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Date : 20190715


Dossier : IMM-6141-18

Référence : 2019 CF 941

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

K.M. Sarjil RAHMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, monsieur K.M. Sarjil Rahman, est citoyen du Bangladesh. Il sollicite un contrôle judiciaire de la décision (la décision) d’un agent principal d’immigration (l’agent) de Citoyenneté et Immigration Canada, par laquelle sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a été refusée. La présente demande de contrôle judiciaire est fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande est accueillie.

I.  Contexte

[3]  Le demandeur était un homme d’affaires bien établi au Bangladesh qui travaillait dans une société de transport maritime, propriété de sa famille. En janvier 2016, sa mère, Mme Nilufar Azim, et lui se sont rendus au Canada. Ils ont présenté une demande d’asile au Canada en mars 2016, craignant les menaces d’extrémistes musulmans proférées en raison d’articles publiés par Mme Azim. Ils ont affirmé que les menaces dataient de 2014.

[4]  Par la suite, le demandeur et Mme Azim ont été informés que les conditions s’étaient améliorées au Bangladesh et qu’ils pouvaient retourner au pays en toute sécurité. Le 8 août 2016, ils ont retiré leur demande d’asile et, le 1er septembre 2016, ils sont retournés au Bangladesh.

[5]  Le demandeur soutient que, à leur retour au Bangladesh, ils ont de nouveau reçu des menaces en raison des écrits de sa mère. Dans son affidavit accompagnant son ERAR, le demandeur décrit un incident survenu en novembre 2016, au cours duquel sa voiture a été arrêtée par quatre ou cinq hommes qui ont formulé des commentaires négatifs à propos de sa mère et ont tenté de le faire monter de force dans leur camionnette. Des passants lui sont venus en aide, et il n’a pas signalé l’incident à la police, car, selon lui, la police n’aurait été d’aucune utilité. Il a aussi commencé à recevoir des appels de menace, sans toutefois que rien ne soit exigé de lui, et il n’a pas répondu à ses appels.

[6]  En avril 2017, le demandeur a participé à des rassemblements politiques dans le cadre d’une campagne de sensibilisation contre les groupes fondamentalistes. À la suite d’un rassemblement, il a reçu un appel d’un inconnu qui ne s’est pas identifié; ce dernier disait avoir vu le demandeur au rassemblement et a mentionné [traduction] « quelque chose à propos de circonstances malheureuses ». Le demandeur a aussi décrit un incident survenu en mai 2017, au cours duquel plusieurs hommes ont attaqué sa demeure. Les hommes ont frappé à la porte et ont tenté d’entrer dans le logement. Ils ont exigé du demandeur un paiement de 20 lakhs (environ 30 000 $ CDN) pour le laisser tranquille. Le demandeur a envoyé un garde de sécurité au poste de police, mais cette dernière a refusé d’accepter la plainte.

[7]  Le demandeur est retourné au Canada le 18 mai 2017 et a été détenu à son arrivée. Le 15 juin 2017, une convocation a été remise au demandeur pour qu’il se présente aux fins de son renvoi le 22 juin 2017. Notre Cour a annulé le renvoi du demandeur le 29 juin 2017.

[8]  Le demandeur a présenté sa demande d’ERAR en août 2017.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[9]  La décision est datée du 24 août 2018. L’agent a conclu (1) que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir qu’il est exposé à un risque de préjudice au Bangladesh de la part de musulmans extrémistes et (2) que le demandeur n’a pas réfuté la présomption selon laquelle la protection de l’État lui serait offerte s’il retournait au Bangladesh. Par conséquent, l’agent a conclu que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protégée au sens des  articles 96 et 97, respectivement, de la LIPR.

[10]  L’agent s’est d’abord penché sur la preuve documentaire produite par le demandeur. Comme l’examen de la preuve documentaire par l’agent est essentiel en l’espèce, j’ai énuméré en détail les éléments de preuve dans l’analyse de la présente décision. En résumé, la preuve consistait principalement en des lettres de membres de la famille, d’amis et d’employés, de certains témoins des évènements décrits par le demandeur, d’un juge de la Cour suprême du Bangladesh et du président de l’entreprise familiale, qui est également l’oncle du demandeur. L’agent a décrit les lettres comme suit :

[TRADUCTION]

À l’exception de la lettre du juge de la Cour suprême et de l’oncle du demandeur, qui est aussi président de l’entreprise familiale, les lettres/affidavits portent sur les allégations soulevées dans l’affidavit du demandeur ou sur la situation antérieure de la mère de ce dernier. Dans la lettre de l’oncle (le président), il n’est fait aucune mention des problèmes allégués du demandeur ou de sa mère. L’oncle déclare simplement que le requérant est administrateur de la compagnie et qu’il prendra congé de mai à juin 2017 pour être au Canada et qu’il a une bonne situation financière. La lettre du juge de la Cour suprême parle des antécédents de la mère du demandeur, de la conversion de cette dernière à l’islam et de sa réputation à titre d’écrivaine dans le domaine humanitaire, du droit des femmes et de la conscience sociale, et dont les écrits auraient pu contribuer à faire en sorte qu’elle soit la cible de groupes fondamentalistes.

[11]  L’agent a conclu que les lettres avaient un caractère subjectif et qu’elles avaient été écrites par des personnes qui avaient un intérêt direct à aider le demandeur. Selon l’agent, les lettres avaient une valeur probante minimale; il a d’ailleurs indiqué que les lettres dans lesquelles [traduction] « il est mention des circonstances du demandeur ne semblent être qu’une reproduction de l’affidavit du demandeur. Dans sa lettre, l’oncle ne traite aucunement des allégations soulevées par le demandeur ».

[12]  L’agent a aussi discuté de la note (la note) laissée au demandeur par les hommes qui ont tenté de s’introduire chez lui en mai 2017. L’agent s’est demandé pourquoi la traduction de la note a été produite le 16 août 2017, soit bien après l’arrivée du demandeur au Canada, et il a indiqué ce qui suit : [traduction] «  Le demandeur n’a fourni aucune explication pour justifier pourquoi il a obtenu cette lettre prétendument importante et la traduction environ trois mois seulement après son départ du Bangladesh ». L’agent s’est aussi demandé pourquoi dans la note il était fait mention des dires du demandeur à l’encontre de l’auteur de la note, tandis que rien n’est indiqué à ce sujet dans son propre affidavit.

[13]  L’agent a ensuite examiné huit articles de journaux rédigés par Mme Azim et il a conclu qu’ils étaient tous fondés sur une opinion exprimée de façon subtile et non explicitement politique. L’agent a affirmé que les articles ne renfermaient pas de termes qui pourraient être considérés comme étant susceptibles [traduction] « d’irriter les sensibilités des fondamentalistes musulmans ».

[14]  Enfin, l’agent s’est penché sur la question de la protection de l’État. D’après lui, le Bangladesh est une démocratie constitutionnelle capable de protéger ses citoyens. Les déclarations du demandeur selon lesquelles il n’a pas tenté d’obtenir la protection de la police, car la police n’est pas intervenue quand Mme Azim l’avait contactée auparavant pour recevoir de l’aide, n’étaient pas suffisantes pour réfuter la présomption de protection de l’État (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadenko, 143 DLR (4th) 532, 1996 CanLII 3981 (CAF)).

III.  Questions en litige

[15]  Le demandeur a soulevé deux questions dans le cadre de la présente demande :

1.  L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en écartant les éléments de preuve du demandeur au motif qu’ils étaient intéressés?

2.  L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en formulant des conclusions négatives déguisées sur la crédibilité et en n’accordant pas au demandeur la tenue d’une audience?

[16]  L’évaluation que l’agent a faite de la preuve documentaire du demandeur est une question déterminante en l’espèce. Mon analyse portera sur cette question, et je me pencherai sur la deuxième question soulevée par le demandeur en complément de cette analyse.

IV.  Norme de contrôle applicable

[17]  La norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions d’un agent d’ERAR, à l’exception du contrôle d’une décision axé sur les questions d’équité procédurale (Yang c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 496, au paragraphe 14; Korkmaz c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1124, au paragraphe 9; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385, au paragraphe 10; Aladenika c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 528, au paragraphe 11). Il convient de faire preuve d’une retenue considérable à l’égard des conclusions factuelles et de l’évaluation des risques faite parun agent d’ERAR. La Cour n’interviendra que si la décision est dépourvue de justification, de transparence et d’intelligibilité, et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits de l’espèce et du droit (Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[18]  Le demandeur soutient que l’agent d’ERAR a formulé une conclusion déguisée sur la crédibilité relativement à la preuve qu’il a produite et que l’agent aurait dû tenir une audience, conformément à l’alinéa 113b) de la LIPR et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Les décisions récentes de notre Cour appuient la conclusion selon laquelle la présente affaire soulève une question mixte de fait et de droit et qu’elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, en particulier dans la mesure où la décision relative à l’ERAR était fondée sur une conclusion de crédibilité (Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474, aux paragraphes 6 et 10; Boakye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 831, au paragraphe 16).

V.  Analyse

1.  L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en écartant les éléments de preuve au motif qu’ils étaient intéressés?

Lettres corroborantes et affidavit produit par le demandeur

[19]  Le demandeur a produit les lettres et l’affidavit suivants (les lettres) pour corroborer son exposé circonstancié :

  1. Lettre de Golam Mostafa [voisin du demandeur] : M. Mostafa a été témoin de l’attaque du logement du demandeur par un groupe d’inconnus le 14 mai 2017 et a tenté de les chasser;

  2. Lettre de Yousuf [commerçant du coin] : Yousuf a été témoin le 28 novembre 2016 d’une agression contre le demandeur et sa mère, et il a appelé la police. Comme la police ne s’est pas présentée, Yousuf s’est approché des lieux de l’incident, et les agresseurs se sont enfuis.

  3. Lettre d’Aroma Dutta [amie de la famille du demandeur] : Mme Dutta explique qu’elle connaît le demandeur depuis l’enfance. Elle fait mention des menaces proférées contre le demandeur par des extrémistes islamistes et du manque de soutien des organismes d’application de la loi au Bangladesh.

  4. Lettre du juge Ashish Ranjan Das [ami de Mme Azim] : Le juge Das fait état de renseignements biographiques sur Mme Azim et des écrits de cette dernière sur le droit des femmes, les questions humanitaires et la conscience sociale, ce qui en a fait une cible pour les extrémistes islamistes.

  5. Lettre de Mme Azim : Mme Azim fait mention de ses écrits et des menaces qu’elle a reçues en raison de ceux-ci, de l’incident du 28 novembre 2016, de l’incident du 14 mai 2017, ainsi que du climat général qui règne au Bangladesh.

  6. Lettre de Rajib Howlader [chauffeur du demandeur] : M. Howlader a été témoin de l’incident du 28 novembre 2016, au cours duquel plusieurs hommes armés ont menacé le demandeur et sa mère, puis ont tenté d’amener le demandeur avec eux.

  7. Lettre d’Abdul [domestique du demandeur] : Abdul a été témoin de l’incident du 14 mai 2017, soit l’attaque de la demeure du demandeur. Il a refusé de laisser entrer les attaquants et il a reçu la note glissée sous la porte

  8. Affidavit de Mazharul Haque Khandaker [cousin au deuxième degré et parent du demandeur] : M. Khandaker fait état des renseignements biographiques du demandeur ainsi que des écrits de Mme Azim, des croyances religieuses de celle-ci et des problèmes vécus en raison de ses écrits. Selon lui, le demandeur n’est pas en sécurité au Bangladesh.

Observations des parties

[20]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en concluant que les lettres étaient intéressées et, par conséquent, qu’elles n’étaient pas crédibles. Il fait valoir que l’agent a rejeté la demande d’ERAR au motif que les auteurs de ses lettres avaient un intérêt direct à aider le demandeur, malgré que certaines de ces lettres ait été rédigées par des témoins d’évènements essentiels à sa demande. Le demandeur s’appuie sur des décisions dans lesquelles notre Cour a conclu que les décideurs ont commis une erreur en rejetant des éléments de preuve pour l’unique raison qu’ils étaient produits par des parents et/ou des amis d’un demandeur (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, au paragraphe 44 (décision Magonza); Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, au paragraphe 4).

[21]  Selon le défendeur, l’analyse des lettres par l’agent était raisonnable. Le défendeur soutient que notre Cour a affirmé que l’évaluation du poids de la preuve est un exercice distinct de l’appréciation de la crédibilité et qu’un agent peut estimer qu’un élément de preuve est crédible, mais qu’en fin de compte il est insuffisant (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 26 (Ferguson); A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 953, au paragraphe 21). Le défendeur fait valoir que l’agent a analysé chacun des documents présentés par le demandeur et qu’il leur a accordé une faible valeur probante, car ils ne permettaient pas d’établir que le demandeur était exposé à un risque de préjudice de la part de groupes islamistes au Bangladesh.

Analyse

[22]  Selon moi, l’agent a, de façon déraisonnable, écarté les lettres du demandeur, car elles ont été présentées par des parties intéressées. Les lettres étaient la preuve corroborante principale produite par le demandeur. Le fait que l’agent n’ait pas évalué le contenu des lettres constitue une erreur déterminante susceptible de contrôle. Bien que, d’après le défendeur, l’agent ait procédé à une analyse sur le fond de la preuve du demandeur et qu’il ait conclu qu’elle ne permettait tout simplement pas d’établir le risque auquel le demandeur est exposé au Bangladesh, il n’en est rien. Tout d’abord, l’agent a accordé aux lettres une faible valeur probante en raison de leur provenance :

[TRADUCTION]

Selon moi, tous les documents susmentionnés sont de nature subjective et ils sont rédigés par des personnes connues du demandeur qui auraient un intérêt direct à lui prêter leur concours pour sa demande. Les employés du demandeur, son voisin et le commerçant n’auraient aucune raison d’écrire une lettre, sauf si le demandeur leur demandait de le faire. Par conséquent, ces lettres sont intéressées et ont une faible valeur probante. Les lettres qui font état des circonstances du demandeur ne semblent être que des reproductions de l’affidavit du demandeur, tandis que dans la lettre de l’oncle il n’est fait aucune mention concernant les allégations du demandeur.

[23]  L’agent a ensuite examiné la note et les articles écrits par Mme Azim et a conclu ce qui suit :

[TRADUCTION]

Selon moi, je ne dispose pas d’une preuve objective suffisante me permettant d’établir que le demandeur est exposé à un risque de préjudice au Bangladesh pour les motifs allégués. Bien que je n’aille aucune raison de ne pas croire le demandeur, j’estime que sa preuve est uniquement subjective et ne permet pas d’étayer la demande en l’espèce.

[24]  Ce raisonnement est un exemple d’attitude à l’égard de la preuve que notre Cour a condamnée par le passé : un décideur rejetant une preuve uniquement au motif qu’elle provient de parents ou d’ami, et, en l’espèce, d’employés, du demandeur.

[25]  L’observation du juge Grammond dans la décision Magonza (au paragraphe 44) est fort à propos :

Dans la vaste majorité des cas, les membres de la famille et les amis du demandeur sont les principaux, voire les seuls, témoins directs d’incidents passés de persécution. Si leur preuve est présumée peu fiable dès le départ, de nombreux cas réels de persécution seront difficiles, sinon impossibles, à prouver. Même si les décideurs sont autorisés à prendre en considération l’intérêt personnel quand ils apprécient des déclarations de cette nature, notre Cour a souvent statué que le rejet total de ce type de preuve pour l’unique motif de l’intérêt personnel était une erreur susceptible de contrôle.

[26]  Dans le mémoire produit en l’espèce, le défendeur analyse chaque lettre et explique pourquoi l’agent a conclu avec raison que la preuve avait une faible valeur probante. Cependant, l’agent n’a pas effectué cette analyse dans le cadre de sa décision, se limitant à des énoncés généraux selon lesquels la preuve était « subjective » et « intéressée ».

[27]  Comme l’indiquent le juge Grammond dans la décision Magonza et le juge Zinn dans la décision Ferguson, un agent d’ERAR peut prendre en considération l’intérêt personnel quand il apprécie la preuve documentaire du demandeur. La question de l’intérêt personnel a une incidence sur la crédibilité des déclarations de l’auteur ou du déposant et/ou sur le poids qu’un agent accordera à la preuve. Cependant, il n’est pas suffisant pour un agent de faire mention de l’auteur d’un élément de preuve et de décréter que cet élément de preuve a une faible valeur probante (ou peu de poids), car l’auteur est un parent ou un ami.

[28]  L’intérêt personnel n’est pas une notion binaire. L’importance de l’intérêt personnel ou du biais potentiel d’un auteur pour ce qui est de la crédibilité et du poids accordé à la preuve variera en fonction de considérations comme le rôle joué par l’auteur dans les incidents mentionnés (l’auteur était-il un témoin ou le demandeur a-t-il simplement raconté ce qui s’est passé à l’auteur), la relation de l’auteur et du demandeur (si l’auteur est proche parent, est-il tout de même en mesure de relater les incidents de manière indépendante), le contenu de la déclaration du témoin (s’agit-il simplement d’une reproduction de la preuve du demandeur ou s’agit-il du point de vue de l’auteur et quel est ce point de vue) et toute incohérence entre leurs déclarations et les autres preuves objectives liées à l’affaire.

[29]  Un agent d’ERAR peut, dans un premier temps, apprécier la valeur probante d’un élément de preuve – ce que l’élément de preuve indique et s’il établit ou corrobore le ou les faits importants en cause (Osikoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 720 (au paragraphe 51)) – et conclure que l’élément de preuve n’étaye pas de façon importante la demande du demandeur et a une faible valeur probante. Le cas échéant, il n’est pas nécessaire de prendre en considération l’intérêt personnel ou la crédibilité, et aucune question relative aux conclusions déguisées sur la crédibilité ne sera soulevée concernant l’analyse de l’agent.

[30]  En l’espèce, l’agent n’a pas apprécié le contenu des lettres ni n’a procédé à un examen attentif des différents auteurs. L’analyse de l’agent repose sur la prémisse que les lettres étaient intéressées. Bien que l’agent ait conclu que la preuve au dossier était insuffisante, aucune raison n’a été donnée pour justifier l’insuffisance autre que la provenance des lettres.

[31]  Le demandeur a aussi fait valoir que l’agent n’a pas examiné la note de façon raisonnable, car ce dernier s’est attardé à la date de la traduction et semble avoir confondu la date à laquelle la note a été remise au demandeur au Bangladesh et la date à laquelle elle a été traduite à son arrivée au Canada. Je souscris à l’avis du demandeur. L’examen de la note du demandeur est compromis en raison de cette erreur, ce qui fait en sorte qu’il n’est pas possible d’évaluer si l’agent a bien pris en considération le contenu de celle-ci. Le défendeur soutient que la note était vague et faisait référence à des activités dont le demandeur ne faisait pas mention dans son affidavit. Ces arguments sont valides, mais l’agent a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Je n’accorde aucun poids à cette lettre [la note], car le demandeur prétend que son employé de maison lui a donné la note glissée sous la porte à la date où l’on aurait tenté d’entrer chez lui, soit le 14 mai 2017, selon le demandeur. Bien que la note ne soit pas datée, je constate que la traduction a été achevée le 16 août 2017, après l’arrivée du demandeur au Canada le 18 mai 2017. Le demandeur n’a fourni aucune explication pour justifier pourquoi il a obtenu cette lettre prétendument importante et la traduction environ trois mois seulement après son départ du Bangladesh.

[32]  Selon moi, l’examen de la note par l’agent n’est pas intelligible. On peut expliquer facilement ces dates, pourtant l’agent n’a accordé aucun poids à la note en raison d’une erreur de compréhension.

2.  L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en formulant des conclusions négatives déguisées sur la crédibilité et en n’accordant pas au demandeur la tenue d’une audience?

[33]  Comme il est mentionné précédemment, je ne traiterai que brièvement de cette deuxième question, laquelle porte sur la question des conclusions déguisées sur la crédibilité. À la lumière de l’analyse qui précède, il est évident que l’appréciation de la preuve documentaire du demandeur faite  par l’agent est erronée. L’agent n’a pas examiné le fond de la preuve. Par ailleurs, dans la décision, les autres éléments de preuve et le récit des faits du demandeur n’ont guère été analysés. Bien que l’agent n’ait pas refusé de croire le demandeur, il a conclu que la preuve de ce dernier [traduction] « est uniquement subjective et ne permet pas d’étayer la demande en l’espèce ». Il est difficile de déterminer s’il s’agissait d’une conclusion déguisée sur la crédibilité, d’une conclusion voulant que le contenu de la preuve ne permettait pas d’établir le risque auquel le demandeur était exposé au Bangladesh ou d’un manquement à l’égard de la preuve. L’analyse est dépourvue de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[34]  Lors du nouvel examen du présent dossier, un autre agent d’ERAR devra évaluer de façon substantive l’affidavit et le témoignage du demandeur, ainsi que la preuve documentaire produite à l’appui de la demande d’ERAR. L’agent doit examiner le contenu de la preuve, recenser toute question liée à l’intérêt personnel et à la crédibilité, et déterminer si une audience doit être tenue, conformément à l’alinéa 113b) de la LIPR et à l’article 167 du Règlement.

VI.  Conclusion

[35]  La demande est accueillie.

[36]  Aucune question à certifier n’a été proposée, et aucune ne se pose en l’espèce


JUGEMENT dans le dossier IMM-6141-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de juillet 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6141-18

 

INTITULÉ :

K.M. SARJIL RAHMAN c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JUILLET 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

lE 15 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

pour le demandeur

 

Jocelyn Espejo-Clarke

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazanalaw, avocat

Toronto (Ontario)

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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