Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190710


Dossier : IMM-5672-18

Référence : 2019 CF 910

[traduction française certifiée, non révisée]

Edmonton (Alberta), le 10 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

IVY KAGERE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision en date du 16 octobre 2018 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui a refusé sa demande d’asile. La SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’était ni un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 ni une personne à protéger selon le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

I.  Contexte factuel

[2]  La demanderesse affirme qu’elle est une citoyenne de l’Ouganda. Elle est entrée au Canada au début du mois d’octobre 2016 après avoir présenté une demande de visa dans laquelle elle alléguait être la femme de James Mansa et la mère d’Ajuna Rhonah. Elle a présenté une demande d’asile au Canada le 25 octobre 2016 dans laquelle elle disait craindre d’être persécutée en Ouganda en raison de son orientation sexuelle en tant que lesbienne.

[3]  La SPR a entendu la demande de la demanderesse le 19 octobre 2017. À l’audience, la demanderesse a déclaré qu’elle n’était pas mariée à M. Mansa, qu’elle n’était pas la mère d’Ajuna Rhonah et qu’elle ne l’avait même jamais rencontrée. Elle a affirmé que cette relation avait été inventée de toutes pièces afin qu’elle puisse obtenir un visa de résident temporaire et quitter l’Ouganda.

[4]  Au dire de la demanderesse, elle savait qu’elle était homosexuelle depuis le secondaire. En 2007, elle a entamé une relation de longue durée avec une certaine Angelina, une collègue de la banque où elle travaillait. Elle prétend qu’en 2009, elle a été contrainte d’amorcer une relation de fait avec un homme pour cacher son identité sexuelle. En 2011, sa relation avec Angelina a été dévoilée au mari de cette dernière, qui l’a signalée à la banque. La demanderesse a été suspendue pendant deux semaines par son employeur, puis elle a été transférée ailleurs. La relation s’est tout de même poursuivie. En mai 2015, le conjoint de fait de la demanderesse a découvert qu’elle était lesbienne; il l’a quittée et a emmené leurs enfants avec lui. En avril 2016, la demanderesse a été prévenue que le mari d’Angelina complotait en vue de la faire tuer. La demanderesse a donc décidé de quitter le pays.

[5]  La demanderesse a affirmé que M. Mansa était un client de la banque où elle travaillait et qu’il l’avait aidée à quitter le pays. En août 2016, M. Mansa a rempli la demande de visa pour elle et en a acquitté les frais. Dans la demande, M. Mansa a indiqué que la demanderesse souhaitait accompagner sa fille Ajuna Rhonah, qui avait présenté une demande de permis d’études au Canada. Il a aussi déclaré qu’il était le mari de la demanderesse. Cette dernière a expliqué qu’elle cherchait désespérément à échapper au risque de persécution et de préjudice grave auquel elle était exposée dans son pays et qu’elle avait consenti à cette fausse déclaration.

[6]  La SPR a permis au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] de présenter en preuve certains documents interceptés par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] qui se rapportaient à la demande d’asile d’une autre personne venant de l’Ouganda qui s’était idifiée comme étant Ajuna Rhonah. Les documents, dont des copies ont été fournies à la demanderesse avant l’audience, comprenaient le formulaire Fondement de la demande d’asile de Mme Rhonah [le FDA], une enveloppe FedEx envoyée par « Ivy Kagere » en Ouganda à « Ajuna Rhonah » au Canada, du papier à en-tête vierge portant le sceau de la police ougandaise et des autorités locales ainsi qu’une carte d’identité nationale de l’Ouganda établie au nom de « Ivy Kagere ». La photo apparaissant sur la carte d’identité ne correspondait pas au visage de la demanderesse et la date de naissance était toute autre.

[7]  Dans sa demande de permis d’études datée du 19 mai 2016, Mme Rhonah a déclaré qu’Ivy Kagere était sa mère. Dans son formulaire FDA, elle a indiqué qu’elle craignait d’être persécutée en raison de son identité sexuelle et qu’Ivy Kagere était une tante qui l’avait aidée à quitter l’Ouganda.

[8]  La SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi son identité et a rejeté sa demande, le 19 octobre 2017. Elle a conclu que le témoignage de la demanderesse n’était pas cohérent quant aux raisons qui l’avaient poussée à quitter l’Ouganda, notamment qu’on ne savait pas pourquoi le mari de sa petite amie aurait comploté en vue de la faire tuer cinq ans après avoir découvert leur relation. La SPR a aussi conclu qu’il y avait dans la preuve des divergences non résolues au sujet de son identité et de sa relation avec une autre demanderesse d’asile, soit Mme Rhonah, qui avait aussi présenté une demande d’asile au Canada sur le fondement de son orientation sexuelle. Tout en admettant qu’il puisse être plausible que la demanderesse et Mme Rhonah aient retenu les services du même agent pour les aider à quitter l’Ouganda et que cet agent ait utilisé différents noms, ou qu’il puisse y avoir d’autres personnes nommées « Ivy Kagere » en Ouganda, la SPR a conclu qu’il est peu probable que ces deux personnes soient liées par des demandes d’asile n’ayant aucun lien entre elles. La demanderesse ne pouvait pas expliquer ces divergences. La SPR avait aussi des doutes quant à l’authenticité du passeport de la demanderesse, qui avait été demandé dans des circonstances suspectes. La SPR a conclu que, dans l’ensemble, la preuve ne suffisait pas à établir que la demanderesse était celle qu’elle prétendait être.

[9]  La SAR a examiné la décision de la SPR selon la norme de la décision correcte et s’est livrée à une analyse indépendante de la preuve relative à la crédibilité de la demanderesse en ce qui concerne son identité. La SAR a confirmé que, selon l’article 106 de la LIPR, c’est au demandeur d’asile qu’il incombe d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est celui qu’il prétend être. La SAR a fait remarquer que, durant son témoignage, la demanderesse n’avait pas répondu clairement et directement aux questions concernant les circonstances de son départ et la raison pour laquelle le mari de sa petite amie aurait comploté en vue de la faire tuer seulement en 2016.

[10]  De plus, la SAR a conclu que l’absence d’éléments de preuve fiables et dignes de foi, combinée au manque d’explications raisonnables et aux divergences non résolues entre le formulaire FDA de la demanderesse et son témoignage, minait l’allégation selon laquelle la demanderesse avait dû quitter l’Ouganda de façon urgente et qu’elle avait dû faire appel à un agent. La SAR a ajouté que les préoccupations de la SPR quant à l’authenticité du passeport de la demanderesse étaient raisonnables étant donné que cette dernière n’a présenté aucun certificat de naissance ni aucune autre carte d’identité avec photo pour établir son identité au moment où elle a fait sa demande de passeport et que l’ASFC a saisi la carte d’identité d’une autre personne portant le même nom. Par ailleurs, la SAR a convenu que la SPR avait eu raison de souligner qu’il n’est pas rare que des passeports ou autres documents soient obtenus frauduleusement en Ouganda. La demanderesse n’a fourni aucune autre pièce d’identité avec photo pour établir son identité en tant qu’Ougandaise. La SAR a conclu que le passeport et les documents scolaires étaient contradictoires et qu’ils ne permettaient pas d’établir l’identité de la demanderesse. La SAR a donc rejeté l’appel.

II.  La décision de la SAR était-elle raisonnable?

A.  Norme de contrôle

[11]  Les conclusions de fait de la SAR et l’appréciation qu’elle a faite de la preuve relative à la crédibilité de la demanderesse commandent l’application de la norme de la décision raisonnable (Denis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 1182, au paragraphe 5). Les questions touchant à l’identité d’un demandeur relèvent du domaine d’expertise de la SAR et la Cour devrait faire preuve d’une grande retenue à l’égard de celle‑ci. La Cour n’interviendra que si la décision faisant l’objet du contrôle est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

B.  Analyse

(1)  Divergences apparentes dans le témoignage de la demanderesse

[12]  La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que son témoignage présentait des divergences quant à la raison pour laquelle le mari d’Angelina aurait comploté en vue de la faire tuer cinq ans après avoir découvert la relation. Elle affirme que son explication était suffisamment claire, rationnelle et vraisemblable étant donné qu’elle croyait qu’Angelina et elle avaient été discrètes au sujet de leur relation amoureuse. La demanderesse soutient en outre que la SAR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable sur la crédibilité du fait qu’Angelina n’avait pas corroboré l’allégation voulant que son mari complotait en vue de la faire tuer et en concluant qu’il aurait été « facile » pour la demanderesse de fournir une telle preuve, tout en soulignant que la demanderesse était sans nouvelles d’Angelina. La demanderesse soutient qu’elle aurait difficilement pu obtenir le témoignage d’une personne avec qui elle n’entretenait plus de relation.

[13]  Je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation qu’a faite la SAR du témoignage de la demanderesse. Une lecture de la transcription permet de constater que la demanderesse s’est montrée vague lorsqu’elle a expliqué pourquoi le mari d’Angelina avait comploté en vue de la faire tuer cinq ans après avoir découvert la relation. Ce n’est qu’au moment où le commissaire a placé la demanderesse devant ses explications contradictoires que cette dernière a tenté de donner plus de détails. Il était loisible à la SAR de conclure que la demanderesse n’avait pas expliqué les divergences relevées dans son témoignage.

[14]  En outre, il était raisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse aurait facilement pu fournir des éléments de preuve corroborants de la part d’Angelina au moment où elle a présenté sa demande d’asile puisqu’elle avait déjà présenté des lettres rédigées par Angelina en 2016 à l’appui de sa demande.

(2)  Le défaut de la demanderesse d’établir son identité

[15]  La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable pour la SAR de déroger au principe bien établi selon lequel le fait qu’un demandeur d’asile fournisse de faux renseignements aux autorités de l’immigration et qu’il soit muni de faux documents de voyage pour éviter d’être persécuté « a une valeur très limitée au plan de la détermination de la crédibilité générale » (Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587, au paragraphe 18). La demanderesse affirme que la SAR a commis une erreur en lui reprochant les fausses déclarations de sa demande de visa et en utilisant ces déclarations pour miner sa crédibilité.

[16]  La demanderesse ajoute que la SAR a commis une erreur en s’attendant à ce qu’elle explique pourquoi son nom figurait dans la demande de visa d’une autre personne étant donné qu’elle ne pouvait pas expliquer ce dont elle n’était pas au courant ou ce sur quoi elle n’avait aucun contrôle. Elle soutient que Mme Rhonah était une parfaite étrangère et que c’était M. Mansa qui avait inscrit ces renseignements dans sa demande de visa.

[17]  Toutefois, il ne s’agit pas d’une affaire où la SAR n’a accordé aucun poids au témoignage de la demanderesse ou a écarté ses explications sans motif raisonnable. En fait, la SAR a pris en considération l’explication de la demanderesse qui a dit qu’elle ne connaissait pas Mme Rhonah et qu’un passeur avait préparé sa demande de visa. La SAR a examiné cette explication en tenant compte des renseignements contenus dans les documents saisis par l’ASFC, du degré de scolarité élevé de la demanderesse et des divergences relevées dans son témoignage à propos de certains éléments fondamentaux de sa demande. Compte tenu des dates auxquelles les demandes de visa de la demanderesse et de Mme Rhonah ont été déposées et du contenu de ces demandes, la SAR était en droit de se demander de quelle façon les deux demanderesses étaient liées et pourquoi chacune avait identifié l’autre comme un membre de la famille alors qu’elles ne se connaissent pas. Il convient de souligner qu’Ivy Kagere est présentée comme la mère de Mme Rhonah dans la demande de permis d’études que Mme Rhonah a présentée près de trois mois avant la date à laquelle la demanderesse prétend avoir rencontré M. Mansa pour la première fois (pièce 6.2 du dossier certifié du Tribunal, à la page 340). Plusieurs éléments de preuve remettent en question l’identité de la demanderesse. Cette dernière demande simplement à la Cour de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve et de substituer son interprétation à celle de la SAR.

(3)  Le passeport de la demanderesse

[18]  La demanderesse affirme que la SAR s’est livrée à des conjectures erronées et non fondées quant à l’authenticité de son passeport, simplement parce que son second prénom, Doreen, apparaissait sur ses documents scolaires, mais pas sur son passeport. La demanderesse a expliqué que ses professeurs préféraient l’appeler Doreen puisque son prénom, Ivy, était plus difficile à prononcer. Après sa graduation, elle a laissé tomber son second prénom et a décidé d’utiliser seulement le prénom Ivy. La demanderesse soutient que la SAR n’a pas dit en quoi l’explication de la demanderesse n’était pas satisfaisante. Ce n’est pas une interprétation juste des conclusions de la SAR.

[19]  La SAR n’avait pas des doutes quant à l’authenticité du passeport de la demanderesse seulement parce que le second prénom Doreen n’y figure pas. À l’audience tenue devant la SPR, la demanderesse a affirmé que, pour obtenir son passeport, elle avait remis à une femme nommée Susan Mirembe — qui a rempli son formulaire de passeport — deux photos format passeport, des lettres du président du conseil local et une copie de son certificat d’études. Interrogée sur la façon dont elle avait trouvé cette personne, la demanderesse a répondu après un [traduction] « long silence embarassant » qu’elle lui avait été recommandée par sa petite amie. La SAR a conclu que l’explication de la demanderesse, qui n’avait pas eu à présenter de pièce d’identité avec photo ou de certificat de naissance pour obtenir son passeport, était tout à fait inhabituelle. La SAR s’est également demandé pourquoi la demanderesse, qui détient un diplôme universitaire de premier cycle et qui a travaillé dans une banque pendant de nombreuses années, aurait besoin d’aide pour remplir une demande de passeport.

[20]  Vu les circonstances dans lesquelles la demanderesse a obtenu son passeport, la façon dont son nom était lié à la demande de Mme Rhonah, le fait que l’ASFC ait trouvé une carte d’identité établie à son nom dont la photo ne correspondait pas à son visage et indiquait une autre date de naissance, et la preuve générale sur la facilité avec laquelle on peut frauduleusement se procurer des pièces d’identité en Ouganda, il y avait des raisons valables de douter de l’authenticité du passeport de la demanderesse et, par conséquent, de son identité.

III.  Conclusion

[21]  Je ne trouve aucune erreur dans l’analyse de la preuve qu’a faite la SAR ou dans ses conclusions relatives à la crédibilité. Au vu de la preuve, il était raisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables pour établir son identité. La conclusion selon laquelle la demanderesse n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger appartient aux issues possibles acceptables.

[22]  Les parties n’ont soulevé aucune question aux fins de certification et aucune n’est certifiée.


JUGEMENT DANS IMM-5672-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Roger R. Lafrenière »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de juillet 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5672-18

 

INTITULÉ :

IVY KAGERE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JUILLET 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Anna Kuranicheva

POUR LA DEMANDERESSE

David Shiroky

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edmonton Community Legal Centre

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.