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Date : 20190619


Dossier : T‑732‑19

Référence : 2019 CF 831

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 19 juin 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

CADOSTIN, MACKENZY

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Cadostin, a posé sa candidature à un poste auprès du ministère des Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada (RCAAN), qu’il a obtenu. Au terme d’une enquête sur les références professionnelles du demandeur, la Commission de la fonction publique (la Commission) a conclu que ce dernier avait commis une fraude. À titre de mesure corrective, la Commission a ordonné la révocation de sa nomination. Par la présente requête en injonction, M. Cadostin vise à faire annuler la mesure corrective prise contre lui. Après avoir examiné la preuve présentée, je conclus que M. Cadostin ne satisfait pas au critère tripartite requis pour obtenir l’injonction demandée. Par conséquent, la requête est rejetée. Mes motifs suivent.

I. Contexte

[2] En janvier 2017, M. Cadostin a posé sa candidature à un poste auprès de RCAAN en utilisant les mêmes références que celles présentées dans le cadre d’un autre processus de demande d’emploi pour un autre ministère fédéral. Comme la Commission avait déjà commencé une enquête relativement à la première demande d’emploi en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, articles 12 et 13 (la LEFP), elle a lancé une deuxième enquête concernant la nomination de M. Cadostin à RCAAN en vertu de l’article 69 de la LEFP. La première enquête a finalement révélé que M. Cadostin avait commis une fraude et l’enquête liée à RCAAN a abouti à la même conclusion, mais a entraîné la prise d’une mesure corrective plus urgente. Dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, M. Cadostin conteste la deuxième enquête, qui constitue donc la toile de fond de la présente requête.

[3] Dans le cadre du processus de nomination de RCAAN, M. Cadostin devait fournir trois lettres de recommandation, dont une de son superviseur actuel. L’enquête a révélé que M. Cadostin avait présenté quatre lettres de recommandation, dont aucune ne provenait de son superviseur actuel.

[4] La Commission, qui a appuyé les conclusions de l’enquêteur, a conclu que M. Cadostin avait fabriqué les lettres de recommandation, les avait rédigées sur son ordinateur personnel et les avait transmises lui‑même dans des courriels provenant de ses supposés répondants. En outre, l’enquêteur a constaté que les prétendues références affichaient certaines caractéristiques similaires, y compris les adresses de fournisseurs de services de courriel en ligne gratuits, le refus de tous les répondants de parler à l’enquêteur au téléphone et leur défaut de fournir les renseignements demandés, comme leurs coordonnées, leurs rôles, leurs organisations et leurs titres.

[5] L’enquêteur a également conclu que les explications fournies par M. Cadostin concernant les caractéristiques suspectes de ses lettres de recommandation étaient contradictoires, incohérentes et manquaient de crédibilité. Il a jugé que l’absence d’une lettre de recommandation provenant du superviseur actuel de M. Cadostin posait problème et que le témoignage de ce dernier au sujet de son superviseur changeait en cours de route, ce qui a accentué les préoccupations en matière de crédibilité. L’enquêteur a conclu qu’il était évident que M. Cadostin avait délibérément fourni des renseignements trompeurs pour éviter que son superviseur fournisse des commentaires négatifs.

[6] En appliquant le critère juridique, l’enquêteur a adopté la définition de fraude dans un processus de nomination énoncée dans la jurisprudence (Seck c Canada (Procureur général), 2012 CAF 314). L’enquêteur a examiné les observations présentées par M. Cadostin, mais celles-ci ne l’ont pas convaincu en raison des importants éléments de preuve qui pesaient contre lui. Par conséquent, le 16 avril 2019, la Commission a accepté le rapport d’enquête et a ordonné la prise d’une mesure corrective, notamment la révocation de la nomination de M. Cadostin à RCAAN.

II. La question en litige

[7] La seule question que soulève la présente requête est celle de savoir si la Cour doit accorder une injonction interlocutoire pour surseoir à la mesure corrective de la Commission. M. Cadostin demande d’être réintégré dans ses fonctions en attendant l’issue du contrôle judiciaire sous‑jacent. Pour obtenir une injonction, M. Cadostin doit établir : a) qu’il y a une question sérieuse à juger dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente; b) l’existence d’un préjudice irréparable en cas de refus de l’injonction; c) que la prépondérance des inconvénients justifie la prise de la mesure injonctive : RJRMacDonald Inc c Canada (Procureur général) [1994] 1 RCS 311. Comme le critère est conjonctif, il faut satisfaire aux trois éléments pour octroyer le redressement demandé.

III. Analyse

A. Question sérieuse

[8] En ce qui concerne le premier volet du critère de l’arrêt RJRMacDonald, c’est‑à‑dire la question sérieuse, j’ai de la difficulté avec certains des arguments formulés par M. Cadostin, tout particulièrement en raison du fait que M. Cadostin doit prouver cet élément selon une norme élevée. En effet, la mesure injonctive donnerait lieu à un redressement plus avantageux que celui offert dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente : RCAAN serait tenu de réintégrer M. Cadostin dans ses fonctions antérieures, tandis qu’une décision favorable au terme du contrôle judiciaire entraînerait seulement le renvoi de l’affaire à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision (voir Shoan c Canada (Procureur général), 2016 CF 1031, aux paragraphes 22 à 23). De plus, il convient de faire preuve d’une grande retenue à l’égard des décisions rendues par la Commission en vertu de la LEFP en raison de la nature distincte et particulière de ce régime (Dayfallah c Canada (Procureur général), 2018 CF 1120, au paragraphe 35).

[9] Dans la présente requête et dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, M. Cadostin a soulevé de nombreux arguments touchant (i) l’équité procédurale, (ii) des violations de la Charte et (iii) le caractère déraisonnable des conclusions de fait de la Commission.

[10] J’ai décidé de laisser ces arguments de fond à l’appréciation plus complète du juge qui instruira la demande de contrôle judiciaire. À ce moment‑là, M. Cadostin pourra se concentrer sur ces points et sur toute question sérieuse connexe, étant donné que j’estime que la question déterminante aux fins de la présente requête est le fait que M. Cadostin n’a pas satisfait aux deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt RJRMacDonald, comme je vais maintenant l’expliquer.

B. Préjudice irréparable

[11] Le préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue financier et auquel il ne peut être remédié, parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre (RJRMacDonald, à la page 341). Le seuil pour conclure à un préjudice irréparable est élevé. Comme il est résumé dans la décision Montenegro c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 609, au paragraphe 12 :

La Cour d’appel fédérale a déterminé que, pour « établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les éléments de preuve n’ont aucune valeur probante » : Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, paragraphe 31; voir également Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, paragraphes 15 et 16).

[12] Par conséquent, M. Cadostin ne peut satisfaire à cet élément du critère en s’appuyant sur de simples hypothèses, conjectures et affirmations. Il doit plutôt présenter des éléments de preuve suffisamment probants dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé.

[13] La perte d’une charge ou d’un emploi ne constitue pas un préjudice irréparable. Comme l’a dit la juge Mactavish dans la décision Shoan :

[42] Je ne suis pas persuadée non plus que tout préjudice à sa réputation, que M. Shoan pourrait avoir subi, soit « irréparable » au sens de la jurisprudence. Si la demande de contrôle judiciaire de M. Shoan est accueillie, il lui sera alors loisible d’intenter une action en dommages‑intérêts, tant pour la perte de revenu que pour le préjudice qu’il dit avoir subi sur le plan de sa réputation et de ses perspectives de carrière : décision Weatherill c. Canada (Procureur général), [1998] A.C.F. no 58, aux paragraphes 30, 143 F.T.R. 302

[14] De même, en l’espèce, si M. Cadostin obtient gain de cause au fond dans sa demande de contrôle judiciaire, il pourra chercher à recouvrer tout revenu perdu au moyen d’une action en dommages‑intérêts.

[15] M. Cadostin a également allégué que la présente affaire a entaché sa réputation de façon irréparable. Cependant, je conviens avec le défendeur que, en déposant la présente requête en injonction et la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente — dans les deux cas, dans le contexte d’une audience publique — M. Cadostin a lui‑même rendu publiques les enquêtes et les conclusions de la Commission et, par conséquent, tout dommage à la réputation a déjà été causé. En outre, comme dans le cas de la question du revenu, le préjudice à la réputation pourra également faire l’objet d’une indemnisation sous forme de dommages‑intérêts, comme il est mentionné ci‑dessus dans l’extrait de la décision Shoan.

[16] Durant l’instruction de la requête, M. Cadostin a affirmé avoir perdu des amis au travail en plus de subir des conséquences pour sa santé, soit deux préjudices irréparables. Là encore, la détermination du préjudice irréparable est une évaluation factuelle fondée sur des éléments de preuve clairs et non spéculatifs. M. Cadostin n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour étayer l’un ou l’autre de ces motifs.

[17] Enfin, M. Cadostin s’est appuyé sur les décisions Sleep Country Canada Inc c Sears Canada Inc, 2017 CF 148, et Reckitt Benckiser LLC c Jamieson Laboratories Ltd, 2015 CF 215, pour étayer son argument, mais le contexte et les faits de ces deux affaires diffèrent grandement de l’espèce. Par exemple, dans les deux affaires citées, la Cour a conclu qu’il serait « difficile, voire impossible » de quantifier les dommages‑intérêts, raison pour laquelle elle a conclu à un préjudice irréparable (Reckitt, au paragraphe 51, et Sleep Country, au paragraphe 135). Comme nous l’avons déjà expliqué, ce n’est pas le cas en l’espèce. Tout préjudice subi par M. Cadostin est réparable. En outre, M. Codastin n’a pas démontré de préjudice irréparable et ne peut donc pas obtenir une injonction.

[18] Malgré ma conclusion sur le deuxième volet du critère de l’arrêt RJRMacDonald, une brève analyse du troisième et dernier volet du critère des mesures injonctives s’impose.

C. Prépondérance des inconvénients

[19] Le troisième volet du critère de l’arrêt RJRMacDonald porte sur la question de savoir quelle partie subira le plus grand préjudice en cas d’octroi de l’injonction interlocutoire en attendant la décision sur le fond de la demande de contrôle judiciaire. Nous avons déjà établi que tout préjudice causé à M. Cadostin peut faire l’objet d’une indemnisation pécuniaire.

[20] D’autre part, la mesure corrective de la Commission a déjà été prise par RCAAN. L’octroi de l’injonction entraînerait la réintégration de M. Cadostin dans le poste duquel il a été retiré, ce qui entraînerait des difficultés pratiques en plus d’exiger que RCAAN emploie une personne qui, selon la Commission, a commis une fraude dans le cadre du processus de nomination et qui, par conséquent, n’a peut‑être jamais possédé les qualifications nécessaires pour occuper le poste en question. Cela irait à l’encontre de l’intérêt public.

[21] La Commission est chargée de promouvoir et de protéger l’intérêt public et s’est acquittée de ses responsabilités en vertu de sa loi habilitante. La LEFP vise à assurer l’intégrité et des nominations fondées sur le mérite au sein de la fonction publique. Afin de maintenir et de protéger les valeurs fondamentales de la fonction publique — y compris l’engagement de veiller à ce que les nominations au sein de la fonction publique soient fondées sur le mérite —, le législateur a conféré à la Commission le pouvoir de mener des enquêtes et de prendre des mesures correctives en cas de processus de nomination frauduleux (voir les articles 69 à 76 de la LEFP).

[22] Par conséquent, il serait préjudiciable pour l’intérêt public de limiter l’action de la Commission en l’espèce, dans la mesure où cela reviendrait à l’empêcher de s’acquitter de ses obligations juridiques et d’exercer efficacement ses responsabilités en matière d’application de la loi (RJRMacDonald, à la page 346). S’il y a effectivement eu des manquements à l’équité ou d’autres lacunes fatales dans la décision de la Commission, ils seront traités dans le cadre du contrôle judiciaire.

[23] En somme, la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur.

IV. Conclusion

[24] M. Cadostin n’a pas satisfait aux deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt RJRMacDonald, et la mesure injonctive ne peut donc pas être octroyée.


ORDONNANCE dans le dossier T‑732‑19

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La présente requête visant à faire annuler la mesure corrective prise contre M. Cadostin est rejetée.

  2. Des dépens sont accordés au défendeur.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de juin 2019.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑732‑19

 

INTITULÉ :

CADOSTIN, MACKENZY C PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUIN 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Mackenzy Cadostin

 

POUR LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Fraser Harland

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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