduction]
La décision du juge devient définitive une fois qu’il est dessaisi de l’affaire. Pour l’application de l’irrecevabilité résultat de l’identité des questions en litige, une décision définitive s’entend de celle qui tranche de façon concluante la question en litige entre les parties. Dans le jugement Apotex Inc. c Canada [(Procureur général), [1997] 1 CF 518 (CF 1re inst.)] le juge MacKay a défini le terme « final » pour l’application du principe de préclusion pour question déjà tranchée. Il déclare :
[…] Il s’agissait d’une ordonnance finale au sens où elle ne pouvait être modifiée qu’à l’issue d’un appel, et la Cour d’appel a refusé de la modifier. Ce n’était pas une ordonnance que la Cour pourrait modifier directement ou qu’elle pourrait altérer indirectement en rendant une ordonnance contraire dans des circonstances similaires.
Pour l’application du principe de préclusion pour question déjà tranchée, une décision est considérée comme finale ou définitive lorsque l’organe juridictionnel qui l’a rendue n’a plus compétence pour réexaminer la question ou pour modifier ou annuler la conclusion.
[40]
Il a été jugé qu’une décision qui est devenue « définitive »
sur des points de procédure, comme le non‑respect du délai imparti pour déposer un document, plutôt que pour des motifs de fond, n’empêche pas nécessairement l’introduction d’une nouvelle instance sur la même question (Chung, à la page 58). De même si la question n’a pas été directement examinée par le tribunal saisi de la question initiale, elle ne sera pas considérée comme chose jugée (Angle, à la page 257).
[41]
La question qui m’est soumise est donc celle de savoir si la décision initiale rendue par la SPR sur la question du lien doit être considéré comme « définitive »
, puisqu’elle n’a pas été annulée par le juge Hughes, ni annulée par la CAF. La réponse à cette question dépend de l’effet juridique de l’arrêt de la CAF et de celui de la décision du juge Hughes.
[42]
La jurisprudence de la CAF est constante : lorsqu’une question n’a pas été certifiée en bonne et due forme conformément aux critères définis par la jurisprudence, la condition préalable à l’existence d’un droit d’appel n’est pas remplie et l’appel doit être rejeté pour ce motif (Varela, au paragraphe 43). Dans un arrêt plus récent, la CAF a déclaré que « la question certifiée n’est pas suffisante pour donner à la Cour compétence pour instruire l’appel, qui doit donc être rejeté »
(Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au paragraphe 53).
[43]
En l’espèce, la CAF a rejeté l’appel, parce qu’elle estimait que la question n’avait pas été certifiée en bonne et due forme. Le passage clé à cet égard est le suivant : « l’affaire doit soulever une question grave de portée générale, à défaut de quoi la condition préalable à l’existence d’un droit d’appel n’est pas remplie et l’appel doit être rejeté (Varela, au paragraphe 43) »
(Qiu (CAF), au paragraphe 7).
[44]
La CAF a conclu que la question n’avait pas été régulièrement certifiée parce qu’à son avis, elle ne permettait pas de trancher l’appel. La CAF a déclaré expressément : « […] la qualité de réfugié au sens de la Convention n’aurait pu être reconnue aux [demandeurs] en raison de la conclusion, qui n’a pas été contestée, selon laquelle ceux‑ci n’ont pas établi de lien avec un motif prévu par la Convention »
(Qiu (CAF), au paragraphe 6. [Non souligné dans l’original.]
[45]
Les demandeurs soutiennent qu’il ne s’agissait que d’une remarque incidente qui ne devrait pas avoir pour effet juridique d’empêcher la SPR de réexaminer la demande d’asile, compte tenu de l’intention claire du juge Hughes d’annuler la décision. À cet égard, il convient de rappeler les propos suivants tenus par le juge Binnie dans l’arrêt R c Henry, 2005 CSC 76, au paragraphe 57 :
[…] Les remarques incidentes n’ont pas et ne sont pas censées avoir toutes la même importance. Leur poids diminue lorsqu’elles s’éloignent de la stricte ratio decidendi pour s’inscrire dans un cadre d’analyse plus large dont le but est manifestement de fournir des balises et qui devrait être accepté comme faisant autorité. Au‑delà, il s’agira de commentaires, d’exemples ou d’exposés qui se veulent utiles et peuvent être jugés convaincants, mais qui ne sont certainement pas « contraignants » […] L’objectif est de contribuer à la certitude du droit, non de freiner son évolution et sa créativité […]
[46]
Il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si les commentaires de la CAF doivent effectivement être considérées comme étant des remarques incidentes. Je conclus que la décision de la CAF sur la question certifiée repose entièrement sur sa conclusion selon laquelle la question du lien n’avait pas été contestée par les demandeurs et que, par conséquent, la décision initiale de la SPR sur cette question n’avait pas été annulée par le juge Hughes. C’est la seule interprétation possible de l’arrêt de la CAF et, à tout le moins, cette conclusion était manifestement destinée à « fournir des balises »
et « devrait être acceptée comme faisant autorité »
(voir, en revanche, la discussion que l’on trouve dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48).
[47]
Les demandeurs affirment également que la CAF a commis une erreur en concluant qu’ils n’avaient pas contesté la conclusion relative au lien formulé dans la décision initiale de la SPR. Je rejette cet argument. La demande de contrôle judiciaire de la décision initiale de la SPR présentée par les demandeurs était presque exclusivement axée sur la conclusion d’« absence d’un minimum de fondement »
. Bien que l’exposé des faits mentionne la conclusion relative au lien, celle‑ci ne figure pas dans la liste des questions en litige et aucune observation n’a été présentée relativement à cette question (contrairement à la demande et aux pièces versées au dossier dans la présente affaire). La CAF ne s’est pas trompée lorsqu’elle a conclu que la conclusion relative au lien n’était pas contestée.
[48]
De plus, le juge Hughes a déclaré explicitement qu’il refusait de modifier les autres conclusions de la SPR : « C’est donc consciemment que je ne fais aucun jugement sur les conclusions différentes auxquelles en est arrivée la SPR, en vertu desquelles les demandeurs n’ont ni qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni qualité de personnes à protéger et ont vu leurs demandes rejetées. Je souhaite que la question demeure ouverte et qu’il incombe à la SAR de la trancher »
(Qiu (CF), au paragraphe 9).
[49]
Le dispositif de la décision est l’ordonnance rendue par le juge. Dans le cas qui nous occupe, l’ordonnance porte le titre de « jugement »
et est ainsi libellée :
1. La partie de la décision de la Section de la protection des réfugiés visée par le contrôle dans laquelle il est déterminé que les revendications des demandeurs n’ont pas de fondement crédible est annulée;
2. L’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés avec l’instruction de rendre une décision modifiée, en date où cette décision sera rendue, dans laquelle la conclusion d’absence de fondement crédible est retirée […]
[50]
D’après le sens ordinaire des termes employés par le juge Hughes dans son jugement, ce dernier n’annulait pas la décision dans son intégralité et ne renvoyait pas l’affaire à la SPR pour réexamen. Au contraire, le seul aspect de la décision de la SPR qu’il annulait est la conclusion d’« absence de minimum de fondement »
. Il explique dans sa décision la raison pour laquelle il a agi ainsi : il avait l’intention de permettre aux demandeurs de continuer à faire valoir leur cause au moyen d’un appel devant la SAR. Cette décision s’explique par un malentendu des parties quant aux règles de droit applicables aux faits de l’affaire. Cette intention – et le malentendu en question – ne change toutefois rien à l’effet juridique du jugement rendu par le juge Hughes.
[51]
Je conclus donc que la conclusion relative au lien avec un motif prévu à la Convention que l’on trouve dans la décision initiale de la SPR constitue une décision définitive assujettie au principe de l’autorité de la chose jugée, en ce sens que toutes les conditions préalables à l’application de ce principe sont réunies en l’espèce. La seule question qu’il nous reste à trancher à cet égard est celle de l’opportunité d’exercer ou non le pouvoir discrétionnaire résiduel de ne pas appliquer ce principe en l’espèce.
[52]
Dans l’arrêt Danyluk, le juge Binnie a souligné que le principe de l’autorité de la chose jugée ne devait pas être appliqué machinalement. L’analyse comportait deux volets. Il s’agit : i) de déterminer si le requérant a établi l’existence des conditions d’application du principe et, dans l’affirmative (ii) « la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée […] »
(au paragraphe 33, en italiques dans l’original). Dans les cas où le principe s’applique en raison de l’existence d’une décision judiciaire antérieure, « ce pouvoir discrétionnaire est très limité dans son application »
(au paragraphe 62, citant l’arrêt GM (Canada) c Naken, [1983] 1 RCS 72). Le juge Binnie fait observer, au paragraphe 67, que « [l]’objectif est de faire en sorte que l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée favorise l’administration ordonnée de la justice, mais pas au prix d’une injustice concrète dans une affaire donnée »
. Dans cette affaire, le juge Binnie a conclu que l’application du principe entraînerait une injustice, parce que la partie dont la demande serait irrecevable n’avait pas été avisée de l’existence de l’instance précédente et n’avait pas eu la possibilité d’y répondre.
[53]
Dans l’arrêt récent Penner, les juges majoritaires de la Cour suprême ont mis l’accent sur des considérations d’équité :
[39] De manière générale, les facteurs relevés dans la jurisprudence montrent que l’iniquité peut se manifester de deux façons principales qui se chevauchent et ne s’excluent pas l’une l’autre. Premièrement, l’iniquité de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut résulter de l’iniquité de l’instance antérieure. Deuxièmement, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure.
[54]
La juge Louise Arbour a abordé les considérations d’équité dans l’arrêt Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 [Toronto] :
53 Les facteurs discrétionnaires qui visent à empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne produise des effets injustes, jouent également en matière d’abus de procédure pour éviter de pareils résultats indésirables. Il existe de nombreuses circonstances où l’interdiction de la remise en cause, qu’elle découle de l’autorité de la chose jugée ou de la doctrine de l’abus de procédure, serait source d’iniquité. Par exemple, lorsque les enjeux de l’instance initiale ne sont pas assez importants pour susciter une réaction vigoureuse et complète alors que ceux de l’instance subséquente sont considérables, l’équité commande de conclure que l’autorisation de poursuivre la deuxième instance servirait davantage l’administration de la justice que le maintien à tout prix du principe de l’irrévocabilité. Une incitation insuffisante à opposer une défense, la découverte de nouveaux éléments de preuve dans des circonstances appropriées, ou la présence d’irrégularités dans le processus initial, tous ces facteurs peuvent l’emporter sur l’intérêt qu’il y a à maintenir l’irrévocabilité de la décision initiale (Danyluk, précité, par. 51; Franco, précité, par. 55).
[55]
Lorsque j’exerce ce pouvoir discrétionnaire, je dois me poser d’abord et avant tout la question suivante : « existe‑t‑il, en l’espèce, une circonstance qui ferait en sorte que l’application normale de la doctrine créerait une injustice? »
(Danyluk, au paragraphe 63, citant l’arrêt Schweneke c Ontario (2000), 47 OR (3d) 97 (CA)).
[56]
Dans les affaires Danyluk, Penner et Toronto, la Cour suprême traitait de situations dans lesquelles l’instance antérieure s’était déroulée devant un tribunal administratif et où la demande visait à empêcher que la question soit plaidée de nouveau dans le cadre d’une instance judiciaire. La situation est quelque peu différente dans le cas qui nous occupe. En l’espèce, la décision initiale a été rendue par la SPR. Elle a fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans un cadre étroitement circonscrit et elle a été infirmée pour des motifs précis. La CAF a statué que le juge Hughes n’avait pas contesté ou infirmé la conclusion relative au lien formulée dans la décision initiale.
[57]
Le défendeur affirme que cette conclusion est maintenant chose jugée et il cherche à empêcher qu’elle soit examinée sur le fond dans le cadre de la demande contrôle judiciaire visant la seconde décision de la SPR. Les demandeurs soutiennent qu’il serait injuste envers eux qu’on applique le principe de l’autorité de la chose jugée, étant donné que le juge Hughes a manifestement conclu que la décision initiale comportait des lacunes.
[58]
L’argument des demandeurs suivant lequel l’application du principe leur causera une injustice est fondé sur les propositions suivantes : (i) le juge Hughes avait l’intention d’infirmer la décision initiale de de la SPR; (ii) il ne l’a pas fait parce qu’il croyait – tout comme les parties – qu’en infirmant seulement la conclusion d’« absence de minimum de fondement »
, l’affaire pouvait être renvoyée à la SPR et que les demandeurs pourraient ainsi se pourvoir en appel devant la SAR, et (iii) le juge Hughes a expressément déclaré qu’il ne se prononçait pas sur les autres questions précisément parce qu’il voulait laisser à la SAR le soin de les trancher. Le fait que le juge Hughes a limité sa décision en raison d’un malentendu commun quant aux droits d’appel devant la SAR ne devrait pas être retenu contre les demandeurs.
[59]
Bien que je puisse comprendre que les demandeurs pourraient avoir du mal à accepter que leur demande d’asile soit maintenant irrecevable par application du principe de l’autorité de la chose jugée, je ne suis pas convaincu que la présente affaire fait partie des circonstances exceptionnelles dans lesquelles des considérations de justice militent en faveur du refus d’appliquer le principe. Les demandeurs ont eu droit à une audience complète et équitable devant la SPR; ils n’ont pas remis en question le caractère équitable de l’audience initiale. Les demandeurs ont pleinement participé à ce processus et ils étaient représentés par un conseil devant la SPR. Les demandeurs ont présenté leur cause et la question de savoir s’ils avaient établi l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention a été clairement soulevée et clairement tranchée dans la décision initiale de la SPR. Ils ont présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision et ils étaient représentés par un avocat lors de cette instance.
[60]
Pour des raisons que l’on peut peut‑être comprendre à la lumière de l’historique procédural qui a été exposé, leur avocat n’a pas contesté la conclusion tirée au sujet du lien dans le cadre de la demande contrôle judiciaire, se concentrant plutôt sur la conclusion d’« absence de minimum de fondement »
de la décision. La CAF a jugé que cette conclusion l’empêchait d’examiner toute question à certifier, parce qu’elle était définitive et permettait de trancher la demande d’asile.
[61]
La principale difficulté que pose l’argument des demandeurs sur ce point est le fait qu’ils n’ont pas contesté la conclusion relative au lien dans leur demande de contrôle judiciaire de la décision initiale de la SPR. Le juge Hughes ne s’est pas penché sur cette question, en partie parce qu’elle ne lui avait pas été soumise.
[62]
Il a été jugé que le principe de l’autorité de la chose jugée s’appliquait aux questions de fait ou aux questions de droit qui ont été soulevées en première instance ou qui auraient pu l’être (Grandview c Doering, [1976] 2 RCS 621; Bernier c Bernier (1989), 70 OR (2d) 372 (CA); Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 467, au paragraphe 24; Apotex Inc v Merck & Co, 2002 CAF 210, au paragraphe 28; Lubrizol Corp c Imperial Oil Ltd, [1996] 3 CF 40 (CA), au paragraphe 16).
[63]
En l’espèce, la question du lien n’a pas été soulevée en tant que motif distinct de contrôle judiciaire pour contester la décision initiale, et le juge Hughes n’a pas infirmé cette décision en raison de cette question. La CAF a conclu que le dossier était clos; la conclusion initiale rejetant la demande d’asile des demandeurs était, en ce sens, définitive.
[64]
La présente situation ne relève pas de la catégorie exceptionnelle de circonstances spéciales qui justifient l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer le principe de l’autorité de la chose jugée (voir Lange, à la page 230).
IV.
Conclusion
[65]
Pour ces motifs, la demande contrôle judiciaire est rejetée. Bien que la seconde décision de la SPR aurait dû prendre une forme différente, cela n’a pas véritablement eu de conséquence. La demande d’asile des demandeurs a été rejetée par la SPR dans sa décision la plus récente. Cette décision est maintenant définitive et exécutoire.
[66]
Compte tenu de ma conclusion sur la question du principe de l’autorité de la chose jugée, il n’est ni nécessaire ni approprié d’examiner les autres questions soulevées par les demandeurs.
[67]
Aucune question grave de portée générale n’a été soulevée par les parties et, compte tenu des circonstances plutôt inusitées de l’espèce, je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans l’affaire IMM‑3262‑17
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 10e jour de juillet 2019
Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑3262‑17
|
INTITULÉ :
|
BINGHONG QIU, GUILAN ZHU et ZHIHENG QIU c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 11 OCTOBRE 2018
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE PENTNEY
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 29 MARS 2019
|
COMPARUTIONS :
Phillip J.L. Trotter
|
POUR LES demandeurS
|
Christopher Crighton
|
POUR Le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Phillip J.L. Trotter
Avocat
Toronto (Ontario)
|
POUR LES demandeurS
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR Le défendeur
|